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La grande famille

des joueurs amateurs

Trente ans à suivre le tennis, trente ans à entendre que le tennis, c’était mieux avant. Au premier rang des arguments avancés par les nostalgiques, on trouve rarement la vérité (« tout était mieux quand j’étais jeune »), mais l’uniformisation supposée du jeu et des champions : ils jouent tous pareil et ils jouent tous du fond ; plus de prime à l’attaque, plus de service-volée, que de la com’ et des échanges. L’ennui, en somme. 

On ne statuera pas sur ce sujet – il n’empêche pas les plaignants de se lever à deux heures du matin pour regarder l’US Open. En revanche, on peut toujours se consoler en admirant l’immense diversité des joueurs de tennis du dimanche, amateurs éclairés, champions d’arrondissement, apôtres du beau jeu, limeurs, crocodiles, athlètes sur le retour, gros serveurs sans volée, passionnés de doubles fautes et autres équilibristes du revers boisé qui pullulent sur les courts un peu partout dans le monde. 

 

L’AVANT-MATCH
Avant même de taper la balle, on sait à qui on a affaire. On n’entre pas sur le court comme au couvent. Rares sont ceux qui se font petits. Les attitudes ne mentent pas, le matériel non plus. Contrairement au joueur en tongs qui balance tout à l’échauffement pour mieux dissimuler ses forces. 

Le joueur en tongs
C’est un classique des courts. Le joueur en tongs ne porte pas toujours des tongs mais il a des chaussures trop petites, des chaussettes dépareillées, un short pas tout à fait de sport et des raquettes qui ne paient pas de mine. Il offre un Mars, demande s’il peut boire une gorgée d’eau – il a oublié sa bouteille –, propose de jouer avec les balles qu’il conserve dans son sac depuis 5 ou 6 ans : « Pas d’inquiétude, elles sont encore bonnes. » Évidemment, elles ne sont pas bonnes du tout. Les balles changées – mais après l’échauffement – l’arrangeront pour déployer son jeu d’attaque. Mais on s’en rendra compte trop tard, bien après qu’il aura changé de short, de matériel et de chaussures et qu’il aura pris les quatre premiers jeux en six minutes.

Sa phrase : « T’as pas une raquette en rab’ ? »

Comment se rêve-t-il ? En Kyrgios du périphérique. 

Le Federer cinquième série
De pied en cap de Nike vêtu, entre le fan et l’imitateur, le Federer cinquième série arrive avec 17 raquettes cordées à des poids différents, 1 000 euros de vêtements sur lui, une technique racée dès les premiers échanges, un amour pour le paraître qui l’empêche même de transpirer. Le Federer cinquième série impressionne par son assurance. Il est concentré sur son match et préfère s’échauffer tout seul. 19 tours de terrain plus tard, il serait temps de commencer puisqu’on paye à l’heure et alors la baudruche se crève : malgré tout son beau matériel et sa technique au poil, le Federer cinquième série est incapable de mettre une balle dans le court. Il n’a aucun sens du timing. D’ailleurs, il joue en tout et pour tout depuis trois mois. Bien tenté, Baby Fed. 

Sa phrase : « Ah ! T’as un revers à deux mains ? »

Comment se rêve-t-il ? En Federer, évidemment (mais pas en Dimitrov, qu’il prend pour un loser). 

Jean-Christophe Mille-neuf-cent-quatre-vingt-trois
Le tennis, c’était mieux avant. Cette phrase gravée dans sa mémoire et pourquoi pas sur son biceps, Jean-Christophe Mille-neuf-cent-quatre-vingt-trois entend bien prouver qu’elle est vraie. Connors, McEnroe, Borg, Gerulaitis : voilà des noms qui font rêver, pas comme aujourd’hui avec tous ces joueurs aseptisés… Cette entrée en matière faisant office de bonjour, Jean-Christophe fait ses étirements. Bandeau dans les cheveux et polo V Fila, raquette graphite Lacoste (« avec cordage d’époque ») et du service volée en-veux-tu-en-voilà. Chop en revers, chop en coup droit. À l’époque, on savait varier. Dommage que Jean-Christophe, lui, ne sache pas varier du tout. 

Sa phrase : « Ce sac, c’est Ilie Nastase qui me l’a dédicacé ! »

Comment se rêve-t-il ? Seul Santoro trouve grâce à ses yeux, du moins « parmi les nouveaux joueurs ».

LE MATCH
Toutes les informations glanées jusqu’ici n’ont plus aucune valeur. On rebat les cartes aussitôt la tension montée d’un cran, quand on se retrouve seul de son côté du terrain à devoir mettre en œuvre une stratégie avec et contre l’adversaire. Les attitudes aperçues avant le match se fondent dans de nouvelles catégories multifacettes car, après tout, le tennis est un sport qui rend fou et les personnalités se dédoublent. 

Le tricheur
Le tricheur a depuis longtemps compris que la victoire comptait plus que la manière. Le tricheur ne joue pas bien, mais il compte sur la conjonction de sa mauvaise foi et de l’énervement qu’elle suscitera chez l’adversaire pour remporter le match. Sa spécialité : la double faute qui n’en est pas une. Il montrera des marques sur terre battue avant de s’éloigner vers le fond du court pour supposément ramasser des balles – et ainsi éviter d’écouter l’argumentaire de l’adversaire qui réclamait de remettre le point. En revanche, pour chacune de ses attaques litigieuses, le tricheur déploiera des trésors d’inventivité afin qu’on remette deux balles. L’adversaire, épuisé à l’idée de prendre part à une joute stérile, acceptera l’arnaque. Ça y est : il est ferré.

Sa phrase : « Bon, on n’est pas d’accord, on remet deux balles ? »

En qui peut-il se transformer ? Une fois l’adversaire pris dans la tourmente, il n’aura plus qu’à renvoyer sans technique et sans ambition en attendant les fautes (qui ne manqueront pas de pleuvoir). Oui, le tricheur est imbattable. 

À qui nous fait-il penser ? Söderling était de cette trempe. 

L’imbattable sans technique
L’ennemi de tous les ego. Dès les premiers échanges, l’imbattable ne touche pas une bille : technique moyenne, revers chopé qui part à plat, il n’a aucune intention de jeu, tient sa raquette en prise coup droit pour le service et le revers, change pour une prise marteau aussitôt qu’il fait un coup droit. Pas de flexion sur les jambes, pas d’engagement : ce type n’a rien et il n’en a aucunement honte. Tout joueur de tennis le sait et en salive d’avance : il n’en fera qu’une petite bouchée. C’est là que le bât blesse : comme son nom l’indique, l’imbattable est imbattable et votre défaite est assurée.

Car ses balles molles, mal touchées, mal centrées, propulsées par des gestes gauches, ses courses en formes de chutes et ses services tout mous ont un mérite : ils sont toujours dans le court. Et à mesure qu’en face, mieux habitué à faire face à un peu de répondant, un peu de tenue de jeu, on se dérègle et on arrose les bâches, lui n’a rien à dérégler puisqu’il n’a rien tout court. Il faudra pour chaque point trouver des angles étranges, jouer des volées faciles dont on n’a pas l’usage, renvoyer des services qui ressemblent à des amortis et faire des fautes. Des dizaines, des centaines de fautes non provoquées dont l’accumulation finira par nous rendre absolument fous (sans compter sur les stats). Alors c’est l’escalade. On balance un jeu. Puis un deuxième. Puis un troisième. L’imbattable est serein : depuis le début du match, il se savait gagnant.

Jouer contre l’imbattable qui ne touche pas une bille, c’est avant tout jouer contre soi-même. Dès lors, difficile de gagner.

Sa phrase : « Franchement, bien joué, je me voyais pas te battre au début avec toute ta technique… »

En qui peut-il se transformer ? Le match aidant et son emprise mentale devenant absolue, l’imbattable tendra à ne plus se déplacer que pour les points importants. 

À qui nous fait-il penser ? Souvenez-vous de Jiri Novak. 

Le type qui ne bouge pas d’un poil
On a résolu le mystère de l’œuf ou la poule, pas celui de l’homme statique. En Sjeng Shalken des courts annexes, il est tendu comme un arc en chêne. Statique, au milieu du court, son âge moyen et sa technique moyenne le parent d’un engagement moyen dans chaque frappe, moyen au service et moyen du fond de court, positionné généralement au milieu de ce dernier et indéboulonnable de ce point très précis. Jamais il ne courra. L’homme statique demeurera quelque part dans ce segment perdu entre carré de service et ligne de fond et il jouera, doucement, un pied après l’autre, tantôt une volée et tantôt un rebond selon son manque d’envie de se déplacer. Sa force d’adaptation n’a d’égal que son flegme. Il sert et il attend. Il retourne et il attend. Moins de reprise d’appui que de lift sur le revers de Karlovic. Mais comment se fait-il qu’on ne parvienne pas à le breaker ?

Sa phrase : « Tu veux de l’eau, t’as l’air crevé ! Moi ça va, je trouve qu’on force pas ! »

En qui peut-il se transformer ? Au fil du match, il prendra du plaisir à faire des amortis-lobs grossiers mais épuisants et s’imaginera, l’espace d’un instant, être l’artiste sans public. 

À qui nous fait-il penser ? Sjeng Shalken, surtout pour les genoux. 

L’artiste sans public
Revers à une main, fluidité. Technique parfaite et bonne balance. Tout est beau chez l’artiste sans public et, s’il n’a pas de public, c’est qu’il perd tous ses matchs. Biberonné à Sampras, admirateur public de Federer et de Gulbis en privé (sa réputation est en jeu), il range le tennis aux côtés des beaux-arts, Vermeer et Rachmaninov : pour lui la victoire compte moins que de trouver sur ce passing bout de course une trajectoire croisée-courte qui blanchirait la ligne. L’artiste sent bien la balle, raison pour laquelle le jouer est un tel plaisir : c’est juste à côté cette fois. « Dommage », sourit l’adversaire. « Dommage encore ! » : à nouveau juste à côté. Tout est juste à côté. Les jeux défilent. Car sa propension à vouloir trouver le beau coup l’amène à remettre l’adversaire en jeu quand il pourrait tuer le point. C’est que, s’il maîtrise parfaitement la demi-volée amortie, le banana shot et les chops assassins, l’artiste sans public ne sait pas profiter d’une balle courte pour faire un point gagnant. Ce n’est pas très pratique. 

Sa phrase : « Tu te souviens quand j’ai fait la demi-volée amortie au quatrième jeu ? Si elle passait, celle-là, t’étais mort mon gars. »

En qui peut-il se transformer ? Las ! Toute cette technique pour rien ! Les fautes s’accumulant, il y a fort à parier que l’artiste sans public commencera à s’en vouloir et à s’invectiver de ne pas être à la hauteur de ses propres exigences, se changeant dès lors en schizophrène intermittent. 

À qui nous fait-il penser ? Grigor Dimitrov. 

Le schizophrène intermittent
Qui est donc ce « Thierry » que le schizophrène intermittent insulte une faute directe sur deux ? Probablement lui-même. Le monologue intérieur se transforme en dialogue ouvert dès le deuxième point du match. « Allez Thierry. » « Putain Thierry ! » « Bordel Thierry, c’est pas compliqué, joue ! Dans le court, merde, c’est pas compliqué joue simple bordel Thierry ! » L’adversaire, lui, n’existe plus. À présent que le schizophrène est entré dans sa phase d’affrontement intérieur, il revient à celui qui se trouve de l’autre côté du court de finir le match seul. Servir, relancer, attendre la faute et l’invective. Patience infinie, pas besoin de forcer : quel que soit le niveau d’engagement qu’on pourra insuffler au match, le schizophrène intermittent ne reconnaîtra jamais la qualité de l’adversaire. S’il perd, ce n’est que de sa faute.

Sa phrase : « BON THIERRY C’EST PAS COMPLIQUÉ T’ES EN TRAIN DE LE PERDRE TOUT SEUL TON MATCH LÀ MEEEEERDE ! »

En qui peut-il se transformer ? Pour peu que son jeu se règle, le schizophrène retrouvera temporairement son mental avant de retomber dans ses travers. Un éternel recommencement qui rappelle l’homme sans mental. 

À qui nous fait-il penser ? Une pensée pour Benoît Paire.

L’homme sans mental
Bon et beau joueur, l’homme sans mental. Sympas les balles. Agréable l’échange ; une honnête deuxième série admirée de tous à l’entraînement. Mais l’adage est connu : sans mental, pas de victoire. L’homme sans mental se réveille quand le match est perdu. Mené 6/0 4/0, le voilà qui entame une remontée fantastique jusqu’à faire douter l’adversaire. Et comme dans un bon thriller, une fois le match en main (5/3) dans un troisième set survolé (dixit Jean-Paul Loth himself), aussitôt la victoire aperçue et tandis que l’adversaire se mue peu à peu en schizophrène occasionnel, la perspective des réjouissances certaines enraye la machine. Mains moites : la raquette glisse. Double faute, gouttes de sueur. On ne trouve plus les lignes et on nettoie les bâches. Voilà l’homme sans mental qui offre le match à un adversaire tout heureux de voir ses deux personnalités intérieures se réconcilier tout à trac. L’homme sans mental, lui, partira content d’avoir, cette fois, « presque battu ses démons intérieurs ». Jusqu’à la prochaine nuit d’insomnie qui précédera le prochain match dont on connaît l’issue.

Sa phrase : « J’arrête le tennis. »

En qui peut-il se transformer ? C’est en revenant aux bases qu’il réussit son quasi-comeback. Les bases ? Renvoyer, toujours renvoyer et ne plus faire de fautes. Vous avez dit crocodile ?

À qui nous fait-il penser ? Pauline Parmentier. 

On l’appelait « le crocodile »
Désormais, on dit « le limeur », mais le titre sonne trop série estampillée M6 à son goût. Lui continue de dire crocodile, comme on disait de Vilas à l’époque. Ne comptez pas le déborder. Quel que soit son âge et sa condition physique apparente, le crocodile remettra tout. Doué d’une technique acceptable – il sait faire un coup droit et renvoie en revers – le croco (son petit nom) se tient à six mètres de sa ligne et distribue gentiment coup droit, revers, revers, coup droit, défense en cloche, chop infernal. Toute la panoplie de la pénibilité acquise sans même débourser un centime. Car le crocodile a trouvé un sponsor, allez savoir comment. 

Sa phrase : « Ah bah ça fait du bien de se dépenser un peu ! »

En qui peut-il se transformer ? Son jeu ne l’épuise pas. Marathonien, le crocodile restera crocodile jusqu’à ses 110 ans, moment où il deviendra malgré lui un « type qui ne bouge pas ». 

À qui nous fait-il penser ? David Ferrer sans le moindre doute. 

L’APRÈS-MATCH
Le match est fini et la vie normale est appelée à reprendre son cours. Il n’est plus question, désormais, d’affronter ou d’impressionner l’autre. La quille. Quand l’esprit de compet’ devrait laisser place à une saine convivialité autour d’un verre de Pago à la buvette trop chère, on est parfois surpris de comprendre que l’homme de l’autre côté est pire dans la vraie vie qu’il ne l’est sur le court. 

Philippe La Gagne
Quand vient le dernier point du match, la plupart des amateurs se contentent de se rapprocher du filet pour dire un mot sympa à l’adversaire. Philippe La Gagne n’est pas de cette école. Il hurle un Vamoooooos si tonitruant qu’il en fait tomber la balle coincée dans le toit depuis douze ans. Il est comme ça, Philippe. Ne lui reste plus guère qu’à trottiner, léger, à la rencontre du malheureux adversaire, non sans faire un discret signe de croix en direction d’un clan imaginaire. Philippe La Gagne tape dans le dos du battu, feint d’être ennuyé que, au tennis, l’un des joueurs doit perdre. Par contre, on ne boira pas de verre : Philippe a rendez-vous à la Défense dans 20 minutes et il est déjà en costume et enfourche tel Don Diego sa trottinette électrique.

Sa phrase : « Je dirais bien “bien joué”, mais plutôt “mal joué” en l’occurrence, non ? »

Celui qui refait le match
Ah ça, ça s’est joué à rien. À rien. Un cheveu. Une faute par-ci. Une faute par-là. La faute à pas de chance, aussi. Deux, trois points importants. C’est rien, le score, ça reflète rien. Ce coup-ci, c’est tombé de son côté, mais ça aurait pu basculer de l’autre. À quoi ça tient, la vie ? Après tout, 6/2 6/3, la marge était minime. Mais d’ailleurs, l’homme qui refait le match a des conseils à prodiguer. Car depuis l’autre côté du court, il a pu observer, décortiquer, décrypter, avec son âme de coach. Et ce qui t’a manqué à toi, son adversaire, c’est un peu de lucidité dans les moments importants. Il est prêt à te l’expliquer en long, en large et en travers au cours des 60 prochaines heures si tu n’as rien de mieux à faire. 

Sa phrase : « À 5/2, 0/15, tu te souviens ? Tu fais un chop. Pourquoi tu joues pas plutôt long de ligne en force et ensuite tu pivotes sur le revers ? »

Charles Bovary
Le poids du monde sur ses épaules ? « La faute de la fatalité. » Le voilà avec sa jambe trop courte, son jeu pas très en place, son regard Caliméro et les six heures de RER qui lui seront nécessaires pour rentrer chez lui où, soit dit en passant, il y a eu un incendie la semaine dernière. Mais très classe, Charles, très élégant, très fair-play : « Bien joué, tu le mérites, vraiment. » Charles n’aurait-il jamais de mérite ? Comme il l’avoue dans un sanglot, il n’a jamais gagné un match. D’ailleurs, à te repencher sur ce match dont tu ne te souviens déjà plus, tu as oublié l’adversaire, ses forces, ses faiblesses, tout disparaît, tout s’évanouit, plus de prénom, un lieu confus, tu te demandes si c’est un rêve ; à te repencher sur ce match, pointe ce sentiment étrange, regrettable, d’être presque triste d’avoir gagné, de ne pas avoir réussi à offrir à cet homme portant le monde sur ses épaules les deux minutes de bonne humeur auxquelles tout être humain a droit. Une chanson de Reggiani surgit du fond de ta mémoire.
M’enfin, t’es quand même content d’avoir gagné, pas vrai ? 

Sa phrase : « Merci d’avoir accepté de jouer avec moi. C’est pas tous les jours. »

Si Saint-Pete Sampras existe, nous serons tous jugés à l’issue de notre dernier match.

 

Article publié dans COURTS n° 6, automne 2019.