fbpx

La carotte ou le bâton

© Ray Giubilo

Autrefois surnommée (un peu péjorativement) « carotte », un temps réservée aux seuls artistes des courts et considérablement raréfiée à l’embouchure du siècle dernier, l’amortie a eu mille vies avant de finalement, surprise, devenir un coup important sinon majeur du tennis ultra-moderne, spécialement sur terre battue. Mais pourquoi, comment et grâce à qui ?

 

C’est l’histoire du coup le plus paradoxal du tennis. Un coup d’une subtilité exquise mais d’autant plus efficace s’il est placé dans les mains des plus gros bras. Un coup qui nécessite des doigts de fée pour son exécution et des muscles d’acier pour débroussailler préalablement le terrain. Une sorte de crime requérant beaucoup de précision dans le geste et beaucoup de froideur pour n’en laisser aucune trace, sous peine de se retourner violemment contre son auteur. Bref, c’est l’histoire de l’amortie, la « carotte » comme on disait autrefois, à une époque où ce coup – on y reviendra – n’était pas encore pleinement rentré dans les mœurs, même s’il rentrait déjà dans la tête de ses victimes.

Pourquoi parler de l’amortie en 2023, à une époque où l’on ne jure que par le règne de la puissance dévastatrice et de la castagne à tout va ? Eh bien, parce que justement, ce délicieux petit coquelicot aux saveurs multiples s’est étonnamment mis à repousser en masse, ces derniers temps, au beau milieu du champ de mines. Et ce grâce à une armée de planteurs dont l’un des chefs est aujourd’hui assez clairement identifié : il a pour nom Carlos Alcaraz et c’est peut-être le meilleur amortisseur d’entre tous, celui qui, en tout cas, a amorcé une sorte de renouveau dans le tennis moderne, accompagné de son copain Holger Rune qui n’est pas mal non plus dans l’art de déposer une balle le plus délicatement possible et le plus près possible de l’autre côté du filet.

Bien sûr, on aurait pu commencer par citer Hugo Gaston qui est parmi l’élite, hommes et femmes confondus, le joueur qui tente le plus d’amorties au monde. Le statisticien suisse Fabrice Sbarro, qui a bien voulu nous ouvrir sa boîte à data pour le présent sujet, révèle que le Toulousain tente une amortie dans plus de 12 % des points disputés, une proportion bien plus importante encore si l’on se concentre sur ses seuls matchs sur terre battue, surface où l’amortie trouve sa pleine efficacité, pour des raisons tactiques (l’adversaire joue plus loin de sa ligne) mais aussi, disons, géologiques : le grain et le velouté de la brique pilée diminuent non seulement la hauteur du rebond d’une balle coupée – comme doit l’être, avec plus ou moins de violence, une amortie digne de ce nom –, mais tend en plus à accentuer le retour de ladite balle vers le filet. En outre, l’instabilité du sol rend d’autant plus ardue la tâche de l’adversaire pour l’atteindre.

Idéal pour augmenter les (mal)chances du « carotté » de s’emplafonner dedans les quatre fers en l’air, comme l’avait fait le malheureux James Blake lors d’un entraînement à Rome en 2004 avec son compatriote Robby Ginepri, auteur d’un « drop shot » tellement bien exécuté que l’Américain, dans sa course effrénée vers l’avant et sa maîtrise sommaire du déplacement sur ocre, avait bloqué son pied dans la terre avant de chuter lourdement vers l’avant et de heurter de plein fouet le poteau du filet avec la tête. Il s’était rompu le cou au sens littéral du terme, causant une énorme frayeur autour de lui avant d’être évacué à l’hôpital et de finalement devoir s’absenter deux mois du circuit. D’ordinaire, mettre l’adversaire cul par-dessus tête par la grâce d’une carotte bien assaisonnée peut avoir quelque chose, avouons-le, de désopilant, sinon de jouissif. Là, ça aurait pu être dramatique.

Avant, l’amortie était un peu associée aux joueurs de club « moyens » qui ne savaient que couper leur revers et qui, pour déplacer l’adversaire, étaient obligés de faire beaucoup d’amorties. C’est là qu’on entendait parfois râler sur le court : « Oh, lui, il ne me fait que des carottes ! ». 

Georges Deniau

Hugo Gaston, le meilleur des planteurs

Mais revenons à nos carottes, et à nos jardiniers des temps modernes. Hugo Gaston est donc le planteur le plus prolifique, peut-être aussi le plus doué, en tout cas le meilleur exécutant sur un plan purement technique, même s’il doit faire face à une solide concurrence émanant notamment de la « french flair connection » incarnée par Corentin Moutet, Benoît Paire ou Constant Lestienne, trois des mains les plus habiles du circuit. De là à dire que l’amortie est un coup d’inspiration très française, il y a un pas que l’on brûle de franchir, surtout quand on se souvient des Henri Leconte, Fabrice Santoro, Olivier Mutis et consorts. Mais on ne le fera pas néanmoins car tous les joueurs cités sont aussi, indépendamment de leur talent hors normes, des cas bien à part, avec un style de jeu qui n’appartient qu’à eux. Et puis on n’oublie pas, à l’étranger, des caresseurs de balle invétérés comme Alexander Bublik ou Nick Kyrgios, inimitables aussi dans leur genre.

Le cas de Carlos Alcaraz, pour revenir à lui, paraît plus révélateur d’une vraie tendance dans le tennis moderne, qu’il incarne mieux qu’aucun autre et pour cause : c’est lui, semble-t-il, qui l’a initiée. Le site de l’ATP Tour a ainsi récemment publié une étude statistique de l’utilisation de l’amortie par les joueurs professionnels, étude dans laquelle, sans rentrer dans le détail des chiffres, on apprend principalement :

1/ Que Carlos Alcaraz tente plus du triple d’amorties que la moyenne du circuit, avec un taux de réussite lui aussi largement supérieur, notamment sur les points importants, type balles de break.
2/ Qu’il tente environ deux fois plus d’amorties côté coup droit (parfois même directement après son service), alors que ses congénères préfèrent en général le côté revers, particulièrement Novak Djokovic.
3/ Que depuis 2021, soit depuis l’émergence au plus haut niveau du phénomène espagnol, le nombre d’amorties a sensiblement augmenté sur le circuit, notamment le nombre d’amorties de coup droit.

Ainsi, Carlos Alcaraz aurait pris un vrai tournant qu’avait toutefois déjà amorcé avant lui son compatriote Rafael Nadal, seul joueur du top 10 qui, toujours selon cette étude de l’ATP, rivalise avec lui en termes d’efficacité sur les amorties de coup droit (67,7 % de points gagnés par Alcaraz lorsqu’il joue une amortie de coup droit, 65,9 % pour Nadal). Un ratio important, nettement supérieur au ratio de points gagnés en général. Normal quand on sait que « l’amortie est un coup décisif, à tenter uniquement quand on est en position d’attaque et de finir le point », rappelle Fabrice Sbarro. Une évidence ? Pas tant que ça, tant on assiste souvent à des scènes de tentatives désespérées, et pas qu’aux abords des courts amateurs. Ce qui contribue d’ailleurs à donner parfois de l’amortie l’image d’un coup un peu dilettante, mais c’est une autre histoire.

© Ray Giubilo

Alcaraz, une main de fer dans un gant de velours

Quoi qu’il en soit, les deux Espagnols sont l’illustration parfaite de cette main de fer dans un gant de velours dont nous parlions en début d’article, nécessaire pour une efficacité optimale de l’amortie. À l’inverse d’un Hugo Gaston dont le coup nécessite d’être parfait – et il l’est le plus souvent –, eux en ont moins besoin : leur puissance leur permet d’acculer l’adversaire si loin derrière sa ligne de fond qu’à un moment, ils se retrouvent avec un boulevard devant eux. Et une amortie à peine moyenne peut alors suffire à faire la différence. C’est la fameuse technique de la carotte et du bâton. Ou plutôt, du bâton et de la carotte. Une ou plusieurs grosses gifles pour acculer l’adversaire dans les cordes, une caresse pour le finir. Diabolique.

L’ATP publie ainsi, par ailleurs, un graphique révélant qu’au moment où Carlos Alcaraz décide de déclencher son amortie de coup droit, la position moyenne de son adversaire se situe à 14,5 m du filet, soit 2,6 m derrière la ligne de fond. Un positionnement donc très reculé. Le vainqueur de l’US Open 2022 joue le plus souvent son amortie côté opposé, ce qui est de bonne guerre, et n’a alors pas besoin de faire des miracles pour que son adversaire se retrouve avec une distance d’une dizaine de mètres à parcourir en moins de 2 secondes, soit le temps qui s’écoule entre l’exécution de l’amortie et le deuxième rebond, déduit du temps de réaction. Athlétiquement, la performance est accessible à n’importe quel sprinter correct (Usain Bolt parcourait près de 10,5 m par seconde). Mais elle l’est une fois, deux fois, trois fois… Quand il faut le répéter 30 fois par match, ça se complique sérieusement. 

C’est précisément sur ce point que l’amortie est devenue ou plutôt redevenue en vogue sur la scène du tennis moderne : l’accroissement exponentiel de la puissance a fini par contraindre les joueurs à reculer de plus en plus derrière leur ligne de fond, et comme la nature a horreur du vide, elle a favorisé ainsi la réémergence de coups destinés à faire courir l’adversaire vers l’avant, tout en lui sapant le rythme, voire le moral. L’amortie en est l’exemple le plus criant. Mais c’est un peu dans le même ordre d’idée qu’on a assisté à une résurgence du service-volée, voire du service à la cuillère, autrefois utilisé uniquement par désespoir ou pour faire le pitre, désormais aussi à des fins tactiques.

© Ray Giubilo

Dans les années 90, les carottes étaient presque cuites

Comme le service à la cuillère, l’amortie a d’ailleurs elle aussi connu sa phase de désamour. Le mythique entraîneur Georges Deniau (90 ans) se rappelle qu’à ses débuts, dans les années 40, elle n’était pas forcément bien vue sur les terrains. « Disons qu’elle était un peu associée aux joueurs de club “moyens” qui ne savaient que couper leur revers et qui, pour déplacer l’adversaire, étaient obligés de faire beaucoup d’amorties. C’est là qu’on entendait parfois râler sur le court : “Oh, lui, il ne me fait que des carottes ! ” ». L’histoire ne dit pas si l’expression « carotter », qui revêt aujourd’hui une tout autre signification, provient de la même origine. Mais il y a fort à penser que si.

En revanche, autant qu’il s’en souvienne, tous les grands champions que Georges Deniau a connus ou côtoyés à partir des années 50 maniaient tous plus ou moins parfaitement l’amortie. Laquelle est devenue une corde à avoir obligatoirement à son arc avec l’apparition concomitante du revers recouvert (puis franchement lifté), époque à partir de laquelle les meilleurs se sont mis à maîtriser toutes les nuances du revers. Car oui, longtemps tout de même, l’amortie est un coup qui a été associé au revers. Pour la simple raison que de ce côté, elle peut se jouer sans un changement de prise trop marqué, ce qui rend les choses plus faciles pour la masquer, autre impératif à son efficacité. Voire sans changement de prise du tout, à l’instar d’un John McEnroe, grand maître de l’amortie (et plus encore de la volée amortie) à une époque où ce coup vivait peut-être son apogée. Alors que tenter une amortie en coup droit avec des prises ultra-fermées, comme elles l’ont été de plus en plus avec l’arrivée du lift, est aussi délicat que de taper sur un clavier avec un gant de boxe. 

Et puis, au bout d’un moment, l’avènement de la puissance reine a (dans un premier temps) considérablement mis à mal l’amortie. À partir des années 90, marquées par la révolution Agassi (lequel était, cela dit, loin d’être manchot dans l’exercice) et aussi celle des cordages en monofilament, tous les joueurs se sont mis à frapper de plus en plus fort, sans nécessairement jouer de plus en plus loin. Dans ces conditions, tenter une amortie relevait du suicide. La réussir, du miracle.

La raréfaction de l’amortie à cette période de l’histoire n’est donc pas une légende. Comme on voulait le vérifier par les chiffres, on a demandé à Fabrice Sbarro de rouvrir sa base de données pour passer au crible un joueur nous paraissant très représentatif de ces années 90, à savoir un cogneur un peu monolithique du fond de court. Au hasard (qu’il nous pardonne) : Thomas Enqvist. Bingo ! Sur 1821 points analysés par notre expert helvétique, pas une amortie tentée. Nada ! À ce moment-là, il faut bien le dire : les carottes étaient presque cuites…

© Ray Giubilo

Timing is everything

Et puis le jeu a continué d’évoluer, notamment par la grâce d’un homme dont la main d’argent a remis la carotte à toutes les sauces, on veut bien sûr parler de Roger Federer, l’inventeur de l’amortie jet d’eau, cette fameuse pichenette balancée à la verticale pour mieux se planter droit dans le sol, perdant ainsi toute motion horizontale. Désormais, c’est une évidence : l’amortie est à la mode. Il n’y a qu’à voir le nombre de « tutos » que l’on voit refleurir sur l’art et la manière de distiller une amortie bien faite. On retient notamment ce conseil délivré par Fabrice Santoro dans Tennis Magazine : « Il y a deux façons de jouer une amortie : soit en avançant, soit avec des appuis très gainés au niveau de la sangle abdominale, comme un chanteur qui gaine pour poser sa voix. Moi, c’est comme ça que je les jouais, j’avais besoin d’appuis très solides pour être précis. Mais ce qui compte avant tout, c’est de la faire au bon moment, car il y a plein de situations où l’amortie n’est pas adaptée. C’est un coup d’attaque, il faut que l’adversaire soit en train de reculer et quand il est loin sur ses talons, on joue une amortie dans le contre-pied. » Imparable.

Ce qui compte, finalement, est moins l’exécution de l’amortie elle-même que le timing dans lequel elle est jouée. En ce sens, l’amortie ne peut être une stratégie à part entière : elle n’est efficace que si elle surprend l’adversaire et pour surprendre l’adversaire, il faut qu’elle soit associée à d’autres atouts, idéalement la puissance. C’est d’ailleurs peut-être l’une des raisons pour lesquelles on voit encore nettement moins d’amorties chez les filles – ce dont beaucoup s’étonnent : comme la lourdeur de leurs coups est moindre, elles continuent de jouer plus près de leur ligne. Néanmoins, la tendance évolue à la hausse aussi dans le tennis féminin notamment par le biais de joueuses comme Ons Jabeur, des joueuses qui ont une « main », comme on dit, et donc beaucoup d’options dans leur jeu.

Finalement, l’amortie, c’est un peu comme une recette de cuisine : elle peut être l’ingrédient qui va faire toute la saveur du plat mais ne saurait en aucun cas en être l’ingrédient principal. Sans quoi, c’est l’indigestion assurée. Or, convenons-en : il faut avoir de l’estomac pour tenter une amortie, une arme par excellence à double tranchant. Bien faite, elle peut rapporter gros, non seulement le point mais aussi une certaine satisfaction intérieure tout en marquant physiquement et psychologiquement l’adversaire. Mal faite, elle vous renvoie tout penaud à vos 22 mètres et à vos propres manquements, techniques ou tactiques. En somme, avant de planter vos carottes, réfléchissez bien. Et n’oubliez pas d’arroser régulièrement les graines, si possible dans les limites du court. 

 

Article publié dans COURTS n° 14, printemps 2023.