K-Swiss
Les deux pieds dans l’avenir
Par Thomas Gayet
Sur l’image en cinémascope, un tout petit peu de grain pour donner du caractère. Ciel azur au-dessus du tarmac. Contre le fuselage des Boeing 707, on lit « Pan Am », on lit « Braniff ». Dans leurs combinaisons, les filles ont des franges, les garçons les cheveux mi-longs qui retombent sur des costumes droits avec cravates à bout carré ; ceux qui ne portent pas de costume ont le cheveu fou et des tenues colorées venues d’ethnies perdues en Amazonie. Sur KPFA, on écoute California Dreamin’. Bien que chaud, l’air est cool ; on est en 1966 et, à L.A., deux émigrés suisses s’apprêtent à créer les sneakers made for walking qui porteront cette coolitude jusqu’aujourd’hui.
Léman 66
On le sait peu, mais les Suisses ont pris une bonne part dans l’émigration massive des Européens vers les États-Unis à la fin des années 1880. Plus rares étaient les Suisses à courir après l’El Dorado au milieu des années 1960. Art et Ernie Brunner étaient de ceux-là. Jeunes, volontaires, en quête d’ailleurs et de réussite, ils s’installent à Westlake Village, dans le comté de Los Angeles. Westlake, 7000 habitants, accueille régulièrement des tournages (Robin des Bois, Bonnie & Clyde…) sur son bord de mer.
En Californie, on peut, dans la même journée, se baigner dans le Pacifique et skier. Les frères Brunner, eux, rêvent de fonder leur propre marque de chaussures et décident de tirer profit de tout ce que cette géographie a à offrir. Devenus raides dingues de tennis à leur arrivée aux États-Unis, les frères constatent que les baskets destinées aux joueurs sont fabriquées à partir d’un canevas de mauvaise qualité qui met en danger le pied et la cheville lors des déplacements latéraux. En bons Suisses, ils ont une idée : s’inspirer des chaussures de ski en cuir pour créer des tennis plus robustes. D’abord cantonnés à l’importation de chaussures suisses de la marque Künzli (dont l’initiale se retrouve dans le nom de la marque en devenir), Art et Ernie commencent à dessiner leurs propres modèles, à les produire et à les vendre.
Instant Classic
Des chaussures simples, élégantes et adaptées à la petite balle blanche (elle ne deviendra jaune soleil californien qu’en 1978) : la marque K-Swiss est née, agrémentée de son logo rouge et bleu signature qui mélange le drapeau suisse au béton des courts en dur américains. Le premier modèle, la Classic 66, va faire le tour du monde avec ses bandelettes latérales qui lui donnent du style et sécurisent le pied. Un instant classic qui restera le seul et unique modèle de la marque pendant 20 ans et marquera durablement la mode et le monde du tennis.
Car dès les années 1970, K-Swiss devient un acteur incontournable sur et en dehors du court. Au tout début de l’ère Open, à une époque où le sponsoring n’est pas encore monnaie courante dans le tennis, la Classic équipe la plupart des tennismen professionnels. L’essor de la marque coïncide avec celui du tennis qui commence à produire ses premières superstars internationales (Connors, Borg, McEnroe) et à redéfinir, depuis les courts, les contours d’une esthétique propice à la ville : le bandeau, le polo, les K-Swiss s’éloignent du monde sportif pour proposer un nouveau paradigme casual et smart toujours d’actualité aujourd’hui.
True Colors
1986. Cindy Lauper chante True Colors et le monde, doucement bariolé de taches abstraites sur chemises larges, nourrit son goût de la liberté à grand renfort de coupes mulet. À quelques mois de la chute du mur, l’Occident bascule dans une globalisation en forme de lendemains qui chantent. K-Swiss accompagne le mouvement en décidant d’offrir à la Classic une petite sœur, la Gstaad, touches de couleur façon Basquiat et semelle renforcée. Aux frères Brunner succède Steven Nichols, qui rachète la marque et décide de mener une campagne marketing pour toucher une nouvelle cible urbaine et jeune. Les années 1990 marquent l’avènement de la génération MTV, l’essor du hip-hop, le sommet de l’Amérique prescriptrice. En pénétrant cet univers d’avant-garde, K-Swiss montre toute sa capacité d’adaptation. Pas de vrai ou de faux visage, c’est la simplicité de leurs lignes qui font des sneakers des must-wear. Tandis que sur ESPN, Agassi et Sampras jettent les bases d’une rivalité structurante pour la décennie à venir, K-Swiss envahit la planète, se lance à l’assaut de l’Europe, s’acoquine avec le baggy sans jamais quitter les terrains.
Et c’est ainsi que les ambassadeurs de la marque se multiplient de part et d’autre : Ice-T porte des K-Swiss, tout comme les Woodies qui remportent Roland-Garros ; comme un résumé parfait de cette histoire bicéphale, Anna Kournikova, aussi connue pour son tennis que comme people, devient en 2007 l’égérie de la marque. Un pied dans le tennis, un autre dans la vie, la démarche tournée vers le futur.
Diversification
Au milieu des années 2000, K-Swiss décide de diversifier sa production. De nouveaux modèles sont créés et visent d’autres sports que le tennis (le basket, le running, le triathlon, le parkour, etc.), et donc d’autres publics également. Ce faisant, l’entreprise ne renonce pas à son ADN : alors que le tennis devient de plus en plus physique, ouvrant sa préparation physique et mentale vers d’autres disciplines, K-Swiss suit le mouvement. À Londres, les Bryan remportent l’or olympique en K-Swiss ; on peut désormais acheter leurs chaussures dans 80 pays sur 5 continents.
Mais après des années fastes, l’entreprise connaît un ralentissement économique. Rachetée par Elan World Ltd, un acteur coréen, en 2014, K-Swiss mute et change sa communication pour parler aux jeunes entrepreneurs de la « Generation-K », tout en multipliant les collaborations avec des artistes pour réinventer ses modèles iconiques. Le logo change pour s’orienter vers du flat design tout en conservant ses marqueurs traditionnels. En 4 ans, K-Swiss se remet d’aplomb et passe ensuite sous pavillon chinois, en étant rachetée par Xtep International Holdings Limited. La marque s’adjoint les services d’une ambassadrice de prestige, Venus Williams, tout en fabriquant des séries limitées tirées de franchises à succès (Angry Birds, Breaking Bad ou encore Harry Potter). Et sur les courts que Venus ne foule plus que rarement, Fabio Fognini, Lauren Davis, Taylor Townsend et Cameron Norrie se chargent de faire vivre la tradition tennis.
Ce redémarrage américain s’accompagne d’une stratégie de réimplantation européenne. En 2022, K-Swiss ouvre un siège social à Lyon avec l’idée de peser sur le marché français. Une ambition que deux nouveaux modèles devraient porter dans les prochaines années.
Le style ne s’invente pas
Quand on a près de 60 ans, on a suffisamment roulé sa bosse pour s’être fait, de la beauté et de l’élégance, une certaine idée. Pour sa cinquante-huitième année, K-Swiss a donc misé sur la simplicité pour séduire et se réinventer. Avec la Match Pro et la Slammklub, la marque célèbre son héritage tennis et s’inscrit dans la lignée de ses tous premiers modèles tout en en proposant des relectures modernes qui parleront aux amateurs de sneakers lifestyle.
Avec sa structure épaisse, la Match Pro fait immédiatement écho à la Gstaad de 1986, une Gstaad dont on réinventerait la sobriété via des aplats colorés discrets. La Slammklub, très épurée, a l’air de pouvoir se marier avec n’importe quel chino ou n’importe quel costume en lin ; toujours est-il qu’elle nous donne immédiatement l’impression de faire partie du club.
Quel club ? Celui de l’élégance, pardi. En fai- sant le choix de s’appuyer sur son histoire sans donner dans la surenchère de références, K-Swiss réussit à naviguer dans les eaux troubles de notre temps où, par la magie du numérique, toutes les époques post-caméscopes cohabitent et s’entremêlent. Il devient dès lors si simple de tout estampiller « vintage » pour feindre l’authenticité que la vraie authenticité n’a de refuge que dans l’histoire. En ce sens, K-Swiss demeure indissociable du sport que la marque a contribué à révolutionner : tous deux gardent les pieds ancrés dans une tradition qui n’a rien de rétrograde, tous deux célèbrent un héritage sans tomber dans le passéisme. Il s’agit de penser l’avenir à l’aune de ce que l’on connaît déjà. Et de marcher, serein, vers ce futur que l’on devine. Les pieds calés dans ses K-Swiss.
Article publié dans COURTS n° 15, automne 2023.