Je speak tennis :
histoire d’un métissage linguistique séculaire
Par Valerio Emanuele
Quelle est l’origine des mots que nous employons au quotidien dans le lexique tennistique ? D’où viennent les mots revers, coup droit et service ? Le mot raquette viendrait-il de l’arabe ? Avez-vous jamais rencontré un tennisseur de renom ou effectué un tir passant ? Les mots ace et court plongent-ils leurs origines dans l’ancien français ? Voyage autour des mots du tennis.
En guise d’introduction, un bref rappel sur le caractère universel des langues… et des terminologies
Les langues, multitude de codes distincts et perpétuellement changeants, existent pour exprimer nos désirs et nos sentiments, pour faire connaître nos besoins, pour véhiculer notre pensée et diffuser notre savoir, mais surtout pour nous mettre en relation. En effet, les langues nous relient indissolublement les uns aux autres, spontanément, naturellement, en dépit de toutes lisières séparant artificiellement des portions de territoire que nous appelons « nations ». On se croit exclusivement Espagnols, Italiens, Arabes, Anglais, Belges, Français, etc., alors que nous sommes tous issus d’un métissage culturel. Les langues, par le biais des mots, nous le rappellent constamment, en gardant les traces des différentes communautés qui les ont façonnées au cours des siècles.
Prenons, par exemple, notre langue française, à la base de laquelle il y a non seulement une pléthore de mots latins (dieu, miel, route), héritage de l’Empire romain, mais aussi une toute petite quantité de mots gaulois (chêne, ruche), légués par les Celtes, et un millier de mots germaniques (hanche, jardin), que l’on doit aux populations « barbares » installées dans l’Hexagone avant la christianisation mise en œuvre par les Romains. À cette triade linguistique originaire – en elle-même suffisante pour montrer que l’on ne peut pas arrêter un mot à la douane ! –, il faut ajouter les langues d’emprunt, qui ont enrichi progressivement la langue de Molière : il s’agit, chronologiquement, du norrois des Vikings (carlingue), de l’italien (balcon), de l’arabe (algèbre) et, bien évidemment, de l’anglais (pudding, week-end). Dans ce contexte, qu’en est-il du lexique du sport ? Il faut savoir que les technolectes – terme par lequel les linguistes désignent des ensembles langagiers spécifiques, propres à des techniques particulières –, dits également « terminologies » ou encore « langues de spécialité », tout en ayant un champ d’application moins étendu, présentent la même richesse étymologique que la langue standard. Le cas de la terminologie tennistique est emblématique : à côté des mots d’origine latine, nous retrouvons des vocables issus de l’ancien français et du grec, ainsi que des emprunts à l’arabe, à l’italien et surtout à l’anglais. Sans compter les mots que la langue française a exportés outre-Manche grâce au succès que son ancêtre illustre, le jeu de paume, rencontrait auprès des cours royales au Moyen Âge…
La terminologie du tennis : une grande variété de sources étymologiques
Étant donné que la langue standard fournit la plupart des mots composant le lexique de base du tennis, il n’est pas surprenant de constater l’influence prépondérante du grec – qui a fourni, entre autres, des mots multisports comme stratégie, technique, tactique et trophée – et du latin. L’hégémonie de la langue latine concerne aussi bien les termes omnisports (adversaire, champion, compétition, égalité, faute, jeu, ligne, palmarès, qualification, surface, victoire), que les mots ayant acquis une signification spécifique dans la pratique du tennis, tels que service, volée, coup droit et revers. Si la volée – mot issu du latin volare, qui signifie voler – doit son appellation au simple caractère aérien de son exécution, les termes revers, coup droit et service cachent des histoires surprenantes, qui plongent leur origine dans le jeu de paume. Ce sport, né à la fin du XIIIe siècle et pratiqué initialement à main nue, puis avec des gants, des battoirs en bois et, à partir du XVIe siècle, avec des raquettes, présentait des frappes similaires, au moins dans l’exécution gestuelle de base, à celles que l’on observe dans le tennis actuel. Ainsi, le revers – mot issu du latin reversus, qui signifie « retourné » – doit sa dénomination aux caractéristiques anatomiques de la main, unique outil de propulsion de la balle (nommée esteuf) au jeu de paume avant l’introduction des raquettes pendant la Renaissance. De ce fait, les joueurs droitiers recevant une balle sur le côté gauche de leur corps pouvaient projeter celle-ci avec la paume de la main gauche ou la renvoyer en utilisant le « revers » de la main droite, soit le côté opposé à la paume. Pour cette raison, le revers s’appelait autrefois « coup d’arrière-main », expression qui a survécu en anglais, où le revers est nommé backhand.
Quant au coup droit – du latin populaire colpus, « soufflet, coup de poing » et directus, « qui est en ligne droite, à angle droit » – à l’origine du jeu de paume, il était dénommé « coup d’avant-main », car, par opposition au coup d’arrière-main, il était effectué en présentant la paume de la main face à balle. Encore une fois, les Anglais ont maintenu cette expression, traduite par le terme forehand. Mais pourquoi, dans les pays francophones, parlons-nous de « coup droit » ? La réponse vient de la configuration des anciennes raquettes. Au jeu de paume, celles-ci avaient deux faces distinctes : l’une était utilisée pour frapper la balle en revers – c’était le côté « des nœuds » car il présentait les entrelacements du cordage nécessaires pour fixer celui-ci au cadre –, alors que l’autre servait pour effectuer le coup droit et était nommée côté « des droits », car dépourvue des aspérités qui caractérisaient la face opposée. Les joueurs ne pouvaient pas choisir indifféremment l’une ou l’autre de ces deux faces, comme le fait remarquer Jacques Lacombe dans son Dictionnaire des jeux (1792) : « Pour les coups d’avant-main, on emploie le côté des droits de la raquette, et pour ceux d’arrière-main, le côté des nœuds. » En définitive, au jeu de paume, un coup droit est un coup effectué toujours avec le même côté de la raquette, celui dit « des droits » !
En ce qui concerne l’origine du mot « service » (du latin servitium, de servire, être esclave), elle s’expliquerait par le fait que, au jeu de la paume, l’esteuf, souvent de grande dimension et peu maniable, était mis en jeu par un serviteur afin de faciliter le début de l’échange. Curieusement, l’invention de la seconde balle de service est liée à une maladresse… royale ! L’origine de cette règle remonte au XVIe siècle, époque pendant laquelle le roi Henri VIII d’Angleterre aimait se délecter du jeu de paume. Le roi étant corpulent et peu à l’aise lors de la mise en jeu, il avait alors décrété que, pour engager sa partie, deux essais lui conviendraient mieux. Cette exception royale est ensuite devenue une règle, dont l’application a été maintenue dans le tennis moderne jusqu’à nos jours.
Les langues vivantes et l’ancien français
L’apport des langues vivantes, tout en étant moins substantiel par rapport aux deux langues véhiculaires du passé (à l’exception de l’anglais, dont il sera question dans ce qui suit), n’est pas négligeable. Ainsi, l’italien a prêté, outre attaquer, et finale, le mot balle – de l’italien du Nord balla –, apparu au XVIe siècle. Quant à l’autre support essentiel de la performance tennistique, la raquette, sa dénomination trouverait son origine dans la langue arabe. Plus précisément, ce mot, apparu à la fin du XVe siècle, provient très probablement de l’arabe rahat, qui signifie « paume de la main » et a vu le jour grâce à la médiation du latin médiéval dans l’expression rasceta manus, qui indique le carpe de la main.
L’ancien français, pour sa part, a fourni, entre autres, exploit, forfait, niveau et court. Ce dernier mot – appellation de notre belle revue – désigne à l’origine un terrain spécialement aménagé pour la pratique du jeu de paume. Tout en étant un emprunt à la langue anglaise en 1887, court dérive en ligne directe de l’ancien français cort (apparu en 1155), mot qui désigne la cour, la résidence royale. Ce qui n’est pas surprenant, étant donné que le jeu de paume était l’activité favorite de la noblesse et que nombre de souverains français, tels que François Ier, Charles IX et Henri IV, le pratiquaient assidûment. Le lien historique avec la cour royale explique pourquoi le mot court est employé uniquement dans les sports de raquette dérivés du jeu de paume : on dit « un court de tennis », « un court de squash », « un court de padel », mais on ne dit pas « un court de football » ou « un court de basket » ! Il faudra alors employer le mot terrain, qui dans le lexique du tennis est interchangeable avec court, ces deux termes entretenant une relation synonymique. L’histoire du mot court n’est pas isolée dans le panorama du lexique du tennis. Bien des mots, en effet, ont effectué des allers-retours surprenants entre la France et la Grande-Bretagne. L’examen des anglicismes, foisonnants dans la terminologie du tennis, nous permettra de découvrir en détail leurs parcours.
Les emprunts à l’anglais : une pénétration linguistique impressionnante
Comme les autres sports originaires d’outre-Manche à la fin du XIXe siècle, le tennis arrive en France avec un contingent imposant de termes provenant de l’anglais britannique, selon un phénomène d’emprunt massif : break, let, lift, lob, match, out, smash, slice, pour n’en citer que quelques-uns.
Si certains termes adoptés dans la seconde moitié du XXe siècle sont encore perçus comme appartenant à un système linguistique différent (quick, tie-break), l’altérité originaire des vocables naturalisés il y a plus d’un siècle n’est quasiment plus discernable dans la conscience linguistique des locuteurs (match, lift). L’usage, suprême législateur, a enraciné leur présence au sein des pratiques langagières, d’où la difficulté de traduire a posteriori ces mots, surtout dans le cas des anglicismes qui se sont en effet lexicalisés en engendrant des dérivés (smash-smasher-smasheur, lob-lober, lift-lifter-lifteur, slice-slicer, break-breaker). Il semblerait que le pouvoir exorbitant de la terminologie anglo-saxonne soit atténué au Canada francophone, les Québécois étant plus soucieux d’endiguer l’influence linguistique de leur encombrant « voisin du Sud » par l’emploi systématique de certains termes français recommandés dans l’Hexagone mais, de facto, non utilisés. Ainsi en est-il de bris/brèche, balle de bris, brèche de service, bris d’égalité et ainsi de suite, forgés comme alternative au terme anglais break et à ses dérivés, très usités en France.
Les faux anglicismes et les mots oubliés ou méconnus
Parfois, il faut se méfier des apparences ! Tennisman et tenniswoman, employés couramment en langue française pour désigner un joueur ou une joueuse de tennis, sont en effet des faux anglicismes, forgés en 1903 sous l’influence de l’anglomanie en vogue auparavant.
Ces deux substantifs, qui en langue anglaise se traduisent par l’expression tennis player, auraient pu être remplacés par un équivalent bien français, mais qui est tombé dans l’oubli. Il s’agit de tennisseur, forgé en 1919 et enregistré dans le Journal officiel en 1990.
L’expression tir passant, apparue au cours de la même année afin de traduire l’anglicisme passing-shot, a connu le même destin que tennisseur, le grand public ne l’ayant jamais adoptée. Il en est de même pour as, destiné à traduire ace, forgé en 2000 et méconnu par les passionnés de la petite balle jaune.
Contrairement à jeu décisif, apparu également au début du nouveau millénaire. En effet, dans la terminologie française officielle du tennis, jeu décisif a bel et bien remplacé l’anglicisme tie-break, quoique celui-ci demeure très usité dans la communication informelle.
Les allers-retours de mots entre la France et l’Angleterre
Le voyage interculturel des mots tennistiques n’est pas unilatéral. En effet, en plus de court, que l’on a déjà évoqué, certains substantifs provenant de l’ancien français, tels que ace, deuce, love ou tennis, par le biais du jeu de paume, ont parcouru le chemin à l’inverse, se déplaçant, d’abord, de l’Hexagone vers la Grande-Bretagne, pour retourner enfin au sein de la langue française, riche en unités lexicales ayant effectué des pérégrinations décidemment inattendues. Les linguistes parlent, à ce propos, de « réemprunt ». Le mot sport synthétise parfaitement cette tendance : quoiqu’il acquière son sens moderne en Grande-Bretagne, au XIXe siècle, il s’agit d’un vocable issu de l’ancien français. Le mot anglais, en effet, est une troncation de disport, apparu au XIVe siècle, qui signifie « passe-temps, récréation, divertissement ».
Il en est de même pour le mot tennis, issu de l’ancien français tenez, impératif du verbe tenir. Au jeu de paume, en effet, avant de mettre la balle en jeu, le serveur annonçait : « tenez ! » (en prononçant le z final) afin de s’assurer que son adversaire soit prêt à retourner la balle. Après de nombreuses modifications orthographiques et phonétiques (tenetz, teneys, tenys), les Anglais nous ont rendu l’injonction tenez !, qu’ils avaient adoptée durant le XIVe siècle, sous la forme actuelle tennis.
Quant à ace, ce mot pourrait également venir de l’ancien français, où ais signifie « planche de bois ». La filiation de ce mot serait donc à rechercher dans le jeu de la courte paume, où les joueurs peuvent faire rebondir la balle sur les murs et les toits du court. Ainsi, un « coup d’ais » désigne l’impact d’une balle envoyée à la volée dans un ais maçonné du mur situé du côté du serveur. Il s’agit d’un coup d’exception, difficile à exécuter, qui pourrait avoir inspiré, dans le tennis moderne, la dénomination du service gagnant non touché par le relanceur.
En ce qui concerne deuce, mot que les Anglais utilisent pour désigner une égalité de points à 40, il plonge ses origines dans l’ancien français deus (deux), employé au jeu de paume dans l’expression « à deux », qui désignait une égalité à 45 au cours d’un jeu ou une égalité de cinq ou sept jeux au cours d’une manche. On disait alors que les joueurs étaient « à deux » points de la victoire d’un jeu ou « à deux » jeux de la victoire d’une manche.
Enfin, un autre mot que la langue de Molière pourrait avoir prêté à la langue anglaise est love, terme employé en anglais dans le décompte des points dans un jeu pour indiquer la marque zéro. Son origine demeure mystérieuse, mais d’après une hypothèse fascinante, ce mot pourrait être issu de l’expression l’œuf, utilisée au jeu de paume au XIIIe siècle dans le décompte des points afin de remplacer la marque zéro. Ainsi, les joueurs de paume, en associant la rondeur d’un œuf à la forme du chiffre zéro, annonçaient, au lieu de « quinze-zéro », « quinze-l’œuf », qui deviendrait « fifteen-love » en Angleterre.
Ce parcours autour de la terminologie du tennis montre non seulement la richesse impressionnante de ses sources étymologiques, mais aussi, sur une échelle plus grande, les pouvoirs extraordinaires des mots. De simples séquences de sons capables d’abattre toute frontière établie artificiellement par les hommes. Inexorablement, progressivement, constamment, les mots élargissent les confins de notre identité, en réalisant des amalgames surprenants entre les langues. Leur trajet évoque celui d’une petite balle jaune indomptable, souhaitant éviter à tout prix les mailles du filet, libre de rebondir d’un camp à l’autre, dans un échange sportif, linguistique et culturel sans fin.
Article publié dans COURTS n° 7, printemps 2020.
Valerio Emanuele est professeur de tennis diplômé d’État, docteur en sciences du langage et chercheur associé au sein du laboratoire Lexiques, Textes, Discours, Dictionnaires (LT2D) de l’université de Cergy-Pontoise. Il est l’auteur du Dictionnaire du tennis, paru en 2019 aux éditions Honoré Champion. Ses recherches portent sur le lexique sportif et le paratexte des dictionnaires bilingues.