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Into the flow

© Marine Delvoye

« Comme absenté de lui-même, plongé dans un état second qui conférait à son mince visage constellé de taches de rousseur une expression de Pierrot lunaire, il enchaînait les coups les plus ahurissants avec une sorte de prescience miraculeuse. On eût dit un somnambule inspiré. Ceux qui avaient affaire à lui dans ces circonstances apprenaient à leurs dépens que, dès l’instant où il avait franchi le seuil de cette concentration transcendante, il était devenu invincible. »

Denis Grozdanovitch, à propos de Rod Laver cité dans De l’art de prendre la balle au bond, Éditions Jean-Claude Lattès, 2007

 

Quel joueur n’a pas connu un jour, une heure ou l’espace de quelques instants, ce que l’on appelle le fameux « état de grâce » ? Familier des sportifs, mais aussi des artistes ou de quiconque se trouve plongé dans le flow  : ce sentiment de plénitude dans lequel l’ego se dilate à la faveur du geste parfait.

Sur les courts, les indices sont nombreux : tout nous réussit, chaque coup trouve sa trajectoire optimale, sa bonne longueur, le tout avec une prise de risque maximale. Tous nos sens nous guident vers le meilleur choix, dans une lucidité absolue de ce qui se passe sur le terrain. Tout est clair, fluide, limpide et semble aller de soi. Détaché du regard des autres et de leurs attentes et pleinement plongé dans l’instant présent, on lâche même prise par rapport à nos habituelles inhibitions. On ressent une forme de transcendance, ne faisant qu’un avec notre environnement direct, c’est-à-dire le terrain, la balle, le jeu, notre technique et notre jeu tactique.

D’un joueur expérimentant cet état, on dira « qu’il touche le ciel du bout des doigts », « qu’il réussit tout ce qu’il touche ». C’est dire à quel point cet état de grâce, cet étrange flow, nous dépasse : le joueur, transcendé, n’est plus dans la conscience de lui-même, il est en harmonie avec ce qui l’entoure. Qui ne désire pas vivre cet état, qu’il l’ait ressenti un jour lui-même ou qu’il en ait été le témoin ? Car cet instant s’apparente à un moment d’une telle fluidité que le joueur se rapproche d’une forme de perfection. Qui d’entre nous n’a pas, un jour ou l’autre, expérimenté lors d’un match à notre avantage ou à nos dépens ?

Les champions le savent bien et ne s’en inquiètent pas vraiment lorsqu’ils voient leur adversaire survoler le match : ils savent que cet état est éphémère et restent concentrés afin de pouvoir rebondir immédiatement, dès lors que leur adversaire redescend de son nuage. Pour peu que le joueur prenne conscience de ce qu’il est en train d’accomplir, pour peu que le mental reprenne le dessus (avec ses projections en cas de victoire ou de défaite), l’enchantement disparaît pour laisser place à un combat égal entre les deux joueurs.

Quiconque expérimente cet état voit son estime de soi renforcée par l’expérience. Le joueur est conscient de ce qu’il a accompli et il en tire une réelle fierté. Il vit sur le terrain ce que tout un chacun souhaite éprouver dans sa vie de tous les jours : l’harmonie, le lâcher-prise, la joie, une intense présence, l’unité, l’absence de jugement, la fluidité.

Mais alors qu’est-ce donc que ce flow, cet état de grâce auquel tout le monde aspire tant ?

Certains le décrivent en termes de concentration parfaite, d’autres en termes de parfait « lâcher-prise », d’autres encore de simple absence de bruit mental, d’émotions, d’attentes. Il a en fait été conceptualisé à partir des années 1970 par Mihaly Csikszentmihalyi, un psychologue hongrois fasciné par ces moments décrits par les gens comme les plus aboutis de leur vie. Selon lui1, le flow est une immersion totale qui s’apparente à l’expérience la plus intense offerte à l’être humain. Les émotions y sont pleinement mises au service de la performance et de l’apprentissage. Ces émotions ne sont pas seulement contenues et canalisées, mais coordonnées avec la tâche que l’individu est occupé à accomplir. C’est un sentiment de joie spontanée, proche d’une certaine idée de l’extase que l’on ressent durant l’accomplissement d’une activité.

© Robert Deutsch/USA Today

Ces sensations sont bel et bien réelles, c’est un fait. Que cela soit sur le court ou en dehors. Un commercial peut un jour comprendre et anticiper les besoins de ses clients, avoir « la science infuse » comme on dit, et exploser son record de ventes. Tout comme le lendemain, il passera complètement à côté de ses rendez-vous et ne vendra rien du tout. Pourquoi est-il si subtil un lundi et si gauche le mardi ? Qu’est-ce qui fait qu’un matin, on se sent prêt à tout affronter, tout surmonter dans la joie et la bonne humeur, et que le lendemain tout nous semble pénible alors qu’une belle journée s’annonçait pourtant ?

Il y a donc une part de travail : sur soi, sur l’amélioration de ses compétences, mais également une dimension inconnue, inconsciente, celle qui nous échappe. Tantôt on se sent en combat avec soi-même et avec la vie, tantôt ce sont des instants de grâce où l’on se sent béni des dieux sans trop savoir pourquoi. 

Cela révèle aussi l’importance de ne pas prendre ces instants précieux pour acquis ou de les exiger de soi-même à chaque fois. Il faut au contraire être reconnaissant d’expérimenter cet état et continuer à tendre vers de plus en plus d’harmonie dans sa vie pour que ces moments de grâce puissent survenir le plus souvent possible. 

Cet objectif – ce Graal – est donc à la fois souhaitable et à rechercher avec prudence. En effet, à force de convoiter cette perfection, il se peut qu’on devienne intransigeant vis-à-vis de soi-même et qu’on ne soit plus à même de réagir sereinement devant un jeu moyen, voire mauvais. Le danger sera de se mettre davantage de pression et de se placer d’avance en échec, en danger émotionnel et mental. Ne dit-on d’ailleurs pas que « le mieux est l’ennemi du bien » ? Trop désirer cet état est donc le meilleur moyen de passer à côté !

Comment faire alors pour aller chercher le meilleur de soi tout en respectant nos imperfections ? Le succès ne vient-il pas plutôt du lâcher-prise ? Il y a ce que nous pouvons contrôler : bien se préparer ; bien se concentrer ; rester serein et positif ; donner le meilleur de soi en fonction de la forme du jour ; accepter ce qui est au moment où cela est. Et puis il y a ce « cadeau » que je peux recevoir : celui d’être inspiré et en parfaite harmonie avec le moment présent.

Il est en effet possible de s’éduquer soi-même et de constituer une base solide qui permettrait que ces instants rares de flow ne soient plutôt  le fruit du pur hasard, mais plus celui d’un mode de vie, d’un degré d’équilibre personnel et de joie retrouvée intégrés pleinement dans le quotidien. 

Au-delà de la capacité à dompter son mental et à gérer ses émotions, la confiance en soi et l’estime de soi seront également déterminantes. Et c’est aussi sur quoi il faut travailler. Car seul un esprit calme, serein, en paix parvient à se surpasser à ce point. Il faut être disponible pour communiquer avec son  higher self , pour être inspiré, pour se surpasser. 

Voici une anecdote de sagesse Zen qui illustre bien qu’il s’agit avant tout de se mettre en position d’accueillir le flow :

« Nan-in, un maître japonais du XIXe siècle, reçut un jour la visite d’un professeur d’université américaine qui désirait s’informer à propos du Zen. Pendant que Nan-In silencieusement préparait du thé, le professeur étalait à loisir ses propres vues philosophiques. Lorsque le thé fut prêt, Nan-In se mit à verser le breuvage brûlant dans la tasse du visiteur, tout doucement. L’homme parlait toujours. Et Nan-In continua de verser le thé jusqu’à ce que la tasse déborde. Alarmé à la vue du thé qui se répandait sur la table, ruinant la cérémonie du thé, le professeur s’exclama : « Mais la tasse est pleine ! … Elle n’en contiendra pas plus ! » Tranquillement, Nan-In répondit : « Vous êtes comme cette tasse, déjà plein de vos propres opinions et spéculations. Comment pourrais-je vous parler du Zen, si vous ne commencez pas par vous vider ? »

Lorsqu’un joueur parvient à « vider sa tasse » au moment de monter sur le court, ses capacités peuvent s’exprimer davantage. Il n’est pas limité par son mental ou par ses peurs. Il est disponible à ce qui se joue dans l’instant présent.

© International Tennis Hall of Fame

Voici quelques clés pratiques et concrètes pour être prêt à accueillir le flow :

Lâchez prise par rapport à vos attentes, par rapport aux résultats, faites de votre mieux. Eckhart Tolle préconise à cet égard : « Ne vous préoccupez pas des résultats de vos actions, accordez simplement votre attention à l’action elle-même. Le résultat arrivera de lui-même. Ceci est un exercice spirituel puissant. »2

Jouez pour vous-même plutôt que pour les autres. En étant serein, libéré de la pression du regard ou des attentes des autres, ou même de vos propres attentes, vous jouerez libéré. En y mettant du cœur plutôt que des peurs, vous serez relâché et vous obtiendrez de meilleurs résultats. Franklin D. Roosevelt a dit : « La seule chose que nous ayons à craindre est la crainte elle-même. » Soyez concentré et prenez plaisir à faire ce que vous êtes en train de faire.

Préparez-vous correctement. Ayez un objectif d’entraînement précis et travaillez en ce sens. Identifier les étapes permettant d’atteindre votre objectif. Créez des automatismes, travaillez vos repères, de sorte que vous puissiez lâcher le mental au moment opportun et laissez votre instinct, votre corps s’exprimer.

Restez le plus concentré possible et restez positif autant que faire se peut. Quand vous traversez un passage à vide, relativisez. Combien de fois n’est-il pas arrivé à un joueur de remporter un match après avoir été mené tout le long ? Un match n’est fini qu’après le dernier point joué. Avant cela, accrochez-vous, battez-vous jusqu’au bout contre votre adversaire, pas contre vous-même. Un match difficile est l’opportunité de développer votre capacité à vous battre, à persévérer, à surmonter des difficultés, à chercher des solutions : qualités dont vous aurez besoin pour de prochains matchs et dans la vie de tous les jours. 

Il arrive souvent qu’après avoir raté deux ou trois balles, on se bloque, on commence à se parler, à se critiquer, on se perd dans ses pensées. Nos peurs et nos doutes empêchent notre instinct de s’exprimer à 100 %. Or c’est en restant concentré sur ce qu’on est en train de faire, en continuant à jouer à fond, sans se poser de question, de manière libérée et en laissant parler le corps que l’on pourra à nouveau performer. La tête, l’esprit peuvent être utiles, mais pas seulement au moment de la frappe. Sur le bord du terrain, oui ! Entre les points, oui ! Mais au moment de jouer, il faut se faire confiance, faire confiance à son corps, le laisser s’exprimer : il sait ce qu’il a à faire. 

Enfin, certaines techniques inspirées de la PNL (Programmation Neuro-Linguistique) s’avèrent bénéfiques, à condition de les pratiquer régulièrement. Voici un petit exercice d’ancrage des émotions positives passées. Il s’agit ici d’un simple conditionnement positif :

• Installez-vous confortablement, assurez-vous de ne pas être dérangé pendant quelques minutes, prenez de profondes inspirations, détendez-vous…
• Choisissez l’émotion ou l’état que vous voulez ressentir : calme, concentration, joie, énergie, paix intérieure.
• Choisissez l’expérience : identifiez dans votre vécu une expérience ou une situation qui a provoqué cette émotion. Ce sera votre souvenir ressource, celui dans lequel vous puiserez toute votre énergie.
• Choisissez votre stimulus ou votre point d’ancrage : cela peut être un geste (pincez un doigt, une oreille, mordillez votre lèvre) ; cela peut être la vue ou la manipulation d’un objet fétiche (montre, bague, photo). L’ancrage peut donc être visuel, auditif, kinesthésique, mais aussi olfactif ou gustatif, à vous de choisir. Ce choix est important, car c’est sur celui-ci que vous allez ancrer votre émotion.
• Maintenant que vous êtes relaxé, déclenchez votre stimulus (par exemple pressez votre paume de main), revivez votre souvenir ressource, et prenez le temps, pleinement, de ressentir l’émotion recherchée.
• Travaillez vos ancrages aussi souvent que possible afin d’atteindre l’état désiré.

Le flow, « la zone », cet état de grâce tant convoité est donc un subtil mélange entre le travail sur soi, la présence à soi-même et à la vie, mais aussi un cadeau venu d’ailleurs. Si l’on broie du noir, si l’on persiste à ne voir que le revers de la médaille, si l’on ne prend pas soin de soi, de son équilibre, si l’on rejette sans cesse toute responsabilité sur les autres, on ne sera pas disponible à l’inspiration. Au contraire, plus on prend la responsabilité de ses choix, de ses actions, de ce qu’il se passe dans sa vie, plus on est à la recherche du bon et du beau, plus on devient tolérant vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis des autres, plus on se montre disponible à l’apprentissage de chaque situation, plus on sera en mesure de se sublimer en accueillant la grâce. 

 

Article publié dans COURTS n° 1, printemps 2018.

1 CSIKSZENTMIHALYI Mihaly, Mieux vivre en maîtrisant votre énergie psychique, Robert Laffont, 2005

2  TOLLE Eckhart, Mettre en pratique le pouvoir du moment présent : Enseignements essentiels, méditations et exercices pour jouir d’une vie libérée, J’ai lu, 2011