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Humilité

© Ray Giubilo

« Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien », osait affirmer Socrate en opposition à toutes les écoles et les instances de son époque qui étaient considérées comme détentrices d’un savoir ou censées posséder la sagesse. Après une enquête savamment menée auprès d’experts en tous genres, le philosophe s’est rendu compte que même les personnes les mieux formées ne connaissaient pas complètement leur métier. Il en est donc arrivé à penser que l’acquisition du vrai savoir et de la vraie sagesse ne pouvait s’établir qu’avec la prise de conscience de notre ignorance. « Le premier savoir est le savoir de mon ignorance : cest le début de l’intelligence. » Quel que soit le sujet, plus on apprend de choses et plus on s’aperçoit de l’étendue qu’il nous reste à comprendre. Finalement, plus on sait et plus on sait qu’on ne sait rien. Dit comme ça, cette dernière phrase résonne comme une sentence fatalo-nihiliste qui condamnerait l’humain à l’aveuglement le plus total ; mais selon la philosophie de Socrate, c’est tout le contraire. En réalité c’est un appel à l’humilité, à l’ouverture d’esprit et aux questionnements perpétuels qui permettent le progrès et la découverte de soi. Et ça, Novak Djokovic l’a parfaitement compris : « Je sais que je ne sais rien. C’est mon attitude dans la vie.» 

 

En effet, le Serbe est incontestablement le joueur le plus socratique du circuit, voire de l’Histoire de son sport. 

« Je fais un effort pour apporter de nouvelles choses dans ma vie, que ce soit à l’entraînement, dans mon régime alimentaire, dans mon approche mentale, etc. Tout ce qui peut me donner un avantage et me permettre d’améliorer mon jeu, mon mental ou mes émotions sur le terrain. Bien sûr, j’ai mes recettes maison, mais ces recettes peuvent bouger, car je change et j’évolue, comme tout le monde. »

Comme le penseur grec, Djokovic refuse la passivité de l’opinion et de l’âme et nous rappelle qu’il ne faut jamais se reposer sur ses lauriers même lorsqu’on pense avoir atteint notre plein potentiel. Tout au long de sa carrière, poussé par sa passion dévorante pour son sport, par ses deux plus grands rivaux mais aussi par cette quête impossible fièrement revendiquée qui est celle de battre tous les records, il a été de manière obsessionnelle dans une recherche de perfectionnement de son tennis. Que ce soit dans la fortification de son corps qu’il considère, en citant Saint Paul, comme étant « le temple de l’esprit », ou dans le développement de son mental, il n’écarte aucun domaine et puise dans tout ce qui lui semble bénéfique à son amélioration : régime strict sans gluten, ski, gymnastique, natation, vélo, yoga, méditation, etc. « Stagner signifie régresser », aime-t-il répéter, faisant écho à la célèbre phrase de Confucius : « Celui qui ne progresse pas chaque jour, recule chaque jour. » Il n’est certainement pas question de sombrer dans la complaisance, alors il n’hésite pas à changer son geste en coup droit, ou son service lorsqu’il le faut. Il n’hésite pas non plus à élargir ses horizons en intégrant de nouveaux entraîneurs à son équipe – dont le très controversé Pepe Imaz – puis s’en sépare lorsqu’il estime qu’ils n’ont plus à apprendre l’un de l’autre. Il explore sans cesse et débat beaucoup avec son entourage, et notamment Goran Ivanišević : « C’est là que les opinions peuvent diverger – la nôtre en tant qu’entraîneurs et la sienne (en tant que joueur). Il veut faire quelque chose de mieux, de différent, mais Marián (Vajda) et moi pouvons ne pas être d’accord. Et puis nous commençons à parler coup droit, revers, service… Je veux dire, même son retour, qui est le meilleur de tous les temps, il pense parfois qu’il peut encore l’améliorer […] Il est normal d’avoir des divergences d’opinion, cela rend notre collaboration intéressante. » 

« Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien » : tel est son mantra… En étant aussi ouvert au changement et en créant le débat, il ne cherche pas de réponse immédiate mais plutôt à se poser de nouvelles questions, encore et toujours. C’est l’essence même de la philosophie. Avant de nous apporter des solutions, elle va d’abord nous poser des problèmes et des questions. Si la plupart du temps elle se trouve être décevante, c’est parce que dans un premier mouvement, elle n’est pas là pour nous faire du bien ou nous soulager, mais au contraire pour nous embêter, nous tourmenter ou nous troubler. Ce travail de sape est le versant « négatif » de la philosophie, mais heureusement elle en possède un autre « positif ». Effectivement, dans un second temps, elle va nous révéler à nous-mêmes et nous permettre, dans un cheminement singulier, de découvrir notre propre vérité. 

© Virginie Bouyer

Péché d’orgueil 

Le mot humilité vient du latin « humilitas », dérivé de « humus » qui veut dire « terre». Lorsqu’on s’appelle Novak Djokovic et que l’on côtoie les étoiles pendant si longtemps, aussi socratique que l’on puisse être, il est certainement très difficile de garder les pieds sur terre, de ne pas succomber à cette sensation d’être intouchable. Ce qui est paradoxal là-dedans, c’est que les plus grands joueurs s’évertuent durant chaque match, chaque set, voire chaque point, à maintenir un niveau d’hypervigilance inhumain, et ce, pendant de longues années afin d’atteindre une sorte d’état de grâce, un sentiment de toute- puissance qui leur permet de tout rafler, pour finalement se voir obligés de redoubler d’attention car le fruit de ce travail peut pernicieusement se transformer en arrogance. On peut voir ça comme un combat contre ses propres démons, un combat perpétuel pour ne pas sombrer dans la suffisance et commettre l’acte le plus redouté du champion, à savoir le péché d’orgueil. Personne n’est à l’abri de ce que les chrétiens considèrent comme le plus grand des sept péchés capitaux, le péché originel, celui par qui tout mal arrive… Personne n’est à l’abri, pas même l’âme la plus pure du monde, pas même l’âme la plus pure des cieux. En témoigne l’histoire de Lucifer, qui avant d’être déchu et de devenir l’incarnation du mal et le tourment de l’humanité, était un ange si plein de bonté qu’il compta parmi les favoris de Dieu. Ce dernier le fit même accéder au rang d’archange aux côtés de Gabriel et Michel, mais ça ne dura qu’un temps, car Lucifer se laissant de plus en plus dominer par l’orgueil, se rebella et voulut prendre la place de Dieu. Lorsque Djokovic sent en lui poindre cette tentation, au cours d’un match ou dans la vie de tous les jours, il lui suffit de jeter un œil à son collier qu’il ne quitte jamais, un collier au pendentif en forme de croix chrétienne, fait simplement de fil et de bois, matière dont les imperfections intrinsèques liées à son parcours, en font la matière noble et humble par excellence. 

Parfois, la frontière entre orgueil et ambition peut être fine. Après avoir gagné les trois premiers Grands Chelems lors de l’année 2021 (Open d’Australie, Roland-Garros, Wimbledon), le Serbe, numéro 1 mondial à cette époque, a pour objectif de remporter l’or olympique au Japon afin de poursuivre sa quête du « Golden Slam » (remporter les quatre tournois majeurs plus la médaille d’or olympique) – exploit que seule la championne allemande Steffi Graf a réussi en 1988. Comme pour préserver le prestige national, l’allemand Alexander Zverev (futur vainqueur du tournoi) mettra fin au rêve de Nole en demi-finale en affichant un niveau exceptionnel. C’est alors qu’un grand nombre d’aficionados de la balle jaune ont vu dans cette défaite le résultat d’un manque d’humilité, de la folie des grandeurs. Pour eux, Nole, âgé de 34 ans, n’aurait jamais dû aller jouer dans la ville de Tokyo et son taux d’humidité extrême mais plutôt privilégier le tournoi de l’US Open. Certains diront plus tard que c’est à cause de sa participation aux Jeux olympiques qu’il échoue également à l’US Open. La cause de cet échec en finale est discutable – même si l’argument de la pression de l’événement couplé à une adversité remarquable (Daniil Medvedev) me semble le plus pertinent –, mais le fait d’attribuer au Belgradois un péché d’orgueil est faux. Contrairement à ses deux plus grands rivaux, il a pour habitude d’afficher ses ambitions et ses rêves, chose ayant tendance à en agacer quelques-uns. Ce qui dans l’absolu n’a rien d’arrogant, ça relève plutôt de la transparence et de l’honnêteté la plus totale. Lorsqu’il annonce qu’il a pour objectif de réaliser le Golden Slam, il ne dit jamais qu’il va le réussir, il a au contraire parfaitement conscience du véritable chemin de croix qui l’attend, d’autant plus qu’il n’est plus tout jeune. Comment, en tant que compétiteur légendaire (en parfaite santé), pouvait-il renoncer à ce qui était peut-être sa dernière chance de gagner les jeux olympiques ? Surtout lorsqu’on sait à quel point jouer pour la Serbie lui tient à cœur. Dans sa quête, il n’a jamais sous-estimé l’ampleur du défi ni même pris de haut un de ses adversaires…

Quand on entend Rafael Nadal répéter inlassablement en conférence de presse qu’il doit être à son meilleur niveau pour gagner son match face à un joueur nettement moins bien classé que lui, on pourrait être amener à penser qu’il exagère et qu’il s’agit là d’une manière de s’enlever un peu de pression, en somme, d’une sorte de fausse modestie. Il n’en est rien, l’Espagnol le pense vraiment. Alors qu’il a tout juste 19 ans, il remporte Roland-Garros pour la première fois en 2005 contre Mariano Puerta. Son oncle Toni le rejoint dans les vestiaires et juste après l’avoir félicité, il n’hésite pas à le mettre en garde : « Tu sais, beaucoup de ceux qui ont gagné ici pensaient que ce n’était que la première fois, et ça a été la dernière. »

Alors que le jeune Ibère commence à peine à savourer son sacre, à la manière d’un vieux sage, Toni juge essentiel de lui dire qu’il doit faire attention à ce succès car il pourrait très bien être le dernier si celui-ci lui monte à la tête. On connaît tous la suite de l’histoire… Nadal a compris très tôt que s’il voulait réitérer ses exploits, il avait pour obligation de maintenir, a minima, le même niveau d’exigence. Tout prendre au sérieux sans se prendre au sérieux. À chaque match, contre n’importe quel adversaire, se concentrer de façon quasi mystique ou animale et occuper le plus longtemps possible l’instant présent, oublier le passé, aussi mauvais ou glorieux soit-il, et ne jamais se projeter sur le point d’après. « Je n’ai jamais pensé que j’étais le meilleur », déclarait-il avant d’aborder le tournoi de Roland-Garros. Venant de la bouche de l’homme aux quatorze Roland, ça paraît inconcevable. Pourtant, c’est justement parce qu’il ne s’est jamais cru meilleur qu’il a fini par donner le meilleur de lui-même, c’est parce qu’il ne s’est jamais cru meilleur qu’il a fini par le devenir.

© Ray Giubilo

L’échec

On a beau suivre les grands préceptes de Socrate ou les divines morales de la Sainte Bible, la défaite et le sentiment d’échec qui s’ensuit sont sûrement les moyens les plus radicaux pour nous faire redescendre sur terre. Dans son livre «Les vertus de l’échec », le philosophe Charles Pépin explique notamment que la leçon d’humilité que nous offre l’échec est extrêmement bénéfique à notre émancipation. Selon lui, « elle est l’occasion de mesurer nos limites, tandis que le délire narcissique et le délire de toute-puissance nous éloignent de cette prise de conscience. »

En effet, il suffit simplement de se pencher sur nos propres vies, la biographie de n’importe quelle célébrité, ou bien d’étudier la carrière d’un joueur ou d’une joueuse de tennis pour se rendre compte à quel point un échec peut se révéler fructueux. 

Il peut être très compliqué pour certains d’imaginer aujourd’hui, quand on voit tous les accomplissements de Serena Williams, toutes les défaites qu’elle a pu endurer au début de sa carrière. Or, c’est justement pendant cette période qu’elle a le plus appris et que s’est construite celle qui allait devenir la plus grande joueuse de l’histoire de son sport. Sans cette somme de matchs perdus, de moments de crise et d’égarement, elle ne serait pas restée aussi longtemps tout en haut du classement mondial. 

Toujours selon Charles Pépin : « Il n’y a pas une vertu de l’échec, mais plusieurs. Il y a les échecs qui induisent une insistance de la volonté, et ceux qui en permettent le relâchement ; les échecs qui nous donnent la force de persévérer dans la même voie, et ceux qui donnent de l’élan pour en changer. Il y a les échecs qui nous rendent plus combatifs, ceux qui nous rendent plus sages, et puis il y a ceux qui nous rendent simplement disponibles pour autre chose. »

Dans la catégorie des défaites qui poussent à persévérer dans la même voie, on peut notamment citer celle de Carlos Alcaraz contre le Français Hugo Gaston lors des 8e de finale du tournoi de Bercy en 2021. Alors qu’il aurait pu gagner en deux sets, il craque à plusieurs reprises sous la pression d’un public aussi hystérique que lors de l’ancienne Coupe Davis, et perd en deux manches après avoir pourtant mené 5-0 dans le second. Voici ce que le jeune prodige Espagnol déclarera sur les réseaux :

« Ce n’est jamais facile de jouer avec le public contre soi et cela s’est vu hier. Je savais qu’il serait difficile de gérer cette ambiance mais je n’aurais jamais imaginé que ce soit aussi pesant. Pour ma première dans ce contexte, ça n’a pas été facile. Cela me fait mal de ne pas avoir su gérer cette pression, mais comme tout dans la vie, quand on tombe il faut savoir se relever. Le plus important est d’apprendre de ces situations et je suis sûr que je vais revenir plus fort une fois la leçon apprise. »

Même si, à 18 ans, il excellait déjà dans la plupart des compartiments du jeu, il se retrouvait là face à une configuration inédite : ultrafavori en ayant le public totalement contre lui. Ce match lui a incontestablement permis de mesurer certaines limites, en l’occurrence, ses limites mentales et sa capacité à savoir résister à la pression, puis dans un second temps, de trouver des solutions afin de se dépasser. Sans cette mésaventure à Paris-Bercy, il aurait sans doute fini par s’apercevoir de ces limites, c’était juste une question de temps, mais peut-être n’aurait-il pas pu gagner son premier tournoi du Grand Chelem aussi rapidement.

En avril 2013, soit à peine trois mois après son titanesque huitième de finale face à Novak Djokovic à l’Open d’Australie, Stanislas Wawrinka se fait tatouer sur l’avant-bras gauche une des plus emblématiques citations de l’écrivain Samuel Beckett, issue de son livre « Cap au pire » : « Ever tried. Ever failed. No matter. Try again. Fail again. Fail better. », se traduisant en français par « Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux. »

Cette défaite face au Serbe fut certainement une des plus difficiles à encaisser pour le Suisse. Non seulement à cause de la durée et de l’intensité du combat (plus de 5 h de jeu animal), la dramaturgie au dénouement incertain mais surtout parce qu’il avait évolué à un niveau tellement stratosphérique qu’il pouvait enfin rivaliser face à l’un des meilleurs joueurs de tous les temps – à son prime – et entrevoir la plus belle victoire de sa carrière face à l’une de ses bêtes noires qui l’avait tenu en échec 10 fois d’affilée… Il quittait le court en larmes, sonné et sûrement désespéré car il avait absolument tout donné. Aurait-il pu mieux jouer ? Très difficilement, et c’est peut-être ça qui fait le plus mal. Mais une fois ce sentiment d’échec passé, on se met à penser différemment. Tous ces « ratés », si désagréables qu’ils soient, sont des étapes nécessaires dans le processus de progression, comme « autant de marches vers l’œuvre finale ». Oui, il avait encore échoué face à Novak Djokovic, mais avant ce match, lors de leurs dix duels, il n’avait réussi qu’à lui prendre trois manches. Il a donc échoué, mais il a « échoué mieux », nettement mieux. Ça ne pouvait que l’encourager à poursuivre dans cette voie. Le bond était assurément gigantesque puisqu’il gagnait son premier Grand Chelem en Australie, un an après le match révélateur, en prenant accessoirement sa revanche sur le Serbe en quart de finale.

Dans la catégorie des échecs qui donnent de l’élan pour changer de voie, on peut se référer à l’histoire de Gilles Cervara. En effet, avant d’être entraîneur et le fameux coach de Daniil Medvedev, le Français était avant tout un joueur de tennis. Bien qu’il ait commencé à pratiquer ce sport tardivement, il sent en lui un besoin quasi vital de devenir un joueur professionnel. Étrangement, c’est en se cassant la cheville qu’il décide d’aller tenter l’aventure aux États-Unis. Malheureusement le rêve américain se transforme en une vraie traversée du désert, il enchaînera les blessures physiques et peinera à se dépêtrer d’une blessure mentale qui l’empêche d’exploiter le potentiel qu’il voit en lui : « Ce qui a été le plus difficile quand je jouais au tennis (déclare-t-il dans un long entretien pour l’émission Sans Filet), c’est le sentiment d’avoir un potentiel et de toujours être en deçà de ce potentiel. Concrètement, lorsque j’étais en passe de gagner contre des joueurs nettement mieux classés que moi, je m’effondrais au moment de conclure, comme si je ne m’autorisais pas à le faire. Ça me rendait malheureux. »

Malgré les nombreuses séances de psychothérapie, la progression était bien trop minime pour le satisfaire. Ironie du sort, c’est une seconde blessure à la cheville qui le pousse à clore ce chapitre définitivement. Il arrête effectivement sa carrière pour se consacrer au métier d’entraîneur. « Plus d’un qui ne peut se libérer de ses propres chaînes a su néanmoins en libérer son ami », a dit très justement le philosophe Nietzsche dans « Ainsi parlait Zarathoustra». On peut facilement en conclure que c’est en grande partie grâce à cette somme d’échecs et d’expériences produits en tant que joueur que Gilles Cervara brille autant en tant qu’entraîneur.

La société actuelle devrait revoir son rapport à l’échec, au renoncement, et cesser urgemment de penser comme ces entreprises américaines qui ont pour idéologie le « fast track », idée selon laquelle il serait primordial de réussir rapidement et de se placer le plus tôt possible sur les voies du succès. Le succès obsède, si bien qu’on veut l’obtenir par tous les moyens sauf par celui impliquant l’échec. Pourtant, il serait au contraire plus judicieux de mettre en œuvre les conseils farfelus de Dominique Farrugia dans son roman La Stratégie de l’échec. Échouer et vite, telle devrait être la devise dans toutes les écoles du monde ! Toutes les personnes que nous aimons ou idolâtrons doivent leur succès à leurs échecs. C’est parce qu’ils ont échoué qu’ils ont fini par réussir. S’il n’y avait pas eu ces instants de perdition et cette résistance au réel, toutes ces heures passées à se remettre en question, ces jours de réflexion, toutes ces occasions de rejaillir, de rebondir que les défaites leur ont permises, ils n’auraient pas pu s’émanciper et devenir ce qu’ils sont. Ils n’auraient pas non plus connu de joies aussi intenses… Oui. C’est parce que Roger Federer et Rafael Nadal reviennent de loin que leur joie est si grande lors de leur sacre à l’Open d’Australie 2017 et 2022. Leurs émotions sont viscérales, pleines de toutes leurs peines, de tout leur passé, des périodes sombres comme les lumineuses, de toutes leurs bonnes et mauvaises décisions, en somme, des émotions riches de leurs déconvenues – les victoires plus évidentes n’ont pas la même saveur, pas la même épaisseur. L’échec est donc indissociable du succès, il faut apprendre à les aimer autant l’un que l’autre. Après avoir connu une longue période d’errance, d’addiction et de dépression, Andre Agassi reprend goût à la vie et renoue avec le succès en 1999 lorsqu’il remporte Roland-Garros. Sa joie est immense. Voici comment il la décrit dans son autobiographie « Open » : « Je lève mes bras et ma raquette tombe à terre. Je suis en larmes. Je me frotte la tête. Je suis terrifié d’être submergé par une telle sensation de bonheur. Gagner ne devrait pas être aussi agréable. Gagner ne devrait jamais avoir autant dimportance. Mais si, c’est le cas, c’est le cas, je n’y peux rien. Je déborde de joie, de reconnaissance envers Brad, envers Gil, envers Paris – même envers Brooke et Nick. Sans lui, je ne serais pas ici. Sans les hauts et les bas avec Brooke, sans la souffrance des derniers jours, ceci n’aurait pas pu être possible. Je me réserve une certaine reconnaissance envers moi-même, pour tous les choix, bons et mauvais, qui m’ont mené jusqu’ici. Je quitte le court en envoyant des baisers dans les quatre directions (reprend Andre Agassi), le geste le plus sincère qui me vienne à l’esprit pour exprimer la gratitude qui me parcourt, cette émotion dont semblent découler toutes les autres émotions. Je fais le vœu d’agir ainsi désormais, que je gagne ou que je perde, chaque fois que je quitterai un court de tennis. J’enverrai des baisers aux quatre coins de la planète, des remerciements au monde entier. » 

 

Article publié dans COURTS n° 13, automne 2022.

© Antoine Couvercelle