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Grégory Gaultier

Le pouvoir de l’intention

© PSA World Tour

Beaucoup se réveillent chaque matin avec un objectif en tête. Parfois, le but fixé dépasse l’horizon d’une journée, d’une semaine, d’un mois, d’une année. Certains réussissent, d’autres échouent, en n’ayant jamais osé réussir ou en ayant pourtant essayé. Réussissent trop tôt ou trop tard. Tantôt de manière inachevée, tantôt en prenant conscience de l’inanité de leur quête, vivant leur victoire comme une défaite, le gain de ce qu’ils voulaient posséder comme une perte d’eux-mêmes. Grégory Gaultier, lui, est dans son rêve. 

 

Bien avant de concevoir le concept de but dans la vie, alors à peine âgé de quatre ans, Grégory Gaultier passait déjà son temps à en préparer la réalisation, s’initiant au squash dans le club géré par sa mère et son beau-père à Audincourt en France. Il n’avait pas encore choisi son rêve que son rêve l’avait déjà choisi. Aujourd’hui, une flopée d’années plus tard, à 36 ans, il a fait naître ses rêves principaux en les concrétisant : professionnel de squash, numéro un mondial et champion du monde. Or, du haut de ses 16 ans, il prédisait déjà lors d’une interview à LequipeTv le nombre d’années encore nécessaires pour figurer parmi les meilleurs de sa discipline : « sept ans, même pas… encore six bonnes années. ». Dès 23 ans, la prophétie devenait réalité puisqu’il obtenait le statut de vice-champion du monde. Trois ans après, il allait conquérir la place de numéro un mondial.

Un élément fondamental fait néanmoins défaut dans ce récit en apparence trop beau pour être vrai : le dramatique, le tragique. Le romanesque ? Autant un bref regard extérieur lit dans un tel parcours le déploiement logique et naturel d’un destin, autant, pour y arriver, le champion a dû passer par l’enfer et se battre de manière acharnée. Son histoire semble avoir été le théâtre d’une lutte entre deux forces antinomiques : la destinée – circonstances favorables à la réalisation de soi – d’une part, et la malédiction d’autre part.

Même si la carrière de Grégory Gaultier n’est pas encore finie, elle peut d’ores et déjà être considérée comme une finalité en soi au vu de son palmarès exceptionnel. Portrait d’un extraterrestre qui a les pieds sur terre. 

 

Destinée

Né en 1982 dans les Vosges, Grégory Gaultier connut deux événements majeurs à l’âge de quatre ans. L’un, funeste, le décès de son père, amorça un rapport au passé à un âge généralement aveuglé par le présent. L’autre, la découverte du squash, détermina son rapport à l’avenir pour le restant de ses jours. 

Pendant plusieurs années, il partagea le plus clair de son temps entre deux lieux d’apprentissage : l’école et, dans la foulée, le club de squash. Pour poursuivre la dynamique entamée par sa famille et se réaliser en tant que joueur, il dut néanmoins quitter celle-ci pour rejoindre, à 13 ans, le pôle d’Aix-en-Provence – Centre de ressources, d’expertise et de performance sportives dédié notamment au squash. Il y affronta régulièrement des adultes et étendit sa domination toutes catégories confondues. En 1998, son parcours dépassa les frontières nationales grâce à une victoire à l’Open d’Espagne junior. 

Pour trouver sa place dans le monde, il lui fallut donc une nouvelle fois se dé-placer et se déraciner. Après la rupture géographique avec le cocon familial, une même rupture avec son pays et sa communauté s’imposa. À chaque fois, il perdait une famille (non sans conserver ses liens affectifs et organiser des retours sporadiques) tout en en gagnant une nouvelle. 

Si Grégory Gaultier a toujours cru en sa vocation, les espoirs que d’autres placèrent en lui à chaque étape de son processus de développement n’y furent pas étrangers. De nombreux entraîneurs, joueurs et spécialistes décelèrent rapidement en lui l’étoffe d’un champion. Vint le moment où, à 16 ans, il se mit à s’approprier ses rêves et à se croire capable de les réaliser. Ses ambitions nationales et européennes devinrent véritablement planétaires lorsque, une fois champion de France puis champion d’Europe, il remporta à 17 ans le British Open junior (l’équivalent, en termes de prestige, de Wimbledon pour le tennis), entrevoyant la possibilité d’une carrière senior mondiale. Le prodige vosgien ne cessa d’enchaîner les réussites, raflant la plupart des tournois principaux et tutoyant le sommet de la hiérarchie, s’emparant même de la première place mondiale en 2009. Tous ses rêves s’offraient à lui ; tous, sauf un, le rêve des rêves, la réussite des réussites, l’exploit des exploits : gagner le tournoi le plus prestigieux, les Championnats du monde de squash. Or ce rêve allait virer au cauchemar.

 

Malédiction 

Une force contraire, une anti-destinée, sembla soudain s’opposer à la force de destinée ayant jusque-là veillé sur lui. Cette malédiction, sans lui retirer ce qu’il avait déjà acquis dans sa vie, allait le hanter et le posséder pendant longtemps, très longtemps. 

Au moins cinq facteurs ont alimenté ce drame : le nombre d’échecs en finale (4) ; la manière de perdre certaines d’entre elles ; le laps de temps séparant la première tentative infructueuse et la réussite finale (9 ans) ; la peur d’une carrière inachevée ; et enfin, le fléau des blessures. 

Grégory Gaultier perdit sa première finale des Championnats du monde en 2006, au Caire, malgré cinq balles de matchs en sa faveur contre David Palmer, à l’issue d’un combat d’anthologie. Trois autres désillusions, en 2007, 2011 et 2013, allaient paver le chemin menant au Graal, arraché finalement en 2015. Neuf années d’attente, de frustrations, de doutes, d’introspection, d’angoisse. 

Le gain des Championnats du monde ne tarda pas à dépasser le simple statut de rêve pour s’ériger en véritable obligation. Plus le temps passait, plus le rêve se muait en cauchemar, reléguant aux oubliettes les accomplissements prestigieux et agitant le spectre d’une victoire impérative et nécessaire. Sur le plan théorique, une telle victoire s’imposait en raison de son aura de champion mondial, au regard de son histoire et de son parcours exemplaire. Sur le plan pratique, sa proximité effective avec la victoire (la défaite en 2006 se jouant à un rien) lui commandait d’aller au bout. Parce qu’il avait été libre de gagner ce tournoi pendant des années, il était dorénavant condamné à le gagner. 

 

Au-delà de ces événements extérieurs s’est dressé un autre écueil : les blessures physiques, triste résonance avec son actuel problème au genou nécessitant plusieurs semaines de récupération. De très nombreuses blessures ont émaillé sa carrière, dues notamment à la violence intrinsèque au squash et à des périodes de récupération avortées : soucis récurrents au niveau des adducteurs, du fessier, du genou (ex. : fracture du condyle interne), arrachement des ligaments externes de la cheville… Résultat, un sentiment fréquent d’injustice, d’impossibilité de progresser ou de défendre ses chances, d’être voué à un éternel recommencement et à construire sur des sables mouvants.

À vrai dire, outre la part d’accident, de hasard et de malchance, un autre élément a contribué à éloigner le champion de la dernière marche à gravir pour atteindre son mont Everest : lui-même. De son propre aveu, il a incarné son pire ennemi pendant des années à cause d’une mauvaise gestion mentale sur le terrain et en dehors, liée, d’une part, à la frustration de ne pas gagner et de ne pas parachever sa carrière et, d’autre part, à ses propres limites mentales lors des matchs importants, à sa manie de sortir de l’instant présent et de perdre le contrôle de ses émotions. Chaque échec aux Championnats du monde attisant un peu plus le brasier d’émotions négatives qui le consumait. Le feu sacré qui autrefois le faisait vivre et avancer, maintenant le tuait et le faisait reculer. Grégory Gaultier a traversé une crise silencieuse et invisible de l’extérieur, un chemin de croix vers la compréhension qu’une maîtrise du terrain partagé avec ses adversaires passait d’abord par la maîtrise de son propre terrain, individuel et intérieur. Il ne pourrait vraiment faire la guerre avec les autres qu’après avoir fait la paix avec lui-même. 

© PSA World Tour

Grégory
Gaultier

561 victoires
sur le circuit
PSA.

Numéro un
mondial à
 5 reprises.

Numéro
un mondial
pendant
20 mois
au total.

14 tournois
World Series.

Champion
du monde
en 2015.

9 titres de
champion
 d’Europe.

6 titres de
champion
de France.

Champion
d’Europe
avec l’équipe
de France.

20 ans au plus
haut niveau.

Libération

Cette crise a incarné un moment de vérité et de révélation. Elle lui a permis d’aller à la rencontre de lui-même en affrontant ses démons intérieurs, à l’issue d’un travail mental considérable, effectué à la fois seul et grâce au concours de son équipe, composée essentiellement de Matthieu Benoit, préparateur mental et ostéopathe, de Renan Lavigne, coach et entraîneur national, de Thomas Adriaens, préparateur physique, et de Florent Ehrstein, kiné. Un événement d’une tout autre nature a également joué un rôle positif : la naissance de son fils Nolan, consécration de sa relation avec sa compagne Veronika, ancienne joueuse internationale tchèque. Voilà comment il en résume l’impact dans sa vie : « Sa naissance m’a complètement changé, je suis beaucoup plus calme. Le squash reste une priorité mais, auparavant, il prenait trop d’ampleur dans ma vie. Maintenant, j’arrive à relativiser n’importe quelle défaite 1. »

D’ailleurs, la victoire finale de Grégory Gaultier aux Championnats du monde en 2015 à Seattle ne s’explique pas par un niveau physique, technique ou tactique supérieur aux années précédentes. Non. Le vrai changement ne prend pas sa source dans un quelconque savoir-faire mais bien dans le savoir-être - l’expérience accumulée et la gestion des moments importants. Il a gagné le dernier trophée manquant à son palmarès lorsqu’il est devenu quelqu’un de complet et d’équilibré, en tant que joueur et en tant que personne. 

À 32 ans, sur un terrain mouillé de sueur et bientôt mouillé de ses larmes, il exulte, ne sachant plus quoi faire d’un corps jusqu’alors parfaitement maîtrisé pour défaire en finale des Championnats du monde l’Égyptien Omar Mosaad 3 sets à 0 (11-6 11-7 12-10). Libéré du poids de la pression qui l’a rongé pendant si longtemps, il lève les bras au ciel, le cœur léger. Le moment est tellement chargé de réalité qu’il lui paraît irréel. Il s’écroule par terre. Non dans une chute vers un énième gouffre mais dans un lâcher-prise absolu, mû par un sentiment de pleine liberté d’être. La guerre est enfin terminée. Il y aura encore des batailles, des combats, des luttes, des conflits, des défis, des problèmes, des dangers, des obstacles, des tensions, des douleurs, des souffrances mais la guerre, elle, est bel et bien finie. 

 

Dr Grégory et Mr Gaultier

Derrière la folie de l’homme d’action, les performances bestiales du joueur et du surhomme, couve un homme modeste, reconnaissant, pondéré, accessible et affable. Ce cocktail de punkrockeur sur le terrain et de gentleman en dehors met en lumière un personnage aux multiples facettes. 

Interrogé un jour sur les trois mots censés le définir, le champion français avait répondu : « Strict, discipliné, généreux2. » Véritable bête de travail, il a dû se forger son destin autant qu’un destin extérieur semblait l’accompagner dès le plus jeune âge. Avoir un destin ne suffit pas pour le réaliser. Au contraire, c’est seulement en le réalisant qu’on prouve qu’il existait. Si son mental a constitué son principal point faible pendant une longue période, il s’est tout autant révélé son principal point fort durant toute sa vie : sans son esprit combatif, sa rage de vaincre, sa croyance en lui-même, sa rigueur, sa discipline et son volontarisme, aucun de ses accomplissements n’eût été possible.

Sa générosité, elle, se décline de deux manières : d’une part, générosité envers les autres, tendance à témoigner sa reconnaissance ou son admiration tant envers ses adversaires qu’envers ses proches. En témoigne son habitude d’après-match consistant à souligner le mérite ou les qualités de son opposant, bourreau ou victime. Grégory Gaultier veut rendre à ceux qui lui ont donné. D’autre part, générosité sportive et physique, envers lui-même, comme l’illustre sa capacité à se donner sur un terrain, son don de soi permanent, son besoin de dépense, de tout donner, d’atteindre ses limites à chaque occasion. Comme si, pour exister, il lui fallait donner aux autres, c’est-à-dire partager, et se donner. Il a d’ailleurs emmené l’équipe de France de squash sur la route de la victoire en 2016 lors du championnat européen par équipes. Un véritable sacre pour l’Hexagone qui mettait ainsi le grappin sur le premier titre européen de son histoire en damant en finale le pion à l’Angleterre, invaincue depuis 1992. 

Si on voulait lui appliquer l’étiquette de génie, il s’agirait avant tout d’un génie de travail. Son éthique de travail s’avère d’ailleurs obsessionnelle, son perfectionnisme, extrême. Quitte à travailler même lorsque le corps endolori réclame un répit.

Malgré une abondance de qualités mentales, physiques (vitesse de déplacement, endurance, rapidité de réaction, souplesse), techniques (toucher) et tactiques (variété) dignes des plus grands champions, un défaut a suffi à empoisonner sa vie durant de longues années : une incapacité à gérer ses émotions, son énergie et sa concentration, trop souvent dilapidées. À en croire son entraîneur Renan Lavigne, « ce point faible est le fil conducteur de sa carrière. Dans l’intensité du combat, il lâche trop vite3 ». Coutumier d’emportements et de débordements, notamment à l’encontre des responsables de l’arbitrage, Grégory Gaultier s’est attiré le surnom « The Kid » pour ses frasques, son impulsivité, ses protestations contre les injustices perçues et sa tendance à faire le show en plein match. 

À force de persévérance, d’encadrement et de détermination, il a toutefois surmonté cet ennemi intérieur en apprenant à concilier concentration et relâchement, à habiter pleinement l’instant présent au lieu de se projeter soit dans le passé (remords liés à des finales ratées) soit dans le futur (prise de conscience de l’enjeu, des conséquences de ses actes sur le terrain). Il a appris à bien vouloir, c’est-à-dire à ne pas trop vouloir, à ne pas désirer uniquement atteindre un but ou un résultat précis (la victoire), mais à désirer aussi le processus lui-même, les moyens et le chemin y amenant.

 

Le terrain comme lieu de dépassement

C’est pourquoi la collision radicale entre ces deux facettes a fait de Grégory Gaultier l’un des joueurs qui donne le plus de sens au terrain, en tant qu’espace de dépassement de soi et de transcendance. Il a toujours joué comme s’il y avait urgence à jouer. La cage en verre mettant en scène les matchs de compétition lui donnait l’occasion d’atteindre et de repousser ses limites à l’extrême, comme si elle représentait une arène de gladiateurs, une épreuve entre la vie et la mort. Sa victoire à couteaux tirés contre El Shorbagy en 2017 en demi-finales du Tournoi des champions illustre à merveille son esprit de combat. Souffrant d’une blessure au fessier contractée à la fin de la 3e manche (il menait 2 sets à 0), titubant par moments et contraint de concéder 2 manches, il lutta comme un diable pour s’offrir une victoire inespérée. 

L’un de ses surnoms sur le circuit, « The French General », rend d’ailleurs hommage à sa capacité à occuper l’espace, à distribuer le jeu, à manœuvrer et à diriger l’adversaire en usant de toute la géométrie du terrain. Autrement dit, le terrain s’apparente à son territoire, où il a grandi comme enfant et s’est pleinement accompli comme adulte.

 

L’après-après

À désormais 36 ans, Grégory Gaultier a accompli ses rêves mais pas encore tous ses objectifs. Comment pourrait-il en être autrement chez quelqu’un pour qui vivre et se projeter sont synonymes ? Maintenant qu’il a tout gagné, il lui reste tout à défendre, à re-gagner. Or préserver ses acquis s’avère peut-être encore plus difficile que le fait de gagner : « Le plus dur n’est pas de devenir numéro un mondial mais de le rester. En 2009, je n’ai occupé cette place qu’un mois4 », déclarait-il en 2014. 

Sa plus grande satisfaction au cours des dernières années ? « Ma longévité au plus haut niveau. Il y a différents types de champions, et ceux que je préfère, ce sont ceux qui sont présents sur la durée5. » Les chiffres abondent dans ce sens : numéro un mondial à cinq reprises et côtoyant l’élite depuis environ 15 ans, Grégory Gaultier a également le mérite d’avoir été le numéro un mondial le plus âgé de l’histoire du squash. À titre d’exemple, il a opéré, dans le sillage d’une blessure, un retour tambour battant en 2017 en retrouvant la place de numéro un mondial, enchaînant pas moins de 27 victoires et emportant dans son escarcelle six trophées. 

Le trait principal qui se dégage de ce portrait réside peut-être justement dans la cohérence de cet athlète qui a réussi à faire preuve d’endurance, de persévérance et de résistance tant sur le terrain que dans la vie, à l’échelle d’un match comme à celle d’une carrière entière. 

 

Article publié dans COURTS n° 3, automne 2018.

1 Grégory Gaultier, « Numéro 1 mondial en cage », L’Equipe, 4 juin 2014

2 Touspassionnés du 6 juin 2014, Lequipe.fr

3 « Pas de premier titre pour Grégory Gaultier », L’Équipe, 20 novembre 2014

4 Tous passionnés du 6 juin 2014, Lequipe.fr

5 « Grégory Gaultier : ma vraie satisfaction, c’est ma longévité au plus haut niveau », ffsquash.com, 1er mai 2017