Gilles Simon,
le « génie » qui était devenu un « laborieux »
Par Mathieu Canac
Voilà, c’est fini, comme dirait un chanteur de Téléphone. Après trois derniers matchs – dont deux victoires épiques face à Andy Murray et Taylor Fritz – à Bercy, Gilles Simon a tiré le voile sur sa carrière professionnelle. Celle d’un joueur dont le style de jeu a souvent fait parler, avec une vision extérieure passant d’un extrême à l’autre.
Prenez un objet blanc. Regardez-le avec des lunettes à verres verts, il vous paraîtra vert. Regardez-le avec des lunettes à verres rouges, il vous paraîtra rouge. Pourtant, il n’a pas changé. Gilles Simon est cet objet. Un joueur-objet (en tout bien tout honneur, évidemment). Au fil des années, son jeu, s’il a évolué et progressé, est resté basé sur les mêmes atouts. Mais la façon de le décrire est passée d’un extrême à l’autre. En guise de verres à couleurs changeantes : sa progression au classement. « Ce mec est un génie », s’était enthousiasmé Guy Forget, après la victoire épastrouillante de l’intéressé, alors 123e mondial, au deuxième tour de l’Open d’Australie 2006 face à un Tomáš Berdych 23e et en pleine ascension après son sacre à Bercy deux mois plus tôt. Une citation rappelée par « Gillou » dans son livre, Ce sport qui rend fou. « On me répète ça lors de ma conférence de presse, a ajouté le Français. J’ai 21 ans, je ne suis pas encore dans les 100 premiers… Si j’avais été un génie, on l’aurait su avant. »
« C’est le premier tournoi qu’il (Guy Forget, capitaine de l’équipe de France à l’époque) me voit jouer, n’avait pas hésité à lâcher Simon lors de cette conf’ à Melbourne. L’opinion des gens varient en fonction du moment où les gens viennent me voir jouer. » Ce jour-là, exténué par neuf matchs consécutifs – titre Challenger à Nouméa, qualifications du Majeur australien, et premier tour en cinq sets et 4h13 contre le champion olympique Nicolás Massú -, le natif de Nice avait appliqué une tactique visant à ne pas se mettre davantage dans le rouge physiquement. « (Après le duel contre Massú) il avait fallu me porter pour que je regagne le vestiaire, a-t-il confié dans son bouquin. Contre Berdych, j’ai mis très peu de rythme dans mes frappes en lui imposant énormément de variations, avec des schémas de points très courts quand je ne voulais plus d’échanges – j’attaquais sur retour de service, par exemple – puis très long pour créer des changements de rythme. (…) Un service-volée à l’occasion. »
« Deux ans plus tard, on me définit comme un ‘laborieux ‘ » – Gilles Simon
Peut-être étaient-ce ces quelques venues au filet qui avait tapé dans l’œil de Forget, apôtre du jeu vers l’avant. Puis, au fil des ans, le cap’tain s’est mis à faire les gros yeux. Simon était presque devenu un hérétique par rapport à sa propre vision du tennis. Le « génie », terme d’ailleurs souvent galvaudé de nos jours, était rentré dans sa lampe ; la lampe laissée, et oubliée, au fin fond d’une caverne. Bien que de plus en plus fort, Simon, aux dires de beaucoup, était devenu un poussif. « Deux ans plus tard (après la victoire contre Berdych en 2006), alors que je suis classé dans les dix premiers mondiaux, le discours a complètement changé me concernant et j’entends sans arrêt pour me définir les mots ‘besogneux’, ‘laborieux’, ‘il court et il ramène la balle dans le court, voilà…’ En fait, ce talent (terme dont il explique par ailleurs à quel point il est difficile à définir), j’ai réussi à le perdre en rentrant dans les dix, c’est-à-dire en jouant mieux. (…) Cela, vous en conviendrez, n’a aucun sens. »
Le fond du tennis de Gilles Simon n’avait pas changé. Le contexte, si. Quand vous êtes le petit Poucet classé au-delà du 100e rang faisant dérailler un top 20, vous êtes encensé pour votre malice tactique. Quand vous êtes un top 10 qui bat un top 20 de la même façon, en se montrant maître de la stratégie pour faire manquer l’adversaire, vous êtes soudainement « chiant à voir jouer ». Fin 2020, « CNN », comme il est est surnommé – « parce qu’il ne la ferme jamais (rires) », a révélé Jo-Wilfried Tsonga -, avait été questionné par GQ sur une éventuelle date de retraite en tête. « Non, je ne sais pas, avait-il alors répondu. On ne s’arrête pas ! Je vais vous faire chier avec mon jeu de merde pendant 15 ans (rires) ! » Finalement, les 15 ans « hyperbolés » ont été en deux saisons réelles avant de tirer sa révérence. Certes, les amateurs de tennis-champagne n’ont sans doute pas pétillé en suivant ses rencontres. Chacun ses goûts. Mais d’autres ont pu continuer à prendre leur pied en le voyant évoluer.
« Il a fait dérailler tous les joueurs » – Richard Gasquet
Regarder une joute de Gilles Simon, c’est comme suivre une partie d’échecs. Certains vont trouver ça ennuyant à mourir, aussi bon pour la sieste qu’une étape de plaine du Tour de France. D’autres, en revanche, vont se prendre de passion pour l’observation de la tactique. Chercher à comprendre, décrypter, ce que le quart de finaliste de l’Open d’Australie 2009 et Wimbledon 2015 veut mettre en place pour exploiter les faiblesses de son opposant. Quand on n’a pas le physique de Thor – ou de son équivalent argentin, connu sous le nom de Juan Martín del Potro – pour envoyer des coups de marteau en coup droit et des aces à la pelle, il faut bien trouver d’autres moyens de gagner les points. « Il a fait dérailler tous les joueurs, a rappelé Richard Gasquet en conférence de presse Bercy. Très dur à jouer, grosse condition physique, beaucoup de talent à droite et à gauche pour taper la balle (une qualité de frappe très ‘propre’, très peu de fautes de centrage). Il se sert de la puissance de l’adversaire. Il a été un très gros joueur. Très dur à manœuvrer pour tout le monde. »
Nadal, Federer, Djokovic, Murray, Wawrinka, del Potro, Medvedev, Thiem, Hewitt, Roddick… Tous se sont pris les pieds dans les fils du maître emberlificoteur au moins une fois. Sur le terrain les acteurs de ce sport voient, ressentent des pans de matchs moins évidents à percevoir de l’extérieur. « C’est grâce aux spectateurs qu’on peut vivre de notre passion, a répondu le désormais retraité de bientôt 38 ans devant les journalistes après son ultime match à Bercy. Ils viennent, ils paient leurs places : s’ils trouvent le match ennuyant, ils ont tout à faire le droit de le dire, c’est la base. Par exemple, quand je fais un match contre Andy (Murray), c’est vrai que, pour les gens, il ne faut pas qu’on se joue trois fois (sourire). Mais il y a une dimension tactique et, l’air de rien, une maîtrise qui est colossale pendant le match, mais invisible parce que ce n’est pas hyper impressionnant. Mais les balles sont ralenties comme il faut, elles touchent les zones qu’il faut. C’est très difficile et ça demande une grande maîtrise. Peut-être plus que frapper fort en cadence, mais ce style paraît toujours plus impressionnant. »
« Je pense que c’est le joueur qui m’a le plus appris » – Félix Auger-Aliassime
« Quand ça joue bam-bam, et que tout d’un coup l’un des deux touche une bonne zone, c’est plus spectaculaire et c’est facile de comprendre (pourquoi le joueur en question a fait le point, alors qu’il est souvent moins facile de savoir comment l’un a fait rater l’autre). Si je joue Daniil (Medvedev) ou Manna (Adrian Mannarino), vous allez vous faire chier, c’est certain. Mais pour moi, en tant que joueur, ce n’est pas moins intéressant. Mais je comprends totalement (l’avis des gens). Quand Jo (Tsonga) sert à 220 km/h et explose la balle en faisant un smash sauté, moi aussi je trouve ça fantastique. C’est juste que je ne sais pas le faire (il en a tout de même réussi un contre Taylor Fritz au deuxième tour à Bercy, #GillouLeModeste). J’attache beaucoup d’importance à ce que dit le public. Et sur les connaissances du jeu, le fait de comprendre ce qu’il va se passer sur le terrain, je fais plus confiance aux autres joueurs du vestiaire. Ils connaissent bien les contraintes et difficultés d’affronter tel ou tel type de jeu. »
Des collègues qui ont pu s’inspirer de ses qualités. À l’instar de l’un des plus prometteurs. Félix Auger-Aliassime, l’homme qui a mis un terme à sa carrière longue de 18 années sur le circuit principal. « J’ai connu Gilles en 2018, 2019 quand je suis arrivé sur le Tour, a confié le Canadien de 22 printemps au micro d’Eurosport à l’issue de la cérémonie d’adieux. Je pense que c’est le joueur avec lequel j’ai le plus appris sur le tennis, que ce soit par rapport à ce qu’il se passe sur le court ou en dehors. En 2020, je me souviens qu’on a passé deux semaines de suite à Cologne dans une bulle. Presque tous les dîners et déjeuners, on discutait à l’hôtel. » Outre la science tactique, les qualités de vitesse et d’endurance, Gilles Simon, c’est aussi un œil exceptionnel. L’un des meilleurs relanceurs de sa génération, et plus globalement de l’histoire. En atteste sa position au classement du pourcentage de jeux gagnés en retour.
« J’ai peut-être vécu les plus belles émotions de ma carrière » – Gilles Simon
Depuis 1991 et la comptabilisation des statistiques par l’ATP, Simon est 56e avec 26,66 % – deux rangs devant Roger Federer, un derrière Daniil Medvedev – d’une hiérarchie dominée par Guillermo Coria (36,19 %), Rafael Nadal (33,57 %), Alberto Berasategui (32,34 %), Novak Djokovic (32,14 %) et Diego Schwartzman (32,06 %). Parmi les joueurs encore en activité, dix seulement devancent le Tricolore aux mollets de coquelet dans ce domaine. Voyant le jeu plus tôt que la majeure partie de l’humanité, il est capable d’être sur des balles inatteignables. Et pour tirer les passings une fois sur celles-ci, il a sa qualité de main. Pas celle dont on entend communément parler, pour glisser des amorties ou caresser des volées. Celle pour donner un coup de poignet habile à bout de bras, en bout de course, parfois en prise marteau, pour trouver une zone et un angle défiant les lois de la physique. Et ça, c’est spectaculaire ; des frappes pouvant faire entrer en éruption les publics les plus éteints.
À Bercy, pour sa dernière danse, comme à Roland-Garros au printemps, « Gillou », dans le cadre de sa fin de carrière, a mis feux aux tribunes. Au fil de victoires épiques : contre Carreño Busta sur l’ocre de la porte d’Auteuil, face à Andy Murray puis Taylor fritz sur le dur intérieur du 12e arrondissement. En clôture de bal, s’il n’a pas réussi à faire valser un Félix Auger-Aliassime qui a enchaîné un quinzième succès consécutif, il a de nouveau eu droit à une communion mémorable avec le public. De celles qui font chaud au cœur. « Avec ce dernier Roland-Garros et ce dernier Bercy… Des gens vraiment adorables auraient voulu que je gagne le tournoi, mais ce n’était pas vraiment l’objectif (rires), a déclaré Gillou lors de son discours final. Le but, c’était de prendre du plaisir, vivre des émotions. Et j’ai vécu des émotions incroyables, peut-être les plus belles de ma carrière. Merci à tous ! » D’après Boris Vian, « n’importe quel objet peut être un objet d’art pour peu qu’on l’entoure d’un cadre. » Dans le contexte de ses adieux, Gilles Simon le « joueur-objet » a eu droit à une sortie d’artiste. Un artiste du déplacement, de la combativité et de la tactique. Ciao, et merci, l’artiste.