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Elias Bene

cordage tendre et raquette en bois

© bjornrapp.com

Difficile de le rater sur un court de tennis avec sa tenue qui pourrait appartenir à un membre éminent du All England Lawn Tennis & Croquet Club, son outil de travail qui semble venu d’un autre âge et sa technique aussi immaculée que le palmarès d’un adversaire de Félix Auger-Aliassime en finale. C’est par contre tout en discrétion que cet ancien espoir du tennis africain débarque un soir d’octobre dans un café lausannois où il a ses habitudes, pass sanitaire en main. C’est là, autour d’un verre after work, qu’il a accepté de passer près de deux heures à nous raconter ses mille et une vies. Deux tours d’horloge avec Elias Bene, c’est aussi passionnant et improbable qu’un Gaston-Alcaraz rythmé par force amorties, contres et facéties plus ou moins acceptables d’un public parisien en manque d’émotions fortes et parfois de savoir vivre. Du Mozambique à Fribourg en passant par le Portugal et le circuit ITF, la carrière académico-tennistico-militante de notre placide interlocuteur est au moins aussi éclectique que le panel des participants à Squid Game. Si le fracas de la vaisselle, le brouhaha ambiant et le sifflement du percolateur local ont parfois menacé de prendre le dessus sur le son de sa voix, son contenu, lui, nous a tenu en haleine presque aussi intensément que la lutte pour le dernier ticket disponible pour le Masters de Turin. Promis, on a essayé de ne pas trop l’interrompre avec nos questions.

 

Courts : On croit savoir que tu es originaire du Mozambique et du Portugal. Peux-tu nous en dire plus sur ton lieu de naissance et ton lien avec la Suisse ?

Elias Bene : Je suis né au Mozambique en 1975, j’ai 46 ans. Quand je suis né, le Mozambique faisait partie du territoire portugais. Je suis né en avril et le pays est devenu indépendant en juin de la même année. Ma mère, qui était infirmière, a migré vers le Portugal directement après l’indépendance. J’ai fait toutes mes études au Portugal. J’ai étudié le génie informatique et la psychologie une année chacun, abandonné les deux et finalement opté pour les sciences politiques à l’Université de Minho, au nord du Portugal, parce que cela correspondait mieux à mon profil international. J’ai ensuite fait un stage d’une année à Lisbonne dans le but de me spécialiser en sécurité internationale et géopolitique avant de décrocher un job dans un domaine qui n’avait pas grand-chose à voir avec mes études : l’immobilier. J’y suis resté pendant deux ans. A côté, je donnais des cours de tennis. Lors de la saison 2007/2008, j’étais chargé d’organiser les colonies de vacances de l’école de tennis dans laquelle je travaillais. Cette année-là, j’étais un peu gourmand et j’ai décidé d’aller au-delà des pays limitrophes pour trouver un club un peu exotique et je suis tombé en Suisse, au TC Aiglon, à Fribourg. J’ai contacté le président, il était assez enthousiaste, mais ce n’était pas possible de faire un échange à ce moment-là car ils partaient eux-mêmes en Turquie dans le cadre du même programme. On a tout de même gardé contact. Entre-temps j’ai quitté la société où je travaillais et quelques mois plus tard, le président du TC Aiglon m’a relancé et invité à venir visiter la Suisse en décembre 2007. J’y ai passé une semaine et ai notamment visité le Moléson et d’autres sites touristiques. Je suis ensuite retourné au Portugal dans un contexte de début de crise économique. Je me suis donc dit que c’était l’occasion de trouver une alternative. J’avais réussi le concours pour un poste diplomatique au Mozambique cette année-là et j’y suis allé pour prendre mes fonctions dans le département du protocole pour les affaires d’Asie Centrale et du Moyen-Orient. J’y suis resté un mois et demi et je suis parti parce que je trouvais le job trop prévisible, je voyais déjà comment les choses allaient se dérouler sur les cinq prochaines années, et ça c’était horrible. J’ai repris mon ancien poste au Portugal et dans le même temps, le président du TC Aiglon m’a recontacté car l’entreprise de sa mère à Zurich cherchait un gestionnaire de portefeuille qui correspondait à mes compétences linguistiques et de gestion. Une semaine plus tard, j’étais à Zurich.

 

C: Ton lien avec la Suisse est donc purement tennistique ?

EB : Oui et non. Ma mère a fait son école primaire à la mission suisse au Mozambique. Historiquement, les Suisses étaient très impliqués en Afrique subsaharienne, notamment au Mozambique et en Afrique du Sud. Il y a donc beaucoup de Suisses établis là-bas encore aujourd’hui. C’est très courant de voir des Suisses avec la double nationalité.

 

C : Dont un joueur assez peu connu sous nos latitudes…

EB : Voilà. A l’époque de l’Apartheid, la Suisse était assez active dans le commerce des matières premières, de l’industrie horlogère, pharmaceutique et de l’armement et faisait de bonnes affaires sur place. Le père de Roger Federer travaillait d’ailleurs dans la pharma en Afrique du Sud, dans une entreprise qui s’appelle aujourd’hui Novartis. C’est en partie grâce à ce job qu’il a pu donner l’opportunité à son fils de devenir ce qu’il est et qu’il a rencontré Lynette, qui est sud-africaine. La reconnaissance de Roger Federer s’exprime aujourd’hui à travers sa fondation pour les enfants en Afrique subsaharienne. Ma relation avec la Suisse commence donc avec ma mère et se termine avec le tennis.

 

C : Pour en revenir au tennis, tu as commencé à jouer à l’âge de 4 ans, et ensuite ?

EB : Je suis le dernier d’une famille de cinq enfants. Toute ma famille jouait au tennis. Le tennis était une discipline scolaire au même titre que le cricket et le rugby. Ma sœur aînée était une très bonne joueuse, bien meilleure que moi. Je suis né sur un court de tennis. La semaine on jouait au tennis, le week-end on allait au club en famille. Je ne sais même pas comment j’ai appris à jouer car j’ai l’impression que le tennis a toujours fait partie de moi, était toujours présent à la maison.

 

C : En ce qui concerne ta carrière professionnelle, que s’est-il passé ?

EB : J’ai dû arrêter pour des raisons financières. Le talent, je l’avais, on m’avait toujours dit que j’avais une certaine facilité. Mais comme mes parents sont divorcés, ma mère devait élever cinq enfants seule. Donc lorsque j’ai atteint l’âge de 17 ans, on s’est tous mis autour de la table et on est arrivés à la conclusion que cela ne valait pas la peine de passer à la vitesse supérieure. Quand on est junior, c’est relativement facile de jouer en Afrique, contrairement à l’Europe, car l’ITF nous subventionne. Je n’ai jamais rien payé en termes de cotisation ou de matériel quand j’étais junior. J’ai joué quelques Futures, mais cela coûtait déjà trop cher, du coup j’ai arrêté. Par contre j’ai continué à enseigner le tennis, j’étais le coach de mon université et j’ai eu l’occasion de représenter le Portugal aux premiers Jeux interuniversitaires en Grèce en 2002. Encore aujourd’hui, je conseille régulièrement des jeunes joueurs de niveau N2 ou N3 (n.d.l.r. entre -15 et 1/6 environ en France) ici en Suisse. Quand je suis arrivé, j’ai fait pas mal de tournois pendant 4-5 ans, mon meilleur classement était R1, tout près de N4 (n.d.l.r. entre 2/6 et 15 environ en France). J’étais déjà « vieux » pour le tennis. En ce moment je ne fais plus de tournois, ma licence est en suspens, je dois être R7 (n.d.l.r. entre 30/5 et 40 en France). J’ai joué en interclubs de ligue C jusqu’en 2017 et j’ai toujours gagné mes matches, un vieux de 40 ans et sa raquette en bois face à des jeunes R1 ou R2 (n.d.l.r. entre 4/6 et 15/2 environ en France).

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« Je joue avec moins de technologie, mais la précision, le toucher, la technique, rien n’a changé. »

 

C : Justement, cette fameuse raquette en bois, tu joues avec depuis combien de temps ?

EB : Je fais partie d’une génération de joueurs qui ont commencé le tennis avec une raquette en bois. J’ai d’abord eu une Slazenger, ensuite une Donnay, une Dunlop Max Play, une première Wilson en aluminium, Le Coq Sportif et finalement j’ai joué pendant 25 ans avec la Wilson Pete Sampras. En 2014, Wilson a fêté ses 100 ans et sorti une édition spéciale de sa première raquette, la Jack Kramer, éditée à 500 exemplaires. J’ai acheté les numéros 349 et 350 et je me suis dit que c’était le moment de revenir aux sources. Comme je ne suis plus dans la performance, mais plutôt dans le loisir, j’ai créé ma marque de fabrique à partir de cette raquette en bois. Cela me va très bien, c’est une raquette normale avec la seule particularité qu’elle a un petit tamis. La Pro Staff Sampras était aussi une raquette très exigeante, avec un petit tamis 85 pouces, donc pour moi c’est normal. Je joue avec moins de technologie, mais la précision, le toucher, la technique, rien n’a changé.

 

C : Ce n’est donc pas du tout un désavantage ?

EB : Non. Le seul inconvénient est au niveau de la puissance surtout. Comme il n’y a aucune technologie, la puissance est entièrement créée par le joueur et la technique doit être éprouvée. Cela demande également un peu plus de physique car il n’y a aucune aide.

 

C : Et au niveau des blessures au coude ou à l’épaule ? Le risque n’est-il pas accru ?

EB : Non parce que contrairement à ce que les gens pensent, on risque plus de se blesser avec un gros tamis parce que c’est difficile de centrer la balle, la frappe se disperse plus que sur un petit tamis qui force le joueur à centrer par rapport à sa taille. Le grand tamis compense et donne l’impression d’être plus précis, mais ce n’est pas le cas. Dans le tennis moderne, ça va très bien, car les joueurs actuels sont plus axés sur la puissance que sur la technique. Comme tout le monde joue en fond de court, il n’y a pas forcément besoin du toucher que nécessiteraient des coups comme l’amortie ou la volée, donc cela n’a aucun impact. Les raquettes sont conçues pour jouer du fond et à la rigueur venir finir un point au filet de temps en temps. Il ne reste plus beaucoup de joueurs qui savent monter au filet en-dehors de ces coups de finition. Federer évidemment, qui peut changer de rythme à n’importe quel moment. L’évolution de ses raquettes en est d’ailleurs une illustration. Dimitrov, Kyrgios dans un bon jour, le jeune Alcaraz. Il joue du fond, mais a une main assez facile qui peut lui permettre de jouer comme cela. Tsitsipas en est aussi capable. En ce qui me concerne, si je joue avec un tamis énorme, je me sens au contraire limité. Je dis souvent à des jeunes joueurs de passer plus de temps à jouer au mini tennis qu’à frapper des balles du fond du court. Au fond du court, n’importe qui peut renvoyer des balles, mais jouer dans les petits carrés, c’est dur, cela donne plus de mobilité au niveau des jambes parce que la balle est plus proche de soi, cela donne plus de toucher et vous apprenez plus de choses, à être un joueur complet qui peut économiser de l’énergie en match.

 

C : En plus du matériel, l’uniformisation des surfaces et leur relative lenteur ne contribue pas non plus à encourager le jeu vers l’avant…

EB : Oui, mais encore une fois, il y a toujours des façons de compenser. Jouer sur une surface lente veut dire qu’il faut raccourcir le terrain, il faut rentrer plus au lieu de rester trop derrière. En regardant jouer le Big 3, on peut voir clairement les trois zones sensibles du terrain. Nadal joue vraiment loin derrière, ce qui lui permet d’avoir suffisamment de temps pour voir venir et aller chercher n’importe quelle balle. Djokovic, c’est l’intermédiaire. Il est à un mètre cinquante de la ligne de fond, mais il bouge en extension latéralement, ce qui lui donne également une grande couverture de terrain. Et il y a le cas exceptionnel, Federer, qui raccourcit le terrain, joue collé à la ligne de fond et a tendance à avancer. Et ça, ça gêne n’importe quel joueur. Il dicte le jeu et met l’adversaire sous pression en économisant pas mal d’énergie, même s’il va prendre plus de risques et rater plus de balles. Il y a peu de shot makers qui agressent sans arrêt aujourd’hui. L’équipement joue un rôle prépondérant dans cette réalité. Les raquettes de Djokovic et Nadal ne permettent pas ce petit jeu, ce sont des raquettes très profilées qui ont été conçues pour jouer du fond.

 

« La base, c’est le mini tennis »

 

C : Es-tu en train de nous dire qu’il faudrait que les pros jouent avec des raquettes en bois ?

EB : Non, mais pour avoir un tennis plus épuré et diversifié, il faudrait jouer avec une raquette moins profilée et un tamis plus petit. 98 pouces, c’est acceptable, mais idéalement c’est 95 ou 90. C’est comme la différence entre la technologie d’un appareil photo numérique et la beauté, la technique et le savoir faire d’un appareil manuel. A ski, tout le monde sait glisser, parce que le matériel est ultra léger et high tech. Mais quand on rentre dans les détails des freinages et des virages, c’est là qu’on définit un skieur. Beaucoup de gens savent glisser, mais peu savent skier. Au tennis c’est pareil. Beaucoup de joueurs savent renvoyer en puissance, mais il manque l’essentiel. Les écoles forment des joueurs standard. Mettre un joueur dans le top 100, ce n’est pas si compliqué. Le faire durer à ce niveau est une autre histoire. Pour moi, un joueur comme Stan Wawrinka est prévisible. On sait ce qu’il va faire, il va renvoyer la balle, il a son revers magique, mais il a peu d’autres resources. Oui, il a beaucoup de mérite, il a gagné trois Grands Chelems. Un pro qui travaille 8 heures par jour, ça paie. Ça paie une fois. Mais la constance, rester à ce niveau toute l’année, c’est autre chose. Federer a eu cette facilité grâce à ses variations. Il peut faire ce qu’il veut. Et ça, en termes d’économies d’énergie et de longévité, c’est énorme. Les joueurs n’apprennent pas cela aujourd’hui. Il faut solidifier les bases avant de passer à la suite. Et la base, c’est le mini tennis.

 

« On a une série de 200-300 gamins qui jouent tous de la même manière. Le joueur qui va arriver au sommet dans les prochaines années sera le joueur qui est capable de faire la différence. »

 

C : Tu as l’air de suivre encore énormément le circuit…

EB : Oui. Par exemple je trouve ce jeune Carlos Alcaraz impressionnant. C’est une version avancée de Nadal avec plus de resources, avec plus de souplesse. Avec son mental, on arrive à voir un peu Nadal, mais c’est un type qui a plus de resources, c’est extraordinaire ce qu’il fait sur le terrain à 18 ans. C’est un mec qui a tout ce qu’il faut. Chez les Américains, malgré leur relative faiblesse à l’heure actuelle, il y a Taylor Fritz qui pourrait avoir ses chances de monter dans le top 10, même si son coup droit est encore trop faible pour le top niveau, un peu comme celui de Zverev. Derrière il y a encore Frances Tiafoe, Tony Paul, j’aime bien Reilly Opelka, qui a su adapter son tennis à sa physionomie. Le tennis aux Etats-Unis est devenu moins intéressant qu’il l’était il y a une quinzaine d’années pour une raison très simple : le basket et le football américain paient mille fois plus et les sportifs américains ont cette facilité de ne pas avoir à se déplacer pour les sports collectifs majeurs, on peut tout faire en Amérique, de janvier à décembre. Le tennis pour moi, l’après [Big 3], c’est de ne pas tenter d’uniformiser, même si c’est le discours que j’entends partout dans les écoles et les académies. On a une série de 200-300 gamins qui jouent tous de la même manière. Le joueur qui va arriver au sommet dans les prochaines années sera le joueur qui est capable de faire la différence. C’est pareil pour les stars du tennis féminin. On a par exemple Timea Bacsinszky, qui est une très grande joueuse, une bosseuse, mais elle est plus réactive qu’active. Je ne l’ai jamais vue en position de dicter pour pouvoir s’imposer sur le long terme. A ce niveau, il faut une arme, quelque chose de définitif.

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C : Tu as cité pas mal de joueurs. As-tu eu l’occasion de croiser quelques grands noms sur le circuit ITF à l’époque ?

EB : Oui. J’ai été sparring de Wayne Ferreira. J’ai eu l’occasion aussi de taper avec les frères et sœur Wayne, Byron et Cara Black. J’ai suivi l’ascension de Lloyd Harris, j’étais sur place quand il a gagné le Future de Maputo en 2015 (n.d.l.r. l’actuel 33ème mondial, alors classé 1011ème, y avait gagné son premier tournoi de cette catégorie). J’ai aussi vu Nadal, Safin et Robredo, notamment, tout jeunes sur un circuit très important qui a lancé pas mal de joueurs à Lisbonne. 

 

C : On a parlé de raquettes, de technique et de tactique, il reste encore à aborder les balles. Peux-tu nous parler de ton projet de recyclage ?

EB : L’idée est apparue en 2016. J’avais quitté mon poste à Genève à la mission permanente de l’Union européenne auprès de l’OMC où j’avais travaillé 6 ans. J’étais hyper fatigué et j’ai commencé à penser à ce qu’on pouvait faire avec les balles de tennis. J’ai commencé à sonder les clubs en Suisse et il s’est avéré que les gens ne savaient pas quoi faire des balles de tennis usagées et cherchaient une solution. J’ai participé à un atelier d’entrepreneuriat au cours duquel j’ai commencé à construire mon business model. En 2020, j’ai commencé à travailler avec des associés, desquels je me suis séparé l’été dernier après avoir compris qu’ils voulaient s’approprier le concept. 

 

C : Et ce concept justement, il consiste en quoi ? Quel est le processus que doit suivre le joueur de tennis lambda pour se débarrasser de ses balles usagées ?

EB : Il y a un circuit de ramassage. Le but est d’installer des cartons recyclables dans chaque club, vous y mettez les balles usagées et dès que le contenant est plein, j’envoie un QR code au club pour l’expédier à un endroit que je vais lui indiquer. Ensuite une partie des balles sont expédiées au Portugal pour la fabrication de chaussures. Seulement une partie car les balles sont faites d’une matière qui est un polymère assez spécifique dont on ne peut utiliser que 10 à 15% pour fabriquer une paire de chaussures. J’attends les résultats d’un institut de polymères de Lisbonne qui me donnera d’autres alternatives de valorisation, notamment en faire des bracelets pour les montres ou des tapis de salles de sport. Idéalement, il faudrait trouver une solution locale pour cette partie, histoire d’avoir un circuit court et un meilleur bilan écologique. Il y a aussi une dimension sociale au projet. Une partie des revenus seront versés à des projets sociaux concernant les enfants issus de communautés migrantes en Suisse, pour financer les cotisations dans les clubs, pour qu’ils pratiquent le sport, que ce soit le tennis ou un autre sport. Une autre partie sera investie en Afrique dans des projets de développement. L’association est créée et je suis en contact avec les différentes entreprises responsables des différentes étapes. Swiss Tennis attend que le projet se concrétise pour l’agréer. Il me reste à lancer une campagne de crowdfunding pour assumer les coûts du projet et démarrer les activités. Il y aura une phase de test dans quelques clubs pour simuler le projet, suivie d’une phase d’implémentation et d’une phase d’expansion jusqu’à la clôture du projet dans quelques années au bout desquelles on pourrait estimer que le taux de recyclage de balles de tennis en Suisse est de 70 à 80%.

 

« On n’a pas besoin de dire qu’il faut être blanc et riche pour jouer au tennis, mais c’est une évidence. On ne voit pas de jeunes immigrants qui n’ont jamais touché de raquette dans les clubs. Sauf s’ils ont appris ailleurs. »

 

C : Il ne nous reste plus que la dernière de tes mille et une vies à aborder : l’inclusion par le sport et tes visites d’écoles et de clubs pour parler de ton expérience personnelle à ce sujet. Comment cela se passe-t-il en pratique ?

EB : J’ai été abordé par Swiss Sports History (n.d.l.r. une plateforme numérique dont le but est de faciliter l’accès à l’histoire du sport suisse au grand public) pour parler de racisme dans le sport. Dans le foot par exemple, on sait très bien que le racisme est omniprésent malgré tous les efforts. Au tennis, est-ce qu’il y a du racisme ? Aux Etats-Unis, les pionnières étaient les sœurs Williams, qui ont brisé les codes et qui ont souffert de pas mal de discrimination. Jusqu’à il y a une dizaine d’années, Serena et Venus n’avaient pas accès à certains country clubs, dû au fait qu’elles étaient noires. Le tennis reste un sport dans lequel les Noirs sont minoritaires. Dans la nouvelle génération il y a Frances Tiafoe, Coco Gauff, deux ou trois autres, mais ils restent minoritaires. En Suisse, il ne me semble pas que le racisme à proprement parler soit très présent. La problématique est davantage socio-économique. Les gens qui pratiquent le tennis sont des gens qui viennent de couches de la société qui sont aisées. On n’a pas besoin de dire qu’il faut être blanc et riche pour jouer au tennis, mais c’est une évidence. On ne voit pas de jeunes immigrants qui n’ont jamais touché de raquette dans les clubs. Sauf s’ils ont appris ailleurs. Je me demande ce qu’il serait advenu de moi si j’étais né en Suisse. Je n’aurais pas eu accès au tennis. Ma mère étant infirmière, elle m’aurait peut-être dit de faire du foot, n’ayant pas les moyens pour le tennis. Les coûts sont exhorbitants pour un jeune qui fait des déplacements pour des tournois par exemple. Le facteur budget élimine tout de suite pas mal de monde. Et il y a le facteur « indignation ». Quand je suis arrivé à Lausanne, j’ai parfois eu droit à des commentaires déplacés. Je suis allé dans un petit club de la ville et je me suis renseigné sur la procédure pour m’inscrire. On m’a posé beaucoup de questions : « Vous êtes sûr de vouloir jouer ici ? Vous avez déjà joué ? Vous savez jouer ? » Ce que je remarque aussi, quand il s’agit de donner des conseils aux gens en termes de tennis, quand je donne un avis différent, les gens ont toujours du mal à croire ce que je raconte. J’ai souvent dû confirmer, démontrer que j’avais raison pour gagner une certaine légitimité et la confiance des gens. 

Si la société était un peu plus ouverte par rapport à la différence, on pourrait aller chercher un prochain Federer. Tous les vendredis, je suis écrivain public pour l’association Point d’Appui. J’aide les communautés migrantes gratuitement. Je traite toutes sortes de dossiers, du CV jusqu’au type qui est à deux doigts d’être expulsé. La richesse de ces gens, l’envie de ces gens de percer, de faire tout ce qu’ils peuvent pour réussir est impressionnante. Dans le cadre de cette association, j’ai créé un projet qui s’appelle Sport et Intégration. On reçoit beaucoup de parents qui nous disent qu’ils aimeraient inscrire leur enfant au sport, mais les cotisations sont trop chères, ce qui restreint l’accès. On sait très bien l’impact positif que le sport a dans la vie des gens, d’autant plus à Lausanne, capitale olympique. Moi aussi, si je suis ici, c’est grâce au sport. J’ai donc créé un fonds solidaire, trois associations collaborent avec nous, et chaque fois qu’une famille vient nous parler de cette problématique, on finance la cotisation en collaboration avec la Ville de Lausanne. Tout ça pour dire qu’avec un peu plus d’ouverture et de subventions, on pourrait avoir d’excellents joueurs, mais pas forcément le Suisse comme toi auquel on s’attend. L’Histoire a montré que cela se passait souvent comme ça, même si on l’oublie parfois. Sampras est fils d’immigrés grecs, Agassi est fils d’immigrés iraniens. Dans la musique, George Michael s’appelle en fait Georgios Kyriacos Panayiotou, ses parents se sont adaptés, ils ont même changé de nom. Freddie Mercury est en fait Farrokh Bulsara et il vient de Zanzibar, au nord du Mozambique. Tous ces gens avaient suffisamment de rage, d’envie, pour concrétiser les opportunités qui leur ont été données et ils ont fait la différence dans notre patrimoine culturel. Donc c’est dommage qu’en Suisse cela reste un peu carré et très élitiste, très fermé par rapport à cela. Par rapport à la France et à la FFT notamment, il y a très peu de subventions en Suisse. En Espagne, c’est pareil qu’en France. Chaque décennie, ils sortent une trentaine de joueurs, dont 5-6 dans le top 10. Ce n’est pas grâce à la taille du pays, mais bien à l’investissement. En Suisse, une partie non négligeable de la population pratique le tennis, mais pour trouver un nouveau Federer, il faut avoir un parent qui gagne beaucoup d’argent et soit prêt à l’investir. Son enfant n’est pas issu de la fédération suisse de tennis. Le succès de Federer vient de Peter Carter, puis de Peter Lundgren, ensuite il a travaillé avec José Higueras (certes sans grand succès), Tony Roche, Paul Annacone, Stefan Edberg, Ivan Ljubicic. Severin Lüthi a un autre rôle, beaucoup plus complexe et invisible, difficile à expliquer. On comprendra un jour… Tout cela montre qu’on devrait écouter et donner des opportunités à des étrangers qui pourraient apporter d’autres méthodes visant à la fabrication d’un nouveau Federer. Mais il y a encore du travail, et les a priori dont je parlais participent à ce côté élitiste. Le fait de pouvoir en parler, d’éveiller les gens à cette problématique, c’est bien. De la même manière, on parle des femmes aujourd’hui non plus comme un tabou, mais comme un sujet qu’il faut affronter. Aujourd’hui on se bat pour les droits des femmes de façon explicite. Le fait d’en parler permet de désamorcer la chose et de se débarrasser des tabous. Et il y en a encore beaucoup au niveau racial, mais ça évolue.