Des hiéroglyphes sur mon carnet
Par Franck Ramella
« À quoi bon ? », se demanderont les mauvaises langues. À quoi bon tout pointer, jusqu’à la plus anonyme d’une deuxième balle du quatrième point du troisième jeu du premier set, quand vraiment plus rien n’y oblige ? Plus personne ou presque ne prête aujourd’hui attention à la restitution du compte rendu exhaustif d’un match. Long, ennuyeux, dépassé, dit-on. Il faut faire court et vite, people plus que technique. Dans le monde frétillant des nouveaux médias numériques, le suiveur est rivé au desk, les yeux sur tous les écrans de tous les matches, pour assurer la réactivité sur le web et twitter à gogo. Il est partout, et nulle part. Oui, pourquoi se noyer dans les détails alors qu’un GIF resituera mieux que tout l’atmosphère d’une rencontre ? Pourquoi s’échiner à synthétiser sur papier le revers court croisé (rcc ou revcoco ou bhcc, on y reviendra) à 4-4, 30-40 à grand renfort de points d’exclamation et/ou de surlignages à gros traits alors qu’un appel aux nouvelles techniques – dans l’intranet du site d’un tournoi – permettra de commander ledit point pour le revisionner pépère à l’écran ?
Et pourtant, si. Le carnet, secondé par son bic (quatre couleurs, c’est mieux), reste encore le meilleur ami des reporters, même les plus verts et les moins papivores. Personne ne regarde un match en freestyle avec sa mémoire comme seule alliée. Tout le monde écrit quelque chose, fébrilement ou pas. Et toujours dans des proportions bien supérieures aux besoins requis. La prise de notes, comme jadis à l’école, reste l’éternel et indispensable pense-bête. Cet exercice, primordial, dit tout de celui qui la rédige. L’analyse y distingue le névrosé, le maniaque, le distrait, l’appliqué, le pointilleux, l’artiste ou le négligent. Celui qui, d’un coup, peut restituer le pourcentage de deuxième balle dans les trois derniers jeux du match n’est pas loin de rendre la copie parfaite. Un autre vous dira combien chaque point aura fourni d’échanges : celui-là est incontestablement le champion du monde.
Mieux qu’un traceur GPS, la lecture des notes d’autrui vous signalera quand il s’est absenté, si le score passe brutalement de 1-2 à 3-3 sur la feuille blanche (pause pipi ?). Ou s’il a travaillé dans les conditions d’une deadline trépidante, au vu des mots bâclés qui commencent à s’envoler sur la copie en forme de hiéroglyphes inachevés, en suivant la courbe du palpitant de son auteur qui doit tout à la fois suivre le match et écrire son article.
Il n’y a pas plus fidèle qu’une prise de notes pour prouver l’univers géométrique, mathématique et artistique du tennis. Les chiffres et les lettres s’imbriquent dans ce qui peut ressembler à des gribouillis ou des estampes. On y traque le scoring, les séries de points consécutifs, le pourcentage de premières balles dans un jeu à forte tension, le nombre de balles de break sauvées, l’archivage des aces, le minutage des instants fatidiques, la multiplication des jeux blancs, la tendance lourde en fautes directes de revers. Tout l’art du reporter-
robot est de synthétiser ces données pour qu’elles soient toutes analysables en un coup d’œil à la fin, quelle que soit la durée du match.
Presque tout un art quand on connaît la multiplication des temps de jeu dans un match de tennis. L’objectif – et la raison première de la prise de notes – est de tout noter pour ne rien rater du ou des moments essentiels d’une rencontre qui peuvent intervenir à n’importe quel moment. Parfois, le premier point est celui qui va tout déterminer. Le « shift ot the momentum », comme disent les Anglais, peut aussi se cacher dans la jungle du deuxième set. 80 % des interactions d’une rencontre peuvent être déterminantes. Mais seules quelques-unes d’entre elles feront la différence. Raison de plus pour tout noter, afin d’être sûr d’extraire la substantifique moelle d’une partie qui peut partir dans tous les sens.
Le reporter fait aussi appel à la prise de notes – il ne faut pas s’en cacher – pour être bien sûr de rester concentré dans cet univers parfois anesthésiant d’une balle qui ne cesse de voler au cours de matches qui ne cessent de s’enchaîner. Pour garder le contrôle d’une attention qui peut s’égarer dans les tribunes, vers les nuages ou au plus près de son téléphone portable, le pointage méthodique de tous les points reste un moyen plus dynamique que l’absorption d’un double café serré.
Reste à savoir comment dompter son art de la synthèse et du gribouillage. On a l’impression de lire parfois un message codé en temps de guerre. FD CD ll (faute directe en coup droit long de ligne) ; BH UE (backhand unforced error) ; SG (service gagnant) ; Co (coup droit out) ; e (échange) ; Vf (volée filet) ; BB (balle de break)… et on en passe. C’est un langage universel, mais tout le monde adopte ses propres codes. Un voisin ne pourra jamais copier pour s’y retrouver dans le décompte d’une partie. Il y a mille manières de nommer les choses. Une double-faute sera DF pour les uns (un grand classique, certes), mais aussi X pour d’autres. Sans parler des Japonais qui brisent tous les codes. Un petit rond vide pour un coup gagnant, un petit triangle pour signaler une faute directe, un triangle noirci pour une double-faute, et un XX pour le break : nous voilà plongé dans un univers poétique qui détonne avec les rendus plus cliniques en pattes de mouche ou abréviations.
Certains arrivent à tout faire tenir en une ou deux pages, éclairées de touches de couleur pour alerter sur les moments forts, souvent les balles de break ou les balles de match. D’autres s’étendent sur plusieurs pages d’un petit carnet d’une écriture uniforme, sans aspérité, parfois même sans revenir à la ligne à chaque nouveau jeu, au point qu’on se demande comment ils arrivent à redonner du sens à ce magma. Mais ils y arrivent. S’il fallait signaler ceux qui auraient pu faire école dans l’art de l’extraction des données d’un match, on nommerait Philippe Bouin, l’ancienne plume de L’Équipe, à qui on rend toujours hommage en s’attelant au « bouin par bouin » – lire point par point – avant les gros matches pour tenter de rester aussi précis qu’il l’était. On pourrait aussi conseiller aux nouveaux la patte de l’Italien Ubaldo Scanagatta, qui tout au long de ses carnets de Grand Chelem archivés (il en a 151…) duplique sa façon bien à lui d’aligner les points du serveur au-dessus d’une ligne (et ceux du receveur en dessous), de compter le nombre de points de l’un ou de l’autre dans un jeu (4-1 à 40-15) pour les consigner en fin de set, d’encercler l’initiale de celui qui perd son service, etc.
Et l’émotion dans tout ça ? Oubliée dans cet univers pointilleux où s’enchaînent les 30, les 15, les gros points noirs (et les petits), les cercles et les carrés ? Un point d’exclamation bien senti, parfois, en dit beaucoup, certes. Mais ce serait oublier l’ajout d’une marge aux côtés de cet alignement des scores et des points. Pour une fois, tous les suiveurs sont d’accord. C’est là, dans cet espace réservé, qu’ils placent les remarques en tout genre qui humaniseront leur transcription mécanique.
Article publié dans COURTS n° 4, printemps 2019.