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De la fleur au fusil…

© Antoine Couvercelle

À l’origine perçu comme un moyen courtois d’engager le dialogue balistique, le service, du moins au plus haut niveau, s’est mû au fil des décennies en une arme meurtrière. Il n’est, en ce sens, pas seulement le coup le plus important du tennis : celui-ci aussi par lequel le jeu s’est révolutionné.

 

Il faut croire que les temps changent, et les gens aussi. Souvenez-vous de ce 5 juin 1989, et ce crime de lèse-majesté commis par Michael Chang sur le central de Roland-Garros, sous la forme d’un service à la cuillère expédié sans laisser d’adresse au n° 1 mondial de l’époque, Ivan Lendl, qui n’était pas (encore) connu pour son sens de la pitrerie. Ce dernier n’avait d’ailleurs que modérément goûté à la facétie, tout comme une partie des spectateurs, certains étant allés jusqu’à téléphoner aux organisateurs du tournoi pour les enjoindre de virer ce petit effronté au service outrepassant le cadre légal.

Illégal, vraiment ? Il est pourtant amusant de noter que plus d’un siècle plus tôt, en 1878, un autre pionnier de la raquette, le Britannique Arthur Thomas Myers, avait suscité l’émoi lors de la deuxième édition de Wimbledon en faisant précisément l’inverse de Chang : il avait été le premier à servir au-dessus de la tête. À l’époque, le service « par en dessous » était la norme, si possible avec courtoisie et sans chercher à faire mal à l’adversaire. Toute autre manière d’engager le dialogue balistique eût été considérée comme une incongruité fort discourtoise.

Pour le comprendre, il faut, comme souvent, se plonger dans les racines du tennis, qui se trouvent dans le jeu de paume. Rien que le mot « service » vient d’ailleurs du jeu des rois, vraisemblablement dû au fait qu’à l’époque, les serviteurs de la Cour étaient chargés de mettre la balle en jeu face au souverain. Chose qu’ils faisaient en prenant, on l’imagine, beaucoup de pincettes. L’idée n’était pas de froisser le monarque. Encore moins de lui coller un ace. On en a vu se faire décapiter pour moins que ça.

© Ray Giubilo

Zone en losange et formule de politesse

À la base, le service est donc une aimable mise en jeu que les paumiers accompagnent d’une formule de politesse audible, laquelle donnera naissance au nom de notre sport préféré : « tenés ! », ou « teneiz ! » – « tenez » en vieux français –, devenu « tennis » de l’autre côté de la Manche, avec l’accent anglais. On imagine aujourd’hui un John Isner ou

un Ivo Karlović prévenir gentiment son adversaire avant de lui asséner un obus à 230 km/h…

Lorsque le « lawn tennis » est codifié en 1874 par le Major Walter Wingfield, le service conserve dans un premier temps sa tradition de coup neutre. Comme au jeu de paume, on a droit à deux balles de service – une spécificité établie, selon certains historiens, à la demande du roi Henri VIII d’Angleterre – et il n’est d’abord possible de servir que d’un seul côté du terrain. Et ce, depuis une zone en forme de losange tracée au milieu du court, tandis que les carrés de service n’existent pas encore. Et puis, les règles évoluent peu à peu jusqu’à présenter une forme beaucoup plus aboutie à partir de la première édition de Wimbledon, en 1877 : le terrain a alors ses dimensions et sa forme rectangulaire définitives (il était au départ en forme de sablier) et le service s’effectue désormais depuis la ligne de fond de court, d’un côté ou de l’autre.

Seule différence, de taille (si l’on peut dire) : celle du filet, qui, bien que rabaissé, reste à une hauteur nettement supérieure à celle d’aujourd’hui (1,22 m contre 0,91 cm). Ce qui ne facilite pas la tâche des serveurs, et explique peut-être la règle du « let » également mise en place lors de ces années d’exploration. D’après le journaliste américain Bud Collins et son ouvrage de référence « The Bud Collins History of Tennis », les organisateurs de Wimbledon ajustent d’année en année la hauteur du filet ainsi que la taille des carrés de service en se basant sur le nombre de points remportés par les serveurs. Ce n’est qu’en 1882 que l’on arrive au compromis toujours en vigueur aujourd’hui, même s’il a été maintes fois discuté depuis. À ce moment-là, les Internationaux des États-Unis ont déjà été créés. Et plus un joueur ne sert à la cuillère.

 

Comment les Américains ont révolutionné le service

Ce n’est pas pour autant que le service est d’ores et déjà devenu une manière directe de gagner le point. Ce n’est ni dans les mœurs, ni une évidence avec le matériel de l’époque. Mais c’est en revanche à partir de là qu’il se développe de manière exponentielle. Et ce en grande partie grâce aux joueurs américains, qui vont apporter à ce jeu so british leur culture du lancer agressif, hérité en pratiquant dès l’enfance le base-ball ou le football américain, des sports dont la naissance sur le Nouveau-Continent est antérieure à celle tennis.

Des joueurs comme Dwight Davis, l’inventeur de la Coupe éponyme, ou son comparse Holcombe Ward, vainqueur des Internationaux des États-Unis en 1904, se distinguent par une étrange et fascinante capacité à imprimer un effet à la balle. Un drôle d’effet dit « twisté », à mi-chemin entre le kick et le slice, voire parfois carrément un effet « inversé » qui n’a plus cours aujourd’hui sauf dans des exhibitions de Mansour Bahrami ou certains matches de Nick Kyrgios. Après une défaite en trois petits sets face au binôme Ward/Davis lors d’un double de Coupe Davis en 1900, le Britannique Herbert Roper-Barrett aura ainsi cette réflexion : « Les services twistés des Américains nous arrivaient dessus comme des prunes ovales en mouvement. Nous n’avions jamais vu un service comme cela auparavant. C’était assez déconcertant. »

D’autant plus encouragés par le développement des premiers courts en dur sur la côte Ouest, les Américains vont exploiter à fond cette identité de jeu qui fait leur force. Double vainqueur des Internationaux des États-Unis en 1912 et 1913, Maurice McLoughlin, alias la « Comète californienne », est peut-être à considérer comme le premier « servebot » de l’histoire du tennis. Son style aura en tout cas une grande influence sur celui que l’on peut considérer cette fois sans hésiter comme le premier grand serveur de l’histoire : Bill Tilden, vainqueur de 10 titres du Grand Chelem entre 1920 et 1930, décennie qu’il aura durablement marquée de son empreinte.

Outre par son côté volontiers provocateur et ses mœurs contestables, Bill Tilden heurte une partie de l’opinion par la qualité presque effrayante de son service, même si sa palette technique est loin de se réduire à ce seul aspect. Exploitant parfaitement sa grande taille (1,88 m), il est celui qui, par son aura et son palmarès, fait véritablement prendre conscience de l’importance de bien réussir le tout premier coup de l’échange.

Ça ne plaît pas à tout le monde, paraît-il. Dans l’esprit de beaucoup, le tennis reste ce sport de gentlemen dont le service doit rester l’emblème de courtoisie entre les deux adversaires. Mais Tilden est arrivé, troquant les roses de bienvenue contre des coups de fusil considérés comme des déclarations de guerre. « Quand il s’apprêtait à servir, la silhouette de Tilden suggérait celle d’un pharaon égyptien sur le point d’administrer un châtiment », ainsi que l’écrit joliment un chroniqueur de l’époque.

© Ray Giubilo

Mousquetaires et chasse aux sorcières

Mais on ne lutte pas contre un mouvement en marche, encore moins contre le progrès. Tilden a le mérite d’amorcer un profond changement dans la manière de jouer. Ironie du sort, en 1930, il est sorti des Internationaux des États-Unis par son compatriote John Doeg (lauréat du tournoi cette année-là), un grand gaucher qui lui colle 28 aces tout au long de sa victoire en quatre sets (10/8, 6/3, 3/6, 12/10).

Citons aussi un autre Américain : Ellsworth Vines, un beau bébé de 1,85 m reconnaissable à sa casquette blanche, auteur de 30 aces en 12 jeux de service lors de la finale de Wimbledon 1932 face au local Bunny Austin (6/4, 6/2, 6/0). Dont un sur la balle de match qui aurait été mesuré – ou estimé – à 195 km/h. Vrai ou faux, le Britannique, lui, ne s’en est en tout cas pas remis. « Sur ce dernier point, je l’ai vu amorcer son geste, puis j’ai entendu la balle percuter la bâche de fond de court. Après, j’ai entendu l’arbitre dire «Jeu, set et match», c’est comme ça que j’ai compris que c’était fini. Parce qu’entre-temps, je n’ai pas vu la balle passer… »

Il est vrai que du côté Est de l’Atlantique, on est encore un peu à la traîne sur ce geste. En France, où la formation se fait essentiellement sur terre battue, peu de joueurs – et même aucun – sont considérés comme des grands serveurs jusqu’à l’avènement du géant Yvon Petra (1,95 m), vainqueur de Wimbledon en 1946. Pas même les Mousquetaires. L’influence grandissante du service, d’autant plus prégnante dans les gymnases en bois ultrarapides où sont organisées pas mal de tournées professionnelles dans lesquelles Pancho Gonzales fait régner la terreur avec sa puissance de feu, n’est d’ailleurs pas forcément vue d’un très bon œil dans l’Hexagone. Notamment par les hommes forts du tennis français des Années Folles.

Jean Borotra, qui a pris des responsabilités au sein des instances à la fin de sa carrière (en tant que président d’honneur de la Fédération française ou vice-président de la Fédération internationale), émet ainsi différentes idées pour réduire l’avantage pris par les serveurs, comme la suppression de la deuxième balle de service. Né en 1944, l’ancien joueur français Patrice Beust se souvient avoir lui-même, au cours de ses années de formation, été le « cobaye » de « plusieurs expériences plus ou moins saugrenues, comme la pose d’une deuxième ligne de service à environ 20 cm derrière la ligne de fond. Aucune n’a abouti mais à ce moment-là, les instances cherchaient plutôt à trouver une règle permettant de défavoriser le serveur. »

 

1961, l’année de la révolution

C’est pourtant rigoureusement l’inverse qui finit par arriver. En 1961, nouveau gros tournant dans l’histoire du service lorsque la Fédération internationale accorde aux serveurs le droit de sauter à l’impact. Une modification rarissime des règles du jeu peut-être aussi rendue nécessaire par la difficulté grandissante de « tenir » au sol des serveurs de plus en plus enclins à s’élever. Pour les juges de ligne préposés aux fautes de pied, la mission de surveillance demande autant de vigilance que celle des commissaires chargés de vérifier que les marcheurs athlétiques gardent toujours au moins un pied en contact avec le sol.

Encore que… On dit ça, mais la différence n’est pas si flagrante lors des premières années après l’instauration de cette nouvelle règle. La plupart des champions, et on les comprend, rechignent à transformer radicalement leur manière de servir. Même si on en voit certains essayer d’exploiter à fond leur liberté de « jump », comme l’Espagnol Jose Luis Arilla, le premier champion de renom à frapper les esprits par sa capacité à sauter à l’impact n’émerge que dans la deuxième partie des années 60 : il s’appelle Arthur Ashe, et il fait également partie de ceux qui vont profiter de l’arrivée concomitante des premières raquettes en aluminium pour emmener le service vers une nouvelle dimension.

Mais pour la plupart, au début, il est compliqué de savoir sur quel pied danser. « Beaucoup se sont demandé s’il était préférable de retomber sur le pied droit ou sur le pied gauche », se souvient également Patrice Beust qui, après sa carrière, est devenu responsable du premier tennis-études National du Nice LTC, où a été formé Yannick Noah. « Au départ, comme le pied gauche était collé au sol en raison de l’interdiction de sauter, le plus naturel était de retomber sur le pied droit (pour les droitiers, Ndlr), dans une sorte de saut en ciseaux. Et puis, d’autres ont compris l’intérêt de retomber sur le pied gauche, comme Arthur Ashe. Au final, c’est devenu un choix très personnel, selon son gabarit, sa gestuelle et aussi son pied d’appui. »

© Ray Giubilo

Saut en ciseaux ou saut en sursaut ?

En résumé, deux écoles de service apparaissent alors : le service avec saut en ciseaux, popularisé par Yannick Noah (ou Boris Becker après lui) ; et le service avec saut en sursaut. « Le premier entraîne plus d’engagement de tout le corps vers l’avant et permet d’enchaîner rapidement vers le filet, alors que le second mobilise plus de masse athlétique et permet d’aller plus haut », nous éclaire l’ancien entraîneur des équipes de France et de Suisse de Coupe Davis, Georges Deniau. « Quoi qu’il en soit, cette nouvelle règle a emmené beaucoup de puissance au service : car le fait de pouvoir sauter permet non seulement de pouvoir frapper la balle plus haut, mais aussi plus penché vers l’avant. »

Exemple frappant : John McEnroe, qui contribue à révolutionner le service en retombant une bonne cinquantaine de centimètres à l’intérieur du court après le sien. Et ce grâce à un lancer de balle assez haut, mais surtout très en avant. Un changement là aussi assez notable. Jusque dans les années 60, tous les joueurs frappent la balle en phase montante, ou quasiment. À partir des années 70, on se rend compte que le fait de pouvoir sauter pour aller chercher la balle plus haut emmène un lancer, lui aussi, plus aérien. Parfois à l’excès, à l’image d’Ivan Lendl « dont la balle retombait mouillée tellement il la lançait haut », s’amuse Patrice Beust. L’école tchécoslovaque, que voulez-vous…

Quant au service en ciseaux, il va progressivement disparaître au fil des années, sacrifié probablement sur l’autel du service-volée. Le développement d’un tennis plus en force fait que les joueurs ont moins besoin d’aller loin que d’aller haut. Moins besoin de frapper vite que de frapper fort. Ensuite, la technique en elle-même n’évolue guère plus, mais le service ne cesse de gagner en puissance grâce aux progrès du matériel, notamment l’avènement des cadres en graphite.

Auteur d’un obus estimé à 246 km/h en 1978 à Las Vegas, Roscoe Tanner a longtemps détenu le record du service le plus rapide, avant de se faire détrôner 26 ans plus tard par Andy Roddick, qui pousse à 249 km/h en 2004 lors d’une rencontre de Coupe Davis. Aujourd’hui, le record officiel est détenu par John Isner avec un missile projeté à 258 km/h, en 2016, également lors d’une rencontre de Coupe Davis. Les Américains, encore et toujours… Cela dit, le record de vitesse officieux est détenu par un Australien, Sam Groth (263 km/h). Mais c’était lors d’un Challenger (à Busan, en 2012), une catégorie de tournoi qui ne permet pas à l’ATP d’homologuer les statistiques.

 

1477 aces en une saison, record à battre

Depuis toujours, le constat est donc le même : toujours plus vite, toujours plus fort. On s’aperçoit toutefois que depuis une dizaine d’années, les vitesses de service ont atteint un niveau vertigineux, tout comme le nombre d’aces. D’ailleurs, si le service a (évidemment) toujours une importance capitale, il n’est peut-être pas à l’apogée de son impact sur le jeu. « C’est peut-être dans les années 80 à 90 que le service a été le plus prépondérant, constate l’ancien DTN français (et entraîneur de Yannick Noah, entre autres) Patrice Hagelauer. Parce qu’à cette époque, les surfaces étaient encore très rapides. Et les relanceurs, il faut le dire aussi, beaucoup moins bons qu’aujourd’hui. »

Il est vrai que la chasse aux sorcières menée à l’encontre des gros serveurs n’a sûrement jamais été aussi forte qu’au cœur des années 90, période où la multiplication des aces dans des matches cruciaux commence sérieusement à ennuyer le public. C’est en 1996, par exemple, que Goran Ivanišević établit le record d’aces réussis au cours d’une même saison (1477). Tel un serpent de mer, d’éternelles propositions comme la suppression de la deuxième balle refont surface pour limiter la prolifération de ces spectacles – disons-le – un brin tue-l’amour. En vain. On ne touche pas ainsi à l’essence du jeu. Le choix sera plutôt fait de ralentir les surfaces.

Lien de cause à effet ou pas, le retour est devenu probablement le coup le plus en progrès lors de ces dernières années. Mais le service, malgré tout, a continué de connaître une belle évolution, certes moins visible, mais bel et bien réelle. « On voit aujourd’hui des joueurs qui sont capables d’effectuer tous les types de service avec un lancer de balle absolument identique, poursuit ainsi Patrice Hagelauer. Federer notamment a développé cette capacité grâce à une énorme action de la main et du poignet. Mais il n’est pas le seul. »

D’ailleurs, si les tout meilleurs serveurs sont peut-être arrivés à un niveau colossal qu’il sera difficile de continuer à améliorer, la qualité moyenne de l’ensemble du circuit s’est en revanche sensiblement élevée. Désormais, il n’y a plus de « mauvais » serveurs. Ceux qui sont capables de passer la barre déjà très respectable des 500 aces par saison sont beaucoup plus nombreux que par le passé. Et ce, alors que la qualité de relance a considérablement augmenté, tandis que les surfaces, on l’a dit, ont été ralenties.

Un choix critiquable, mais qui a atteint son but premier : augmenter la durée des échanges, et limiter la capacité de nuisance des gros serveurs. Et pourtant, ces derniers sont de plus en plus nombreux à une époque qui a vu émerger une génération de « servebots » de plus de deux mètres tels Ivo Karlović, John Isner ou Kevin Anderson, un trio à plus de 1 000 aces chacun lors de la saison 2015 (record du genre). Mais avec tout le respect que l’on peut avoir pour leur carrière, aucun n’a le palmarès d’un Goran Ivanišević, d’un Richard Krajicek ou d’un Roscoe Tanner, tous vainqueurs de Grand Chelem.

« Pour aller encore plus haut, il m’a manqué un gros service », disait récemment Richard Gasquet lors d’un live Instagram avec Nicolas Mahut. C’est vrai, mais pour autant, un gros service est désormais loin de suffire pour aller au sommet. Fut un temps où, à l’instar d’un Pete Sampras, sans hésitation l’une des plus fines gâchettes de l’histoire (notamment en deuxième balle), les meilleurs serveurs pouvaient être les meilleurs joueurs. C’est loin d’être le cas aujourd’hui. Et cela fait longtemps, nous semble-t-il, que l’on n’a plus entendu parler de supprimer la deuxième balle. 

 

Article publié dans COURTS n° 13, automne 2022.