Daniil Medvedev
L’âme russe
Par Rémi Capber
Vous connaissez Daniil. Peut-être Medvedev. Et de nombreux Daniil Medvedev. Sur le court comme en dehors, le Russe, finaliste du dernier US Open, échappe aux étiquettes. Portrait.
« C’est comme les poupées russes qui s’emboîtent. Il y en a une grande et, en dessous, il y a des nuances de jeu. » C’était il y a quelques semaines. Daniil Medvedev n’était pas encore finaliste de l’US Open. Mais le Russe de 23 ans venait de vivre ses premiers bouleversements estivaux, à l’heure où les fans gardent sur le circuit un œil un peu distant, les pieds dans le sable chaud et le spritz à la main, dans un grand verre bien frais. Gilles Cervara, son entraîneur français, se réjouissait des possibilités de son poulain, après que ce dernier eut soulevé le vase déroutant du Masters 1000 de Cincinnati.
Les poupées russes. Un poncif, un vrai, à l’heure d’évoquer en vrac : le pays des tsars et du communisme moustachu, les immensités d’acier, de bronze ou de béton des statues soviétiques, les babouchkas en chapkas et robes longues, jamais loin du samovar familial dans l’isba sibérienne… Parmi ces allégories figurant la Mère Russie, la matriochka aux joues rouges, qui renferme une matriochka aux joues rouges, elle-même dévoilant une matriochka aux joues rouges, raconte un peu de l’âme russe : la vérité se cache toujours derrière les apparences et il faut ouvrir bien des poupées gigognes pour comprendre une personne.
Le Joueur, Fiodor Dostoïevski (1866)
Sa silhouette de grand escogriffe n’a pas grand-chose à voir avec ces sympathiques poupées replètes, mais Daniil Medvedev semble parfois nous montrer une nouvelle matriochka à chacun de ses coups de raquette. « Il est capable de jouer plusieurs types de jeu », continue Gilles Cervara dans L’Équipe, au milieu du mois d’août. « Il peut avoir des coups très tendus, très plats et très longs. Il peut jouer sans rythme. Mais il est aussi capable de développer un jeu hyper agressif et de mettre des coups de fond de court qui font des points gagnants. » De monter au filet, également, à l’image de sa finale face à Rafael Nadal, à l’US Open : il était allé chercher 30 % de ses points à la volée… Stan Wawrinka en a d’ailleurs subi les conséquences en quart de finale. Ses qualificatifs ? Solide. Un jeu pénible à jouer. Différent. Revers très à plat. Et le Suisse de conclure : « Il est très fort pour vous faire perdre votre rythme. »
Dans une chronique pour L’Équipe, Mats Wilander, qui compare le bonhomme à un félin de sa génération, le chat Mecir, au jeu tout aussi illisible, l’exprime en des termes bien plus crus : « Daniil Medvedev vous pousse à croire que vous jouez un tennis de merde. »
Lui pratique un tennis anachronique, soutenu par un sens du jeu ébouriffant. Un coup droit à la préparation étrange, un revers qui va chercher loin, loin derrière, une âme de contreur qui vous met en échec, mais une adaptation permanente aux circonstances, possible lorsqu’on sait tout faire. « J’essaie de faire rater aux joueurs des coups qu’ils n’ont pas l’habitude de jouer », confirme-t-il en conférence de presse. « J’ai gagné de nombreux matchs simplement parce que l’adversaire ne s’habituait pas à mon jeu et ratait beaucoup. » Faire en sorte que son vis-à-vis réfléchisse, gamberge, tergiverse, au point qu’il ne sache plus comment ni quoi faire. L’amener à ouvrir, confiant, une matriochka sur le tout premier point ; en montrer une nouvelle sur le deuxième à ce joueur curieux ; le voir en sortir, étonné, une troisième dans la foulée, puis une quatrième et une cinquième… « Une série comporte le plus souvent cinq, sept ou dix poupées, détaille l’indispensable Wikipédia, mais peut aller, pour les plus grands modèles, jusqu’à 64. » 64. L’adversaire de Daniil Medvedev risque bien d’en casser sa raquette.
Guerre…
À moins que le Russe ne casse la sienne avant ? Car, si l’on peut éplucher son jeu comme un oignon, l’on découvre aussi nombre de Daniil et de Medvedev à le regarder évoluer sur et en dehors des courts… C’est un mètre 98 qui a tendance à se faire plus petit qu’il ne l’est, plutôt discret, pas tape-à-l’œil : dans le privé, ce garçon est « limite effacé », témoignait Jean-René Lisnard pour 20 Minutes, durant l’US Open. Lui le voit évoluer au quotidien puisqu’il l’accueille au sein de son académie, Elite Tennis Center, depuis 2014. « Quand il vient manger au club, c’est vraiment Monsieur Tout-le-monde. Il passe inaperçu. Il a beaucoup de distance vis-à-vis du star system. » Docteur Jekyll lui-même dépeint pourtant une réalité plus contrastée : « Je suis vraiment quelqu’un de particulier. À l’extérieur du court, je parais, à mes yeux et à ceux des gens qui m’entourent, très simple, facile et calme. Mais, en fait, mon monde intérieur est très complexe et difficile. Je dirais qu’il est incompréhensible, même pour moi. »
Mister Hyde n’est donc jamais bien loin et la matriochka gironde et sémillante peut soudain révéler… une Baba Yaga échevelée, aux dents longues, qui ne tend qu’à une chose : faire rôtir dans son four les gamins polissons. C’est heureux pour lui, pour nous, pour eux, mais Daniil ne partage pas pleinement les penchants de cette sorcière slave – question d’appétit ? D’ailleurs, le ramasseur de balles contre lequel il s’était emporté lors de son match face à Feliciano Lopez, à New York, n’était pas un bambin. Mais c’est ce Medvedev qui se laisse parfois prendre par la folie d’un sport : le doigt d’honneur masqué au public, les piécettes lâchées au pied de la chaise d’arbitre à Wimbledon, en 2017, l’insidieuse réflexion faite à cette autre arbitre, au Challenger de Savannah, menant à sa disqualification…
… et paix, Léon Tolstoï (1865)
« McEnroe utilisait sa colère et se nourrissait des réactions du public », explique une psychologue du sport interrogée par le New York Post. « Les fans peuvent adorer cette façon de faire, mais aussi la haïr. Et, lorsqu’ils commencent à la haïr, cela devient assez problématique pour qui la laisse courir et se développer. » Truisme tennistique, nous direz-vous ! Mais c’est aussi pour cela que Daniil Medvedev a décidé d’enrichir son staff d’une préparatrice mentale. Aux côtés de Gilles Cervara, son coach, et d’Eric Hernandez, son préparateur physique, Francisca Dauzet l’aide désormais à se canaliser sur le court. À transformer l’énervement en énergie positive.
Dans un très bel entretien accordé à L’Équipe, fin août dernier, Daniil Medvedev raconte la genèse de cette démarche pas si courante : « J’ai compris que je ne pouvais pas faire les conneries que je faisais avant, sinon j’allais passer ma vie à être disqualifié. Vous n’imaginez même pas comment j’étais jusqu’à 19 ans… […] Crier, pleurer, casser des raquettes… Je faisais tout. Tout ce que vous pouvez imaginer, je le faisais. […] Et après chaque défaite, je me disais : pour quelle raison je fais ça ? »
Baba Yaga s’est adoucie… À Flushing Meadows, elle est d’abord retombée dans ses travers en chambrant volontairement ce public qui l’avait prise en grippe suite à ses frasques face à Lopez.
La scène a fait le tour du monde : Daniil Medvedev, les deux pieds bien rivés au Decoturf américain, qui agite ses bras moqueurs afin de recevoir les sifflets comme on reçoit des fleurs. Une esbrouffe rapidement suivie d’excuses : « J’ai été idiot, pour être honnête. Je fais parfois des choses dont je ne suis pas fier et je travaille à être une meilleure personne sur le court, parce que je pense que j’en suis une en dehors. » Face à Köpfer, il s’est contenté de charrier le public en interview… Avant de faire pleinement amende honorable à l’issue de son succès sur Wawrinka. Mission accomplie : s’il est toujours « the villain », incarnant le méchant pour les manichéens, ce « love-him-or-hate-him » des médias, Daniil Medvedev est surtout, désormais, une sacrée personnalité tennistique… à même d’aller chercher, à terme, la première place mondiale ?
La Mère, Maxime Gorki (1907)
Et pourquoi pas ? S’il y parvient, ce sera décidément grâce à une autre matriochka… Son clan. Un manuel pour professeurs aux pages un peu vieillottes rappelle l’essence de ces poupées gigognes : « Elles symbolisent les valeurs fondamentales : maternité, famille, collectivisme, unité et chaleur humaine. » La maman, Olga, le papa, Sergey, sans lien avec la petite balle jaune, qui avaient plutôt prévu de mettre leur Daniil à la natation à l’heure de lui trouver un sport. « Quand on est arrivés à la piscine pour la première fois, on a vu une annonce qui donnait les infos sur les sélections pour le groupe de tennis… » « Le hasard a créé telle situation ; le génie s’en est servi » : c’est ce que l’histoire retiendra, comme le disait Tolstoï. Elle retiendra aussi Madame, Daria, puisqu’à 23 ans, il est déjà marié… « Elle m’aide énormément, simplement en se tenant ici, à mes côtés. J’ai commencé mon ascension le jour où je l’ai demandée en mariage. C’était en 2018, à Wimbledon, j’étais 67 e mondial… À la fin de l’année, j’étais 16 e. »
Pour autant, cette poupée russe en révèle une autre, également tricolore, tendant au bleu-blanc-rouge plutôt qu’au blanc-bleu-rouge. Car Daniil Medvedev est bien le plus français des joueurs russes. C’est à 18 ans qu’il s’exile de son berceau moscovite pour progresser. Direction Cannes, ses plages de sable et ses courts en terre, où habite sa sœur, et la structure de Jean-René Lisnard, Elite Tennis Center. Un coach français, un préparateur physique français, une préparatrice mentale française… Sans parler de Tecnifibre, son équipementier raquette, et de Lacoste, qui l’habille depuis mars. Ce multiculturalisme colle bien à ce personnage insaisissable, qui doit entendre plus souvent la langue de Molière que celle de Pouchkine. Rien de bien étonnant… Chapka sur la tête, valenki aux pieds, mais baguette sous le bras et camembert pas loin : la matriochka franco-russe survit depuis des siècles, des poèmes de Pouchkine en français aux dialogues de Tolstoï aux accents parisiens !
Ne reste plus qu’une dernière matriochka… Celle du succès. Daniil Medvedev en a découvert les premières pièces cet été. Le bois est noble, la peinture clinquante et des reflets fugaces laissent deviner un peu d’argent ou de doré, ceux des trophées. Elle est symbole de prospérité, raconte cette Russie des touristes, que le monde entier connaît. Qui sait s’il en trouvera cinq, sept, dix… ou 64 ?
Article publié dans COURTS n° 6, automne 2019.