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Daniil Medvedev, la diagonale du fou :

du niveau Challenger début 2018, à presque 22 ans, au sacre de l’US Open 2021

 

Daniil Medvedev, roi de l'US Open 2021, © Ray Giubilo

En janvier 2018, à Playford en Australie, Daniil Medvedev joue son dernier tournoi Challenger, un mois avant de monter sur ses 22 balais. Un peu plus de trois saisons et demie plus tard, le voilà vainqueur de l’US Open et numéro 2 mondial. Un parcours inattendu tracé grâce à des transformations mentale, physique et tactique accompagnées, notamment, par Gilles Cervara.

Rectangle au sein duquel sont dessinés des cercles, la géométrie d’une plaque de cuisson n’a pas grand-chose à voir avec celle d’un terrain de tennis. Elle est, à la rigueur, bien plus proche d’un tracé de hockey sur glace. Pourtant, le court a un point commun avec cet appareil chauffant. Dès qu’on y pose le pied, il est capable de faire fumer les émotions des cocottes-minute les plus résistantes. Certains joueurs – aussi bien amateurs que professionnels – adorables au quotidien y voient leurs bouches se transformer en soupapes prêtes à cracher leurs furies pour évacuer la pression. « Je ne sais pas si je suis une gentille ou une bonne personne, mais dans la vie je suis très calme, explique Daniil Medvedev en conférence de presse de l’US Open après sa qualification pour la finale en 2019. En dehors du court, pour m’énerver, il faut vraiment faire quelque chose qui me rend dingue tout au long d’une semaine, comme venir frapper à ma porte d’hôtel tous les jours à 6 h du matin. En fait, je ne sais vraiment pas pourquoi tous mes démons ressurgissent quand je joue au tennis. »

Amis, Daniil Medvedev et Andrey Rublev se connaissent depuis l’époque des billes et culottes courtes. Tous deux Moscovites, le premier étant né en 1997, le second l’année suivante, ils grandissent en s’affrontant. Ils n’ont que 6 et 7 ans quand il se font face en tournoi pour la première fois. Alors hauts comme trois pommes, ils en font voir des vertes et des pas mûres à chacun de leurs duels. « Daniil jetait sa raquette, mais sans pleurer ou pleurnicher, raconte le plus jeune des deux lors d’un entretien accordé à Sports.ru. Au lieu de ça, il pouvait crier sur tout et tout le monde, y compris les arbitres. Il était fou à ce point. Il n’hésitait pas à dire à l’arbitre ce qu’il pensait de lui. Si quelqu’un passait simplement par-là, aux abords du court, il était capable de lui dire d’aller se faire voir. » S’il l’a joue Judas en balançant son compère, Rublev se crucifie également. « Moi, en plus de balancer aussi ma raquette, je chouinais et pleurais, ajoute-t-il. Il m’est aussi arrivé d’attraper une poignée de terre battue et de la manger. » Après avoir pleuré comme une madeleine, rien de tel qu’un bon sablé pour se remonter le moral.

En grandissant, la fameuse « gestion des émotions » est restée source de difficulté pour le surnommé « Danya ». Fréquemment, au détour de questions posées par les journalistes, le Russe se décrit comme « complètement fou » en se remémorant ses jeunes années. « Quand j’étais junior, j’avais beaucoup de problèmes avec mon attitude, a-t-il précisé, toujours à New York. Je n’allais pas jusqu’à me faire disqualifier, mais je prenais facilement des points et jeux de pénalité. Quand j’avais 14 ans, 16 ans, je pouvais m’embrouiller avec les entraîneurs de mes adversaires pendant les matchs, simplement parce que je pensais qu’ils applaudissaient mes doubles fautes ou autre. Je hurlais sur eux, ils hurlaient sur moi en retour et beaucoup disaient alors : “OK… Ce gars est complètement taré ! Il ne deviendra jamais un bon joueur de tennis.” » Quelques années plus tard, en 2017, « Daniil le fou », 21 ans, débarque à Wimbledon dans la peau du 49e joueur mondial. D’entrée, il s’offre le premier top 20 de sa carrière. Pas n’importe lequel. Stan Wawrinka, 3e du classement ATP. 

Puis, au deuxième tour, les vieux démons reviennent danser sous son crâne. Jusqu’à faire chauffer la piste de danse au point d’entraîner Medvedev vers l’enfer de ses propres affres. Sur les nerfs, battu 6/4 6/2 3/6 2/6 6/3 par Ruben Bemelmans malgré un break d’avance dans l’ultime manche, il dépasse un tantinet les bornes. Après avoir serré la pogne du Belge, il se dirige vers son sac et en sort un porte-monnaie. Sans mot dire, frustré par plusieurs décisions au cours de la rencontre, il jette des piécettes au pied de de la chaise d’arbitre sur laquelle est encore perchée Mariana Alves. « C’était stupide de faire ça, regrette-t-il ensuite en conférence de presse. J’étais frustré, et je ne voulais pas dire qu’elle était corrompue ou quoi que ce soit. Certes, pendant le match, j’ai eu l’impression que les décisions n’étaient pas en ma faveur (il a même demandé un changement d’arbitre, requête évidemment refusée par le superviseur). Mais ce n’est pas une raison. Les arbitres sont humains, ils peuvent se tromper. Moi aussi, en tant que joueur, je fais des erreurs. La seule chose à faire maintenant est de demander à ce qu’on veuille bien m’excuser pour mon comportement. » Ce geste lui vaut finalement une amende de 12 700 € sur ses gains de près de 65 000 €. 

Mais ce n’est pas au compte en banque que ce genre d’attitude lui fait le plus mal. La déception à son propre égard lui secoue les méninges et lui tord les boyaux. On l’imagine aisément ressasser la scène, front contre le mur, au cours d’une douche interminable après la partie. Parce que le bougre s’en veut, et ne se comprend pas. Comme s’il était étranger à lui-même. « À chaque fois que je me conduisais mal sur le court, je me posais seul avec moi-même (après le match), confie-t-il, toujours à Flushing Meadows en 2019. Je me disais : “Je ne suis pas comme ça dans la vie ‘normale’. Je n’ai pas envie de faire des choses de ce genre.” Donc j’ai beaucoup travaillé, dur, là-dessus et j’ai fait de gros progrès. Même si parfois je dérape encore un peu (sourire). » Sans ça, jamais il ne serait devenu, le 15 mars 2021, le premier joueur non membre du quatuor Nadal, Federer, Djokovic, Murray à intégrer le top 2 depuis le 25 juillet 2005. Une progression qu’il doit, entre autres, à son coach.

Gilles Cervara, une rencontre déterminante

À partir de 2014, Daniil Medvedev fréquente l’Elite Tennis Center de Cannes, fondée par Jean-René Lisnard et Gilles Cervara. « Il est arrivé au moment des vacances de Pâques, je crois, pour faire un essai, et c’est moi qui l’ai accueilli, j’ai fait son premier entraînement, nous détaille Gilles Cervara. Je ne le connaissais pas du tout, je n’en avais jamais entendu parler. Dans le club house, j’ai dû passer devant lui une ou deux fois sans savoir que c’était lui, parce que c’était un grand adolescent qui ne ressemblait pas du tout à un joueur de tennis. Je me souviens qu’il m’avait parlé de son coup droit, en me disant que c’était un peu difficile au retour quand il ne s’attendait pas à ce que ça arrive sur ce coup, qu’il avait du mal à s’organiser. » Dans les années qui suivent, le duo se forme au fil du temps passé à l’entraînement et sur différentes compétitions, alors que le coach français s’occupe de plusieurs joueurs à cette époque.

« En général, on faisait un ou deux tournois ensemble, poursuit-il. Quand on se quittait, j’avais le sentiment, et je pense qu’il était partagé par Daniil, d’avoir bien bossé, dans une bonne atmosphère, avec un certain bien-être. A chaque au revoir, on se disait que c’était cool d’avoir passé ce temps l’un avec l’autre. » Résultat, les deux hommes se mettent  à travailler pleinement ensemble dans la foulée de l’US Open 2017. Quelques semaines après les montagnes russes de Wimbledon. « Sa victoire contre un joueur de très haut niveau comme Wawrinka signifiait quelque chose, explique Gilles Cervara pour le site de l’ATP en 2020. Mais je voyais que sa préparation manquait de cohérence. C’est ce dont on a discuté quand il m’a demandé d’être son entraîneur à temps plein. J’avais une vision claire sur ce qu’il avait besoin d’améliorer jour après jour, et j’ai construit une équipe autour de lui pour y parvenir. » Parmi celle-ci : Francisca Dauzet. Accompagnatrice professionnelle de la performance, comme elle aime qu’on la définisse.

 

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Si Gilles Cervara permet à Daniil Medvedev de progresser mentalement en lui relatant ses propres « dérapages » sur le court, Francisca Dauzet est d’une aide au moins aussi précieuse. « Elle m’a beaucoup aidé à comprendre comment je suis en tant que personne et ce que je dois faire sur le court pour être meilleur, rapporte  le natif de Moscou lors du Masters 1000 de Shanghaï en 2019. Avant, j’avais déjà des bons coups, mais je ne savais pas comment faire les bons choix aux bons moments. Dans l’équipe dont je suis entouré, tout le monde m’a aidé à comprendre ce que je devais faire dans le tennis. Autant sur l’aspect mental que physique. » Le 11 février 2014, jour de ses 18 ans, Daniil ne compte aucun point ATP. Que tchi. Il entre dans le top 500 à 19 printemps, avant d’intégrer le clan des 100 meilleurs joueurs du monde en novembre 2016, quelques semaines avant son passage à la vingtaine. Une éclosion, plus tardive que certains prodiges, qu’il doit à une prise de conscience.

« Quand j’avais 18 ans, je sortais un peu, relate-t-il en février 2020 dans le podcast Échange d’Eurosport. Tu es jeune, tu te dis : “OK, si je sors une fois par semaine, ça ne va pas changer grand-chose à mes résultats.” Mais, à un moment de ma vie, j’ai décidé que je voulais voir jusqu’où je pouvais vraiment aller. J’ai commencé à mieux manger, à me coucher plus tôt, à ne pas perdre d’énergie bêtement pendant un tournoi. Je suis vraiment devenu, entre guillemets, très, très ‘propre.’ Ça m’a beaucoup aidé. C’est l’une des décisions les plus importantes de ma vie. C’est une routine, un professionnalisme que j’ai décidé de mettre en place. Si je perds ça, je sens tout de suite que je suis un peu moins stable. » Moins gourmand au moment de passer à table, le Russe se met à déchaîner son appétit sur le court. Engloutissant les trophées comme le ferait un champion de concours du plus gros mangeur de hot-dogs, il se mue en ogre du circuit. Grâce, d’abord, à un échec au premier tour du Challenger de Playford pour lancer l’année 2018.

« Je me souviens très bien de ce match, nous répond Gilles Cervara. Il était tête de série numéro 1 et il perd (5/7 6/4 6/4 contre (Marinko) Matosevic, ancien top 100 (39e mondial en 2013) après avoir mené d’un set et un break (7/5 4/1). Il n’a pas eu une bonne attitude et s’est pourri la vie avec ça en se focalisant sur de mauvaises choses. Je n’ai pas eu de discussion avec lui juste après le match, je l’ai un peu laissé mariner avec ça et j’avais besoin moi aussi de sentir ce que j’avais à lui dire. Le lendemain, je lui ai expliqué ce qui m’avait marqué : je n’avais pas senti le feu en lui, comme s’il n’avait pas eu d’âme. Le mot “feu” avait ensuite été le leitmotiv de la tournée australienne. » Dix jours plus tard, à Sydney, en sortant des qualifications, Daniil Medvedev, 84e mondial, soulève son premier trophée sur le circuit principal. En se lançant plus solidement sur la voie de son identité de jeu. Celle d’une future locomotive du tennis capable de s’aiguiller vers de nombreuses tactiques pour faire dérailler ses adversaires.

Le junior qui tapait comme un sourd a recouvré l’ouïe

Plus jeune, il était habitué à « taper sur tout ce qui bouge », comme il le répète souvent. « Quand j’étais junior, mon coach de l’époque m’a dit que les professionnels ne frappaient pas plus fort que moi, raconte-t-il en conférence de presse à Miami en 2021. Quand vous êtes jeune, vous pensez devoir taper aussi fort que possible pour rivaliser. Parce que vous croyez que les pros vont cogner plus que vous. Mais ce n’est pas le cas, et ce n’est pas ce qui compte. Ce sont plein d’autres détails qui font la différence : tactique, stratégie, savoir choisir le bon coup au bon moment, ne pas craquer sous la pression. Rien que par rapport à 2018, je suis beaucoup plus mature dans mon tennis. » Habitué à cogner comme un sourd, il affine son ouïe dès le début de l’année sus-citée. Parmi les premières pierres, précieuses, servant à bâtir le mur Medvedev aux multiples stratagèmes, une nouvelle discussion avec Gilles Cervara lors de la tournée australienne. 

« Je ne l’avais jamais vraiment vu jouer en frappant tout, comme d’autres joueurs et lui-même me l’ont rapporté par la suite, se rappelle l’entraîneur. A New York (pendant l’US Open 2021), Wilander m’a dit que Daniil avait un peu le jeu de (Miroslav) Mecir. C’est exactement ça : tout en douceur et en placement. C’est ce qui m’avait marqué. Et pendant le tournoi de Sydney (en 2018), j’ai vu qu’il était aussi capable d’envoyer de gros coups. C’est à ce moment que j’ai eu une vision de l’assemblage de tous ces jeux. J’en ai parlé avec Daniil pour savoir s’il était d’accord avec moi, et c’était le cas. Ça m’a permis de constituer la construction de son identité et de ses différents jeux. » Dans les mois qui suivent, il remporte deux nouveaux titres – un deuxième ATP 250 à Winston Salem, puis son premier ATP 500 à Tokyo – et termine la saison au sein du top 20. Dès l’année suivante, il déboussole définitivement les observateurs les mieux aiguillés du tennis.

Daniil Medvedev, après la finale de l'US Open 2019, © Ray Giubilo

Personne, pas même lui, ne s’attendait à le voir enchaîner six finales consécutives entre juillet et octobre 2019. Une série royale couronnée, entre autres, de deux Masters 1000 – Cincinnati, Shanghai – et d’une finale épique perdue 7/5 6/3 5/7 4/6 6/4 en 4 h 51 face à Rafael Nadal à l’US Open. Bien que mené de deux manches et un break, il pousse le duel au cinquième round en démontrant d’incroyables qualités mentales, physiques mais aussi tactiques. Loin du junior envoyant des pions à tout-va, « Daniil le fou » s’avance désormais sur l’échiquier en roi de la stratégie. Un seul but : jouer de mauvais tours aux adversaires pour tenter de faire cavalier seul. S’il base ses forces sur un service létale et une couverture de terrain presque inhumaine lui donnant, du haut de son mètre quatre-vingt-dix-huit, des allures de poulpe géant dont les tentacules ratissent les moindres recoins du court, il est prêt à envisager tous les changements tactiques pour gagner. 

Certains joueurs n’ont qu’un plan A, lui veut avoir toutes les lettres de l’alphabet. « C’est vrai (je peux jouer différents types de tennis), répond-il en conférence de presse de l’Open d’Australie 2021. Parfois, je sens que je ne peux pas me contenter de défendre ou contrer, alors je dois jouer différemment. Certaines fois, il suffit de défendre et mettre la balle dans le court. D’autres fois, il faut aller au filet. Je n’ai pas de préférence, ça m’importe peu. Je veux juste trouver la façon la plus simple de gagner, c’est aussi simple que ça. » Une capacité qui ne naît pas par magie. « Évidemment, nous (avec Gilles Cervara) travaillons là-dessus à l’entraînement, pour avoir le plus d’armes possible dans mon jeu. Si vous voulez faire quelque chose en match alors que vous ne l’avez jamais pratiqué avant, vous n’y arriverez jamais. » Élève assidu, le Moscovite fait ses devoirs avec brio. Au point de s’attirer les félicitations des plus grands maîtres. 

« Il est capable de changer la dynamique d’un match quand le scénario n’est pas en sa faveur, constate Rafael Nadal lors du Masters 2019. Il peut réussir beaucoup de choses difficiles, très difficiles. Par exemple, contre Djokovic à Cincinnati (demi-finale 2019), il s’est mis à servir très fort en seconde balle (après la perte du premier set, Medvedev a notamment claqué cinq aces sur seconds services, avant de finalement s’imposer 3/6 6/3 6/3). Contre moi, en finale de l’US Open, il s’est mis à faire beaucoup de service-volée, il aussi lâché de nombreuses grosses frappes long de lignes dans des situations où il joue habituellement croisé. » Emberlificoteur génial, Daniil Medvedev peut complètement entortiller les méninges de ses opposants. Au point que ceux-ci passent ensuite de longs moments à essayer de dénouer les nœuds qu’il leur fait au cerveau. 

« Je n’ai rien compris à ce qu’il m’a fait » – Jannik Sinner

« Après un match, gagné ou perdu, j’aime comprendre ce qu’il s’est passé, explique Jannik Sinner en conférence de presse à Sofia fin 2020, après l’ouverture de son palmarès. Il n’y a qu’une fois où je n’ai pas réussi, c’était à Marseille contre Daniil Medvedev (défaite 1/6 6/1 6/2). À un moment donné, il a changé son jeu et je ne l’ai pas remarqué. C’était étrange, parce que je suis normalement assez conscient de ce qui se passe sur le court. Je suis allé me coucher sans réussir à savoir ce qu’il avait fait. J’ai eu du mal à trouver le sommeil. » Et ce n’est pas la seule particularité relevée par l’Italien à la chevelure de feu. « Sa balle est en quelque sorte ‘bizarre’, décrit-il lors d’un direct Instagram avec Karen Khachanov en juin 2020. Surtout avec son revers (à deux mains), il envoie presque un effet ‘backspin’. C’est très surprenant. Quand je suis sorti du court (après leur affrontement à Marseille), je me suis dit : ‘OK… Je n’ai rien compris du tout.’ »

« Ce revers, il l’a toujours eu, nous relate Gilles Cervara. Avant de l’entraîner à plein temps, je me souviens l’avoir vu réussir certains types de revers complètement anachroniques, semblant impossibles à faire, et m’être dit : ‘WOW ! Ça, ça ne s’apprend pas.’ Ça peut se développer, mais c’était déjà là. Daniil fait parfois des frappes sorties de nulle part, et je me dis alors que ça peut être un coup spécial, spécifique au joueur, à développer pour en faire une signature, et son revers en fait partie. Quelques autres joueurs ont cet effet ‘backspin’ en revers, je pense surtout à (Mikhail) Kukushkin. » Tenant de mieux en mieux les rênes d’un style à même de faire tourner ses adversaires en bourrique, Daniil Medvedev continue de galoper vers les sommets. Entre fin 2020 et début 2021, il enquille vingt succès consécutifs contre, entre autres, Raonic, Zverev, Djokovic, Nadal, Thiem, Rublev, Tsitsipás ou encore Berrettini. Bilan : trois sacres – Bercy, Masters, ATP Cup – et une deuxième finale de Grand Chelem.

Daniil Medvedev, US Open 2021, © Ray Giubilo

Là, bien que lancé à toute allure avec la confiance emmagasinée comme moteur, il est stoppé brutalement. Par une muraille. Novak Djokovic. Défaite 7/5 6/2 6/2 en 1 h 53. Si la défaite est dure à avaler, elle est vite digérée. Sans en oublier totalement le goût amer au moment de retrouver le Serbe sept mois plus tard. Après un quart de finale à Roland-Garros – où il n’avait encore jamais passé un tour -, un premier titre sur gazon (Majorque) -, un premier huitième de finale à Wimbledon et un quatrième Masters 1000 (Toronto), il se hisse jusqu’en finale de l’US Open. « Ce que j’ai retenu de ma finale contre lui à Melbourne, c’est que, même si je donne toujours le meilleur de moi-même, je n’ai pas eu la sensation de mettre tout mon cœur sur le court, exprime-t-il en amont du grand rendez-vous. Évidemment, j’en avais envie, mais quelque chose ne tournait pas rond pendant cette rencontre. C’est ce que je vais essayer de changer. Quel que soit le score, je vais faire monter la température, si je puis dire, et me donner encore plus qu’en Australie. » 

D’après Einstein, « la folie, c’est répéter les mêmes erreurs et espérer des résultats différents. » Bien qu’il se dise par moments encore un tantinet timbré sur le court, Daniil Medvedev apprend de ses erreurs. « Dans les vestiaires après le match en Australie, je lui ai dit que Novak Djokovic avait été très fort, mais que lui avait manqué de ce ‘feu’, nous révèle Gilles Cervara. Comme il avait extrêmement bien joué en quart et demie là-bas, il pensait peut-être avoir automatiquement le même niveau en finale. À mon sens, ça avait un peu obstrué le fait d’avoir le côté danger, inquiétude dans le bon sens du terme, pour se préparer à donner le meilleur de soi. Il a tiré les enseignements de ça. L’équipe, et notamment Francisca (Dauzet), l’a ensuite fait travailler là-dessus, puis de nouveau avant la finale à New York pour pouvoir être à un autre niveau. Pour moi, le début de match allait être révélateur du niveau auquel il serait sur la dimension mentale. Après le premier jeu, je me suis dit : ‘C’est bon, il est dans les rails et va jouer pour gagner. »

Breakant d’entrée, le gaillard de 25 ans prend les commandes et gère l’évènement en patron du Stadium Arthur Ashe. Triomphe 6/4 6/4 6/4 en 2 h 16, face à un Novak Djokovic quelque peu vidé émotionnellement – en larmes sur le court avant l’ultime jeu, touché en plein cœur par le soutien appuyé du public – et écrasé par le poids d’un possible premier Grand Chelem depuis Rod Laver en 1969. « Était-il à son meilleur niveau ? Probablement pas, analyse, lucide comme à son habitude, le nouveau roi new-yorkais après son couronnement. Il avait beaucoup de pression. Aurais-je été capable de le tenir s’il avait été à son top ? Nous ne le saurons jamais. Je suis juste heureux d’avoir gagné (sourire). La veille d’un match, nous parlons toujours tactique avec mon coach. En général, ça prend cinq, dix minutes. Quand j’affronte Novak, c’est plutôt trente minutes. Pourquoi ? Parce qu’il change chaque fois de tactique. Mon plan a fonctionné. J’ai pris beaucoup de risques sur ma seconde balle (comme à Cincinnati en 2019). Je savais que je ne pouvais pas lui donner de deuxièmes balles faciles, il se régale dessus. »

Vainqueur en Grand Chelem et personnalité à part

« Tactiquement, on était prêt à tout, nous confirme Gilles Cervara. Lors de ces fameuses trente minutes de discussion, on a balayé un grand nombre de situations pour clarifier le mieux possible les différents plans tactiques, et mentaux, à gérer. Même si on ne s’attendait pas forcément à ce que Novak vienne autant au filet. » Sur les 181 points de la rencontre : 47 montées tentées – 33 réussies – pour le surnommé « Djoker ». Soit 25,97 % des échanges joués à la volée. Une statistique d’une rareté rare (si ce n’est pas une première ?) pour lui. Une volonté poussée d’exploiter la position de retour très reculée de Medvedev ? Un aveu d’impuissance du fond ce jour-là ? Les deux ? « Seul Novak peut répondre à cette question », souligne Gilles Cervara. Qu’importe. Frais comme un gardon après un tournoi empoché en ne perdant qu’une manche, son protégé s’est lui senti comme un poisson dans l’eau sur le terrain. Au point de se prendre soudainement pour un saumon une fois sacré.

Après la balle de match, le Russe se jette au sol tel un poisson sautant hors de l’eau. Célébration, devenue iconique, bien connue des amateurs du jeu vidéo FIFA. « Ça, c’est ses délires de joueur de PlayStation, rigole Gilles Cervara. Je ne savais pas du tout qu’il allait le faire, mais ça m’a fait beaucoup rire (rires). » Une scène rigolote, unique, dénotant une personnalité détonante dans le tennis. Celle découverte, par le grand public, pendant l’US Open 2019. Enflammant les tribunes d’une fureur de huées après le fameux épisode du doigt d’honneur – “geste technique” réalisé de façon malicieuse, derrière sa tête, pour ne pas se faire pincer par l’arbitre –, il remet de l’huile sur le feu. « Merci à tous, votre énergie (les sifflets) m’a donné la victoire, lâche notre ‘Fingermanlors de l’interview sur le court. Plus vous me sifflerez, plus je gagnerai, merci ! » Là où beaucoup auraient tenté un discours d’apaisement classique – type : « Pardon, aimez-moi s’il vous plaît » -, Medvedev assume alors le costume caricatural de super-vilain. Rôle classique, finalement, pour un Russe dans un scénario de blockbuster américain. 

« La situation n’était pas facile, mais le plus important est que je suis resté moi-même, se souvient-il un an plus tard, en conférence de presse du Masters 1000 de Cincinnati. Même quand la foule n’exprimait pas vraiment de la joie envers moi, disons-le comme ça, j’ai continué à être moi-même. Je n’ai pas essayé de dire : ‘OK, désolé les gars, tout ça, ce n’était pas vraiment moi.’ Oui, j’ai fait des erreurs, je l’admets, mais ça fait partie de moi. » Dans les médias, souvent babillard, il tombe rarement dans la langue de bois. Il laisse ça aux Pinocchios. « Daniil a cette qualité de dire la vérité, confirme Gilles Cervara. Même si ce n’est pas toujours une bonne chose, dans le sens où ce n’est parfois pas le bon moment ou la meilleure façon de le faire. Mais il ne cherche jamais à blesser les gens. Il avance ce qu’il pense être sa vérité, en disant : ‘C’est ce que je pense, mais je ne dis pas que vous devez penser la même chose, c’est seulement mon point de vue. » 

Loin d’être barbant micro en main, l’orateur habile qu’il est sait comment assurer la poilade pendant des cérémonies de remise des trophées généralement rasoir. « Cette fois, je le dis d’une bonne façon, c’est grâce à votre énergie que j’ai pu me battre jusqu’au bout », sourie-t-il, tendant l’oreille vers un public conquis, lors de son discours plein d’auto-dérision après la défaite contre Nadal lors du fameux US Open 2019. Deux ans plus tard, même lieu, suite au triomphe face à Djokovic : « C’est le jour de notre troisième anniversaire de mariage avec ma femme, lâche-t-il. Pendant le tournoi je n’ai pas pu penser à un cadeau. Après la demie et ma qualification pour la finale j’ai d’abord pensé : “OK, si je perds, je vais devoir rapidement trouver un cadeau.” Ensuite je me suis dit : “Si je perds, je n’aurai jamais le temps de trouver un cadeau. Je dois absolument gagner !” Je t’aime Dasha. » Une facilité à s’exprimer devant des dizaines de milliers de personnes qu’il explique par son parcours en dehors du tennis.

« J’ai étudié dans une bonne école à Moscou, l’une des meilleures de Russie, détaille-t-il après son succès à Bercy fin 2020. Mon truc, c’était plus la physique et les mathématiques. J’ai même fait une année dans une très bonne université russe. Je pense y avoir beaucoup appris, aussi en parlant aux gens. Il ne faut pas seulement savoir les choses, il faut également bien s’exprimer (lors d’un oral) pour que le prof’ vous donne une bonne note. C’est pour ça que je suis bon en interviews et discours, je crois. Et je pense que ça (ses études) m’aide aussi sur le court, parce que j’essaie vraiment de rendre fou mon adversaire. » Pour ce faire, le Moscovite, qui  « est avant tout un stratège réfléchi » comme le décrit Gilles Cervara, laisse aussi son grain de folie s’exprimer de temps en temps. Par des amorties inattendues, des services à la cuillère ou des gestes abracadabrantesques sur lesquels il fait parler sa magie créatrice, à l’instar d’un revers terminé complètement dos au filet à Rotterdam. « Heureux soient les fêlés, car ils laisseront passer la lumière », disait Michel Audiard. S’il est désormais loin de la « folie » de ses jeunes années sur le court, Daniil Medvedev en a conservé quelques fêlures pour s’ériger en phare du tennis mondial.