Coups pour coups
Par Sébastien De Pauw
Tous les spécialistes s’accordent à dire que la boxe et le tennis sont deux sports très semblables qui nécessitent qualités et ressources similaires. Pourtant, de prime abord, tout les sépare.
De la conférence de presse d’avant match à la poignée de main qui clôt les échanges, les codes de la boxe et du tennis sont radicalement différents. L’image d’épinal, qui continue de nourrir l’imaginaire, oppose les dandys façon mousquetaires du roi aux mauvais garçons qui ne s’en laissent pas conter. Pantalons à plis et cheveux bien peignés pour les uns, culottes courtes et nez cassés pour les autres.
Sans doute la popularité de Federer tient-elle d’ailleurs dans sa dévotion pour un tennis d’un autre âge. En cultivant naturellement les références à un passé mythologique, Federer n’est pas le plus grand joueur de l’histoire, il en est l’incarnation. Pour les grandes occasions, le rituel est installé : Rod Laver dans le box, veston blanc aux armoiries brodées, approche de revers slicé en pas de tango et volée délicatement déposée comme un hommage à Jean Borotra.
Cependant, les échanges policés des premières retransmissions télévisuelles ont laissé place aux râles virils, frappes violentes et lifts à 5 000 tours/minute. Les mœurs aussi ont évolué : de grands champions ont contribué à populariser puis à démocratiser le tennis et les progrès technologiques ont permis d’accélérer les conditions de jeux. Inexorablement, les deux sports, que tout opposait à l’origine, se ressemblent tous les jours davantage.
Suffirait-il pour s’en convaincre de tendre l’oreille aux abords des terrains, durant les tournois estivaux ? La réponse est non, et ce même si les coachs et les parents usent d’un vocable qui semble tout droit sorti d’une cage de MMA (mixed martial arts). Il s’agit de « faire mal à l’adversaire », « le prendre à la gorge », « ne pas le laisser respirer », « lui rentrer dedans », « le mettre KO »… J’ai personnellement entendu un père exhorter son fiston d’une douzaine d’années d’un décomplexé et retentissant : « Kill him ! »
En 1975 déjà, le sociologue Bernard Jeu écrivait : « Le sport est mort jouée et violence rituelle, mort jouée c’est-à-dire symbolique, violence rituelle c’est-à-dire violence codifiée, limitée. » Ce constat, très lucide, constitue le dénominateur commun de très nombreuses pratiques sportives. Des similitudes plus singulières entre le noble art et le tennis sont donc à chercher ailleurs que dans les poings serrés et les faciès de guerrier plus ou moins ostensiblement adressés à l’adversaire.
Tennis et boxe : même combat
À ce titre, les cordes à sauter qui se retrouvent de plus en plus fréquemment dans les housses des joueurs de compétition pourraient composer un indice. Le saut à la corde, on le sait, constitue en effet un véritable basique de l’arsenal d’entraînement du boxeur. C’est que le déplacement, fait de reprises d’appuis, d’ajustements millimétrés, d’ancrages avant la frappe, exige des qualités très similaires : dans les deux sports, on parle d’ailleurs de « jeu de jambes ». Les professionnels sont unanimes, c’est sur ce point que le jeu a le plus évolué. La préparation physique, très spécifique, permet aujourd’hui aux joueurs de produire un tennis dont la cadence évolue radicalement tous les dix ans. Tandis que servir à plus de 200 km/h, cela fait quarante ans que c’est possible ‒ en 1978, Roscoe Tanner était déjà flashé à 246 km/h !
Prétendre comme la plupart des entraîneurs de club que tout part des jambes relève donc aujourd’hui du lieu commun. Cependant, à observer les meilleurs, on constate aisément des différences majeures dans la manière qu’ils ont de se mouvoir sur le court. En découle une gestuelle plus ou moins fluide, une technique plus ou moins académique, un style plus ou moins offensif. Ainsi, la question de la poule et de l’œuf est, en la matière, bel et bien caduque : la morphologie d’un joueur influe directement sur la manière de se mouvoir qui, à son tour, détermine le type de jeu. Pareillement, le jeu de jambes des boxeurs définit généralement la capacité à « puncher », encaisser, contrer…
Comparer les trois joueurs de tennis les plus titrés encore en activité à trois légendes de la boxe peut sembler périlleux, voire caricatural, mais l’exercice demeure pour le moins amusant. À tout seigneur tout honneur, il semble évident que la boxe de Mohamed Ali - rapide, incisive et inspirée - trouve une résonance naturelle dans le tennis de Federer. Déplacements de ballerine, ultra-rapides, en parfait équilibre bien que très aériens, ils volent comme des papillons et piquent comme des abeilles…
Pour soutenir la comparaison avec Mike Tyson, il faut bien le tour de biceps de Nadal. Tous deux bénéficient d’une vélocité et d’une force explosive bien au-delà de la moyenne. Faire tourner la balle à 5 000 t/min ou mettre l’adversaire KO au premier round nécessite des fondations solides. Le centre de gravité est bas, l’ancrage profond et le ressort d’une violence telle que le spectacle devrait être interdit aux moins de 16 ans.
Enfin, Djokovic et Mayweather, qui maîtrisent mieux que quiconque l’art du contre, utilisent leurs déplacements de manière à reconvertir leurs positions défensives. Les reprises d’appuis sont essentielles et permettent de frapper dans le repositionnement en gagnant du temps sur l’adversaire. En bout de course, il n’est d’ailleurs pas rare de voir Novak imprégner à la balle un petit effet latéral provoqué par le mouvement du corps qui déjà revient à une position plus axiale.
Alors que certains tennismans professionnels effectuent volontiers des stages de boxe pour diversifier leurs entraînements, le sociologue Thierry Zintz parle d’un phénomène de gentrification sportive doublé d’un effet de mode qui attire sur les rings de nouveaux adhérents exerçant des professions à responsabilité… De quoi convaincre les plus sceptiques d’enfiler les gants !
« Défendre, contrer ou attaquer »
Béa Diallo a été champion intercontinental IBF des poids moyens (1998-2004) et champion du monde WBF des super poids moyens (2007). Aujourd’hui parlementaire bruxellois, il n’a rien perdu de son énergie et de son expertise sportive. Il se prête pour nous au jeu des comparaisons.
Courts : Le tennis et la boxe, même combat ?
Béa Diallo : Je trouve tout à fait pertinent de comparer ces deux sports. Je me souviens que Guy Forget, à l’époque où il était capitaine de l’équipe de France de Coupe Davis, avait évoqué l’aspect psychologique comparable des deux disciplines. La difficulté d’encaisser certains coups après de longs échanges, notamment, et d’être impacté par la perte d’un point âprement disputé.
C : D’un point de vue technique, observez-vous également des similitudes entre ces deux sports ?
B.D : Pour avoir entraîné physiquement le tennisman belge Yannick Mertens, dont le classement avoisinait alors la 200e place à l’ATP, je ne peux qu’abonder dans ce sens. Pour appuyer une frappe en boxe, tout le corps doit être engagé. On avait beaucoup travaillé cela avec Yannick : la vitesse du petit jeu de jambe et l’engagement dans la frappe. Le positionnement des boxeurs correspond aux appuis en ligne ou fermés du tennisman. Lorsqu’un bon boxeur déclenche certains coups, l’appui au sol entraîne la rotation du bassin puis des épaules. Quand le coup est appuyé et que la position de l’adversaire le permet, la jambe d’appui (à l’arrière) passe devant l’autre : exactement comme au tennis.
Bien sûr, il existe beaucoup de variantes à ce principe de base, mais la constante est le basculement du poids du corps de l’arrière vers l’avant. En transférant de la sorte le poids et l’énergie, on peut très bien s’engager puissamment dans un jab. Regardez, tenez-vous droit devant moi, ne bougez pas…
(Le poing s’arrête à 2 cm du nez, l’air déplacé par le mouvement exécuté avec une extrême vivacité et un contrôle parfait caresse ensuite le visage : la leçon est bien assimilée !)
C : Si on s’intéresse à l’opposition de style des grands champions et aux matchs qui ont marqué l’histoire du tennis – comme la finale de Wimbledon entre McEnroe et Borg en 1980 ou celle opposant Federer et Nadal en 2008 –, on découvre des joueurs qui se font face très différents sur les plans technique et tactique…
B.D : Pour la boxe, c’est exactement le même principe. De tout temps et de manière assez intuitive, on a pu catégoriser les pugilistes selon leurs capacités à défendre, contrer ou attaquer. Après, ce qui vaut sans doute pour la boxe et pas spécialement pour le tennis, c’est la faculté d’évoluer d’un style vers un autre en cours de carrière, ou même de manière très ponctuelle sur un combat. Mohamed Ali, par exemple, s’est découvert des capacités d’encaisseur sur sa fin de carrière. Il est resté très performant et a compensé sa perte de vitesse par des schémas tactiques différents. Son combat à Kinshasa en 1974 face à George Foreman demeure un modèle du genre : Foreman est un puncheur hors pair qui n’a pas pour habitude de faire durer le suspense. Ali, qui a toujours fait primer sa vitesse et son jab, étudie la boxe de son opposant et choisit de l’épuiser. Il remonte sa garde, encaisse, riposte et finit par s’imposer dans le combat de l’année pour ravir la ceinture de champion du monde des poids lourds.
C : Le combat entre Ali et Frazier à Manille en 1975 est également légendaire et voit s’opposer deux styles de boxe radicalement différents.
B.D : Mais si on veut faire l’analogie entre un Federer-Nadal, alors c’est l’affrontement entre Sugar Ray Leonard et Marvin Hagler de 1987 qu’il faut retenir. L’intérêt et la tension sont exacerbés par des boxes que tout sépare. Pour les supporters, il y a une dimension manichéenne : le bien contre le mal, selon le camp qu’on a choisi.
Et l’œil, on a pas parlé de l’œil. Hyper important dans les deux sports ! Les capacités de réactivité et d’anticipation sont fondamentales et directement liées au relâchement. La moindre crispation fait perdre quelques centièmes qui font toute la différence…
Article publié dans COURTS n° 1, printemps 2018.