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Coquillages et jokari

© Monsieur Hulot à la plage, David Merveille & Les films de mon oncle Specta-Film CEPEC © Rouergue, 2015

Du haut de ses 80 ans, le jokari est un vétéran sans titre de noblesse. Facile à transporter mais gourmand en espace de jeu (comptez environ 9 mètres sur 5), il est physique sans être considéré comme un sport. Adoré enfant, moqué adulte, il symbolise une occupation solitaire un peu vaine et risible, pour tuer le temps (et l’élastique).

 

Au-delà du sourire qu’il provoque, il souffle un air de poésie à l’évocation du jokari. Ou au moins de nostalgie. Un retour instantané vers les « grandes vacances » d’été ; short en éponge, coup de soleil d’une époque moins anxieuse et doigts collants autour du cornet ; petites boutiques sur la digue ou fière équipée à vélo avec les cousin(e)s ; journées trop courtes ou trop lentes, à la mer ou à la campagne. 

Il en ressort quelque chose d’universel aussi. Combien d’enfants, au moins jusqu’aux années ‘90, ont trompé la langueur d’un été en se shootant au jokari, en pestant contre ce jeu absurde ? Car la bataille est effrénée, mais surtout perdue d’avance : la balle revient toujours, pas de victoire possible. Reste que la pratique est bénéfique à la coordination œil-main, nous diront les plus pédagogues, et peut façonner des vocations. Les anciens pros belges Dominique Monami et Filip Dewulf l’évoquent quand ils se souviennent de leur enfance, ce dernier précisant qu’on lui disait que « ça lui allait bien »1. Et si on cherche l’adrénaline de la compétition, on peut y jouer à deux (à ses risques et périls, un coup est vite arrivé).

Les règles sont précises car l’héritage est sérieux. Le jokari est un enfant de la pelote basque, ce sport aux ramifications ancestrales où des adversaires se renvoient à tour de rôle la balle contre un mur. C’est d’ailleurs sur ses plages bayonnaises que Louis Joseph Miremont fera naître en 1938 le « Euskal Jokari », soit littéralement « joueur basque » dans la langue régionale. Le brevet d’invention délivré un an plus tard en France (et en 1942 aux États-Unis), réduira au seul mot « Jokari » une marque déposée. 

L’idée de base : une balle en caoutchouc liée par un élastique à une petite boîte en bois. Et pour la frapper, deux raquettes du même matériau, non brevetées. Ce qui expliquera de multiples déclinaisons créatives, parfois jusqu’au support publicitaire, des Schtroumpfs à Gatorade ou Hollywood chewing-gum. Dès le début, elles s’adaptent aussi en taille, de junior à adulte. Mais, duo de raquettes ou pas, le jokari reste associé à une pratique solitaire, certes décente, mais qui vous force rapidement à constater que, malgré votre incroyable force de frappe, la balle reviendra toujours, et plus fort. 

Dans les années ‘80, la version « Racquetball » était d’ailleurs vendue avec une seule raquette (de tennis), et une balle adaptée. 

Si aujourd’hui on ne les compte plus, apparaissent dès les premières années des clones, souvent en « -ri » pour ajouter à la tartuferie : Basque Ball, Euskal Jokoa, Alkari, Pelotari ou Nogari en France, Slam ! en Grande-Bretagne, ou Jet-Ball aux états-Unis. De son côté, Jokari tentera rapidement de décliner son concept d’élastique à d’autres sports : le « Kickari » pour le football et le « Hot Tennis » pour le badminton, en plus du »Soccer Croquet ».

Outre les copies, on compte au moins six autres jeux de raquettes avec un élastique ou un fil, tous plus ou moins dérivés, dont les plus connus sont le speed-ball ou turnball (la balle tourne autour d’un mât de 1m70) et le qianball (avec un filet de tennis). Mais c’est le jokari qui donnera à des sociologues de tous horizons l’occasion de développer des théories analogues, pour symboliser le lien avec la famille ou la condition sociale d’origine, entre autres. Un lien fort qui vous revient toujours à la figure mais condamné d’avance : un jour ou l’autre, l’élastique pète et la balle, enfin libre, s’envole sans retenue. 

Ce serait donc cela, la seule victoire possible contre le jokari ? Pas vraiment : il faut alors remplacer l’élastique ou tenter de le réparer par un nœud assez solide. Si ce n’est pas à la fin de l’été, c’est souvent à ce moment précis que le jeu finit abandonné au fond d’un coffre, en attendant de retrouver un élastique de remplacement ; la balle pourrissant gentiment quand la raquette se recyclera en guitare d’appoint, avec un peu de chance.

D’ailleurs, si dans la vraie vie, on associe le mot jokari à cuistax, cerf-volant ou château de sable, dans Google les algorithmes vous proposeront d’y ajouter le mot « élastique ». Ou « T30155 », car le Jokari est aussi un outil prisé par les électriciens pour dégainer les câbles. Les résultats du moteur de recherche ne valent guère mieux, ça tourne autour de la plaisanterie. 

Jokari est un mot qui fait rire. Comme « scrogneugneu », « bigoudi » ou « rouflaquette ». Une saillie sarcastique pour les querelleurs : « Moi, si j’étais lui, j’arrêterais et j’irais jouer au jokari ! », lançait récemment Cyril Hanouna à son collègue animateur Arthur. Une farce poétique pour Jacques Tati en malhabile Monsieur Hulot à la plage ou un symbole du chic suranné et grotesque dans OSS 117, Le Caire, nid d’espions.

Mais sa vraie place dans la culture populaire se situe dans les cases de la BD franco-belge, époque « âge d’or », comme dans Modeste et Pompon ou Boule et Bill. 

Comme Gaston Lagaffe surtout, qui upgrade son jokari au fil des albums, avec une « super balle » rebondissante ou en inventant le « jokari sans visibilité » (« muni d’un long fil très élastique, lorsque l’on y joue dans les couloirs, on ne voit pas la balle jusqu’à ce qu’elle revienne »). Sans oublier Spirou qui s’en sert de défouloir… (« Tu vas voir Fantasio : cinq minutes de jokari et tu te sentiras un autre homme », peut-on lire dans La Mauvaise Tête) Et comme il n’y a pas de hasard, le petit personnage de groom est lui aussi né en 38. 

Deux ans plus tôt, la France et la Belgique découvraient les congés payés et le temps libre qui va avec. Les classes populaires ont enfin droit aux charmes du loisir et à la délicieuse sensation de ne rien faire d’autre que passer le temps… avec un jokari, notamment. Mais la guerre couve et il faudra attendre les années ‘50 et ‘60 pour que le jeu de Bayonne prenne vraiment son envol, et se voie récupéré par la culture populaire mondiale. Outre nos latitudes européennes, il croisera entre autres le Japon ou l’Australie, et séduira les États-Unis. Un quotidien texan tranche dès 1950 et titre : « C’est presque comme jouer au tennis avec soi-même ! » 

L’Américaine Pauline Betz, qui a remporté cinq Grand Chelem entre 42 et 46, prêtera son image à un set « de luxe » dès le début des années ‘50, tout comme le footballeur Kyle Rote Jr. deux décennies plus tard. Même Tom et Jerry s’y mettent, avec la souris en guise de balle, évidemment. Resté dans le giron de la famille Miremont, la fabrication passera en 1958 sous la houlette de Chikitoys. Aujourd’hui, le « vrai » Jokari est la propriété du groupe Smoby en France, et de Jokari US aux États-Unis, recyclé depuis dans la vente de gadgets en tout genre après un dernier effort en 2002 avec un ultime set.

Actuellement, on compte des dizaines de jeu de plein air plus modernes, sans même parler des jeux connectés, chargeur inclus. Mais tous ceux qui ont croisé sa route gardent une affection particulière pour le jokari. Et si l’on s’en moque gentiment, c’est qu’on a atteint l’âge adulte, plus pragmatique. Quelques téméraires tentent d’organiser des tournois, comme l’Amicale Jokari Club en France. Mais vous croiserez peu de trentenaires qui le pratiquent de temps en temps, comme on se donne rendez-vous pour une partie de squash. 

À l’exception du Pays basque espagnol, à Bilbao, où est organisé un grand tournoi, devenu de fait le plus officiel et, du coup, une sorte de classement mondial par défaut. 

À retenir pour les longues soirées d’hiver : jokari est considéré comme un mot valable au Scrabble, en tant que « nom déposé lexicalisé avec le temps ». Il vaut 22 points, un de plus que pour gagner une partie de jokari en marée basse, entre la pêche aux crabes et la collecte de coquillages.   

 

Et  maintenant ?

Ils sont rares à s’organiser sérieusement mais ils existent : certains amateurs de jokari créent des « clubs », certes avec un succès confidentiel mais non sans ambition, quelque part entre le fun et le sérieux. L’Amicale Jokari Club, basée à Rennes, est l’un d’eux. Martin Théret, son président, nous raconte en quelques mots sa récente passion.

 

Courts : Pourquoi cette passion pour le jokari ?

Amicale Jokari Club : L’Amicale Jokari Club a vu le jour en octobre 2016, c’est donc tout nouveau. À titre personnel, j’y joue chaque été à la plage depuis son apparition dans le film OSS 117 : Le Caire, nid d’espions. Jusqu’au jour où en discutant avec mes collègues de bureau, nous nous sommes rendu compte que nous partagions la même passion. Il n’en fallait pas plus, l’Amicale Jokari Club était née.

 

C : Le jokari n’a-t-il pas une image désuète? 

AJC : Pas du tout ! Il suffit d’y jouer pour s’en rendre compte. Instantanément il suscite la curiosité des plus jeunes, qui demandent à l’essayer à leur tour. C’est d’ailleurs une caractéristique du jokari : voir quelqu’un y jouer provoque une envie irrésistible de prendre la raquette. Et on comprend vite pourquoi : ce sport est un véritable défouloir, la prise en main est rapide et il peut se jouer n’importe où ! Bien sûr, il y a un côté rétro dans le jokari, et c’est d’ailleurs ce qui fait son succès. Il provoque la nostalgie des anciens et attire la curiosité des plus jeunes. Il est de fait très rassembleur.

 

C : Quelle est la part de second degré là-dedans ?

AJC : Ce serait une erreur de résumer le jokari au « comique ». Lorsque l’on joue une partie de jokari, on est physiquement à 100 % du début à la fin, c’est une activité physique très énergivore à l’image du squash. S’il a jusqu’à maintenant gardé son étiquette comique de sport loisir, c’est avant tout car il n’existe pas de véritables règles pouvant permettre la compétition. Et pour cause, elles ne sont pas évidentes à définir. L’Amicale Jokari Club y travaille activement.

 

C : En ce qui concerne le matériel, y a-t-il une certaine exigence ou les « clones » sont-ils acceptés ?

AJC : Les vulgaires jeux de jokari en plastique avec élastique trop court sont à proscrire ! Les puristes du jokari le pratiquent avec une raquette en bois, et sans grip sur le manche, les ampoules font partie du jeu ! Je tiens d’ailleurs à rappeler que le jokari est un sport à risque. Qui ne s’est jamais fait entourer le cou par l’élastique ? On appelle cela le coup de la corde à linge ! Pour en revenir au matériel, l’entreprise Vilac fournit un très bon jokari, que nous utilisons. Cependant l’AJC va bientôt produire son propre jeu, avec un menuisier partenaire.

 

C : Y a-t-il une tenue exigée ?

AJC : La tenue de l’association est simple : T-shirt rouge, short bleu marine, chaussettes hautes blanches, bandeau blanc au front et tricolore bleu-blanc-rouge au poignet. C’est plus exigeant que Wimbledon ! Mais les joueurs sont évidemment autorisés, et même encouragés à se vêtir de leur plus belle tenue freestyle.

 

C : Avez-vous déjà réussi à rallier du monde à votre cause ?

AJC : L’AJC compte aujourd’hui 41 membres actifs. Ce nombre devrait sensiblement s’accroître au printemps avec le retour des beaux jours. D’autant plus que l’association rennaise va s’attaquer à Paris cette année. En dehors des rencontres fréquentes, l’AJC a organisé deux événements majeurs l’été dernier avec le Jokari Season Opening, puis les premiers internationaux de France de Jokari. Si le succès reste modeste avec une cinquantaine de participants, ces deux journées ont été de vraies réussites sur les critères phares du jokari : du sport et du fun ! Concernant l’avenir proche, l’idée est de reconduire les événements rennais de l’an passé et d’inaugurer des événements à Paris le long du canal de l’Ourcq. Guettez donc la page Facebook de l’AJC !

 

C : Des ambitions futures sur le terrain du jokari ?

AJC : En deux mots : Paris 2024.                                

 

Article publié dans COURTS n° 1, printemps 2018.

De Bruxelles à New York,

la modernité dans la tradition

© Court 16, Inc.

À quelques foulées de Flushing Meadows, où se déroule chaque année l’US Open, on mélange hardiment l’histoire et l’innovation. Dans le très récent complexe Court 16 de Long Island, Anthony Evrard prolonge l’héritage bruxellois du Royal Léopold Club, le club centenaire qui a façonné le petit garçon derrière cette belle réussite outre-Atlantique. On y joue encadrés par des lignes en LED. Au-delà des lumières modulables, le système de sol - une première mondiale - limite les risques de blessures et se révèle idéal pour les enfants en apprentissage. Le symbole d’un tennis remixé high-tech mais, surtout, très « repensé ».

 

« Un moment fondateur pour la vie, basé sur des valeurs d’esprit sportif, de discipline et d’intégration. » Dans sa story, voilà comment se présente Court 16 (dites sixteen), chaîne de clubs de tennis new-yorkais, imaginée pour les enfants et récemment ouverte aux adultes. Une belle prose à l’américaine, peut-être, mais cette vision du tennis comme « acte fondateur » n’est pas seulement une baseline marketing. Elle s’explique déjà par le nom, à l’odeur bruxelloise sous son air yankee.

Derrière Court 16, un Belge : Anthony Evrard. Fils et petit-fils de « Bourgeois Sport », le premier magasin belge « pro » de tennis, créé en 1968 et bien connu du monde de la raquette bruxelloise. Anthony y passera naturellement une grande partie de son temps, apprenant à corder des raquettes en même temps que l’alphabet, à l’instar de son père pour les professionnels. Il traînera aussi ses premiers revers babillants au Royal Léopold Club, toujours dans le sillage de sa famille, l’une des premières « prolétaires » à fouler les courts du mythique « Léo ». Et plus précisément sur le 16, son préféré, le deuxième sur la gauche quand on entre dans le club.

Des « moments magiques » avec sa famille, qui l’ont poursuivi quand il a décidé de se lancer dans l’aventure de l’entrepreunariat sauce startup sportive. Sa sœur aînée Vanessa est déjà une promesse montante quand Anthony est repéré par l’AFT. Il sera de la première génération à rejoindre le centre de Mons, avec les frères Rochus et une certaine Justine Henin. Destiné à tutoyer les sommets de l’ATP, au moins pour la Belgique, il intègre l’équipe nationale avec, notamment, Xavier Malisse. À 15 ans, il retourne vivre en famille dans son Bruxelles natal, mais l’expérience montoise lui servira de tremplin, quelques années plus tard, pour le grand saut vers les States. Il intègre là-bas la prestigieuse première division de la NCAA, au sein de la Loyola Marymount University à Los Angeles, et y accomplit un cycle complet de quatre années. Puis, quelques jobs dans le marketing et cinq ans fondateurs en tant que senior chez Puma le convainquent de se lancer dans l’aventure new-yorkaise.

© Court 16, Inc.

Networking

Le premier club Court 16 est ouvert à Brooklyn en 2014. Le but est clair : créer des lieux de rencontres, surtout pour les jeunes familles, pas forcément liées traditionnellement au tennis. L’endroit n’est pas choisi au hasard. Il y faut de la vie autour, de l’énergie communicative ; maintenant, et surtout dans la décennie qui vient. Il faut créer un spot, un hub, un endroit cool et urbain, qui inspire et rassemble des jeunes adultes qui souhaitent se rencontrer, connecter, échanger… via les cours de tennis indoor de leurs enfants. 

Avec aujourd’hui 800 familles inscrites au premier club de Brooklyn, le but a été atteint. Mais le virus est contagieux. Très vite, les parents aussi ont voulu suivre des cours. Ce sera finalement chose faite : Court 16 est aujourd’hui ouvert aux adultes, débutants ou confirmés. Avec une pédagogie adaptée, du fun à l’américaine sur et en dehors des courts, des familles qui se lient à un sport parfois difficile à pratiquer dans cette ville, des events à gogo et du matériel de pointe. 

 

Modernité dans la tradition

Outre le paramètre essentiel de la localisation vivante et propice aux rencontres, l’infrastructure est un point fondamental pour Anthony Evrard : amener la modernité dans la tradition. Le tennis remixé, en langage US. Quand le deuxième club ouvre en avril dernier à Long Island City, entre les klaxons, les studios de cinéma et les stations de métro, il offre des terrains avec une surface en verre. Une première. Les lignes ? Des lampes LED qui s’allument selon les besoins ; ce qui évite d’avoir des entrelacements peu clairs, pour finalement obtenir 16 (encore) formats de terrain différents, modulables très rapidement selon les besoins. 

Trois millions de dollars ont été levés pour les deux clubs. Des partenariats avec Babolat, Lacoste ou Pharrell Williams et même avec l’USTA pour un showcase « excellence technique » sur le court central durant l’US Open… Des ouvertures vers les moins chanceux financièrement, des summer camps, et toutes sortes d’événements pour les enfants ou pour les adultes… Des opérations caritatives, le Sounds of Tennis destiné aux malvoyants, un programme de « cardio tennis » plutôt tourné vers un public féminin… ou encore un focus sur le pickleball, qui demande raquettes en bois et balles perforées en plastique sur des petits terrains pour le plus grand bonheur des groupes… Court 16 est à la volée et en fond de court pour créer de « nouveaux moments magiques », souvent en famille comme les Evrard au Léo, la technologie et l’esprit startup en plus. 

 

Article publié dans COURTS n° 2, été 2018.

BROADWAY VITAS

© International Tennis Hall of Fame

Il était un joueur flamboyant. Un génie du circuit. Un playboy sur et hors des courts. Vitas Gerulaitis incarnait le talent et l’insouciance, la générosité et l’élégance. Surdoué, il a accumulé les trophées, les conquêtes féminines et les voitures de luxe. Détenteur de 26 titres en simple, dont un Grand Chelem et une Coupe Davis, l’Américain était à la fois joueur de tennis, hédoniste, guitariste d’un groupe de rock, dragueur invétéré, accro aux adjuvants illicites et l’ami de tous, de Régine à Warhol. « Vitas était comme une luciole, il avait le don d’attirer les amis par douzaines, où qu’il se trouve. Si cela n’avait tenu qu’à lui, il les aurait invité à déjeuner ou dîner la veille de l’US Open », disait à son propos Fred Stolle, son entraîneur. Professionnel de 1971 à 1986, Vitas Gerulaitis a réussi à capter la lumière à l’ombre des Borg, Connors, Vilas et McEnroe en menant une vie faite de mesure et de démesure, de haut et de bas jusqu’à cette nuit fatale de septembre 1994. « J’ai vécu une sorte de rêve sur un rythme rock and roll », se plaisait-il à dire. Numéro 3 mondial, mais number one des nuits fauves : telle fut la trajectoire de « Broadway Vitas », dont les frasques ont éclipsé de façon injuste le perfectionnisme.

 

22 septembre 1994. St Dominic Church of Oyster Bay, Long Island. Le monde de la petite balle jaune s’est arrêté de tourner pour pleurer celui qui l’a décrispé, émerveillé et tant fait sourire. Ce jour-là, Björn, Jimmy et John portent le cercueil d’un ami plutôt que celui d’un rival. Comme il l’avait fait de son vivant, Vitas Gerulaitis réunit dans la mort les légendes d’un sport qui interdit la pitié et les états d’âme. Ce jour-là, le chagrin atténue les empoignes sportives d’antan et banalise gloire, fortune et trophées. Les larmes rendent insipide le meilleur des Dom Pérignon qu’il avait l’habitude d’offrir par caisses. « La mort de Vitas a été un tel choc pour nous tous », déclarera Borg quelques années plus tard. « Je ne pouvais pas y croire, il était à Seattle avec nous deux jours avant sa mort pour une exhibition. C’est une tragédie. Tous les joueurs étaient sous le choc. Il était un frère pour moi. Jamais je n’ai connu quelqu’un aussi bien, aussi longtemps. J’ai perdu un membre de ma famille. »

 

Rolls-Royce vs. Ford Pinto 

Retrouvé sans vie dans la villa d’un ami où il était venu se reposer, l’ange blond des courts a été emporté à 40 ans par une fatalité venue clore le chapitre le plus glamour de l’histoire du tennis. Champion le jour, Gerulaitis menait une vie de jet-setter la nuit  : s’il disait « faire un effort pour ne pas sortir toutes les nuits », il était fréquent de le trouver jusqu’au lever du jour au Studio 54 ou au Mudd Club, des clubs branchés de New York. La fin de la guerre du Vietnam, le Watergate et la crise pétrolière emmenaient les États-Unis des seventies dans la désinvolture et le lâcher-prise, où la seule règle était de ne pas en avoir, précepte que Gerulaitis avait fait sien.

« Même quand on était en junior, on entendait de ces légendes : Vitas avait fréquenté telle actrice, il avait joué tel tournoi sous l’influence de telle drogue », évoque John McEnroe dans sa biographie. « Je me demandais comment diable il faisait pour brûler la vie par tous les bouts. (…)Il avait une suite à King’s Point et une vie si glamour à Manhattan. Moi, je revenais de mes voyages avec du linge sale pour ma mère et je rentrais dans ma vieille chambre de Douglaston. Vitas conduisait une Rolls-Royce jaune crème de la couleur de ses cheveux avec une plaque marquée VITAS G. Moi j’en étais encore à manœuvrer une pauvre (Ford) Pinto orange flamme. »

Avant que Gerulaitis n’écrive lui-même sa légende, les autres se chargent de la conter à sa place. Lui enchaîne les aventures comme il monte au filet : sans réel coup tranchant, mais avec une volée implacable au moment de conclure. Car il n’a rien des standards de beauté masculine de l’époque : sa crinière blonde hirsute surmonte des petits yeux bleus perçants, lui donnant des faux-airs de méchants de Mad Max. Bourré de tics, il avait l’habitude de pencher la tête, secouer ses boucles et jeter un œil par-dessus son épaule droite. « Il ressemblait à un coq occupé à veiller à ce qu’aucun intrus n’entre dans le poulailler », relatait l’écrivain sportif Michael Mewshaw.

 

Amazones en loge

Pourtant, il incarne la figure du playboy ultime, multiplie les conquêtes dont la plupart font la couverture de Vogue. Pendant ses matches, sa loge est régulièrement garnie d’amazones dont on ne sait laquelle fait figure de compagne attitrée. Les mauvaises langues prétendent qu’elles le sont toutes. Les anecdotes foisonnent : le soir de ses 21 ans, il invite des fans de tennis à une pyjama party dans sa chambre d’hôtel, tous frais payés. Il cultive ce rituel de ville en ville, d’hôtel en hôtel : quand les boîtes de nuit ferment trop tôt à son goût, il ouvre les portes de sa suite à qui veut, emmenant dans son sillage les Borg, McEnroe, Noah ou Vilas. 

« Pour notre première sortie, j’ai marqué l’occasion en me livrant à quelque chose que je n’avais jamais essayé auparavant (et peu importe), se souvient McEnroe. La seule chose que je savais, c’est que Vitas et Björn me ramenaient à l’hôtel. Je me sentais malade mais merveilleusement bien  : j’avais passé l’initiation. »

Quand les stars du tennis débarquent pour jouer l’US Open ou le Masters, elles se laissent guider par le maître des fluides dans un New-York by night en pleine ébullition disco. Studio 54, Xenon, Heartbreak, c’est la tournée des grands ducs et Guillermo Vilas savoure le spectacle en direct du dancefloor : « On s’amusait comme des petits fous tous ensemble. Moi j’aimais la musique. Mac était le plus excité et avait toujours de grandes idées genre : Allons ici ! Partons là ! Et Vitas faisait “C’est pas le bon jour. Le meilleur moment pour aller au Studio 54, c’est le jeudi soir”. McEnroe avait toujours les bonnes idées et Vitas savait toujours quand il fallait y aller. (…) Vous savez, quand on était ensemble, c’était vraiment marrant, c’était le meilleur moment. Et Borg était toujours avec nous. Il était plus calme, mais il ne voulait rien rater. »

À Monaco, ils fréquentent le Jimmy’s ou le Gregory after Dark, un bar au pied de l’immeuble de Björn Borg. Sous l’œil d’Alain Deflassieux, ex-journaliste de L’Équipe qui couvrait leurs virées, le numéro 1 mondial sort jusqu’au bout de la nuit, emporté par un torrent de Gin Tonic. Blessé, il pouvait se permettre pareil écart, à l’inverse de Gerulaitis, inscrit dans le tableau final. « C’est quand je dors huit heures par nuit que je ne me sens pas bien », avait-il pour habitude de dire. À l’époque, le calendrier des tournois compte quinze épreuves annuelles, les coaches sont intermittents voire inexistants, comme les contrôles anti-dopage, laissant le loisir de consommer et de se consumer. La vie de Vitas est un spectacle, dont il assure lui-même la mise en scène, et sa générosité n’a d’égal que son compte en banque.

« C’était un chic type » se souvient dans The Independent John Lloyd, ami de longue date et par ailleurs adversaire de la finale gagnée à l’Open d’Australie 77. « Il n’y avait jamais de problème avec lui. On pouvait sortir avec lui et dix autres personnes qu’il ne connaissait même pas. Il était le premier à sortir sa carte de crédit ; il était d’une rare générosité. Quelqu’un m’a un jour raconté qu’il faisait partie du top 3 des dépenses les plus élevés d’American Express dans le monde. Il l’utilisait pour tout, notamment pour s’envoler avec quelques femmes à bord d’un avion privé. »

Vitas Gerulaitis vit à 100 à l’heure, incarne le rêve américain et cultive le culte de la réussite. S’il dégage l’image du parvenu, c’est sans se départir de celle de dandy qui lui colle à la peau. Menant sa carrière à l’ombre des Borg, Connors, McEnroe ou Vilas, il profite de la starification du tennis, de l’apparition des chaînes de télévision « 100% sport » et de l’intérêt massif des annonceurs et sponsors pour jouir d’une vie dorée. 

Les cachets accumulés sur les courts et les revenus publicitaires lui permettent de loger sa famille dans une grande demeure de Long Island, avec piscine en forme de raquette, sauna et terrain de tennis. Son garage abrite une Ferrari Dino 308 GT, une Porsche 911 Turbo, une Lamborghini et sa célèbre Rolls-Royce couleur banane, tandis qu’un portrait à sa gloire signé Andy Warhol trône dans la salle à manger.

© International Tennis Hall of Fame

Brooklyn, terre d’exil

Cette réussite sonne comme une revanche sur la vie pour ce fils d’une famille lituanienne forcée à l’exil suite à l’invasion russe, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Avant de trouver refuge à Brooklyn, les parents Gerulaitis connaîtront la guerre, les bombes et les camps. « Nous avons tout laissé derrière nous dans l’espoir de revenir un jour. Ce jour n’est jamais arrivé », se souvient Vitas Senior qui a donné son prénom à son fils, en hommage à ce roi lituanien du XVe siècle, Vytautas. À la maison, on parle lituanien. La famille apprend la langue de son pays d’accueil, mais fréquente la communauté lituanienne. 

« Nous allions à l’école lituanienne de Brooklyn. Nous l’avons fréquentée durant huit années » se rappelle Ruta, la sœur, dans The Independent. La langue et les danses folkloriques de ce lointain pays d’origine sont maîtrisées. « Lors de nos premiers jours au jardin d’enfant, nous ne parlions pas anglais. » Entre ses boulots d’emballeur le jour et de chauffeur de camion le soir, Vitas Senior, ancien champion de tennis dans son pays, emmène les enfants tous les week-ends sur les terrains publics de Forest Park, dans le Queens. Il fera de sa fille une bonne joueuse de tennis, quart de finaliste à Roland-Garros 79 ; son rejeton deviendra l’un des meilleurs de sa génération.

 

Big Mac à la dinde

Il a beau avoir emprunté l’ascenseur social, il demeure attaché à ses racines familiales. « Il était très famille. Il n’a pas oublié les sacrifices de ses parents pour lui », se souvient sa tante Grazina dans The Independent. Chez lui, il arrivait que Björn Borg et John McEnroe viennent taper la balle et apprécier un bon repas préparé par Grazina. « Il s’était entraîné avec eux. Je leur ai cuisiné une dinde. Je me souviens que John s’est rué dessus et a tout mangé. Je voulais le frapper. » 

À leur contact, Vitas tempère son train de vie, se concentre sur le tennis. Il découvre qu’il ne peut plus maintenir son légendaire tour d’horloge, son rythme Broadway Vitas sans en ressentir les effets sur le court. « Par le passé, j’étais capable de prendre une semaine off, faire l’imbécile, la fête et m’en sortir. Je me rends compte désormais que ce n’est plus possible », relatait-il. 

Pour dompter ses démons, il s’adjuge, à 25 ans, les services de Fred Stolle, dont le rôle est de canaliser sa légendaire énergie. « Vitas doit me respecter. Il doit m’écouter quand je lui dis qu’il ne peut pas sortir toute la nuit. Après un tournoi, je sais qu’il a envie de s’éclater. Je ne peux pas être son chien de garde à longueur d’année. Mais s’il ne me suit pas au pied de la lettre lorsque je suis avec lui pour travailler, je m’en vais. Il le sait très bien d’ailleurs » Car s’il était connu pour être le roi du dancefloor, il était capable de s’infliger de longues séances d’entraînement, avec Björn Borg notamment. Doté d’un coup d’œil fabuleux, de jambes infatigables, Vitas Gerulaitis volleyait à merveille. À force de s’entraîner avec le Suédois, il avait acquis une solidité en fond de court qui lui permettait de briller sur terre battue, en atteste sa finale - perdue - à Roland-Garros en 1980. 

Malgré ses frasques, il présente un palmarès plus qu’honorable : 27 titres en simple plus 9 en double. Parmi eux, un tournoi du Grand Chelem conquis en décembre 1977 à l’Open d’Australie. Sans oublier une finale à l’US Open (défaite contre McEnroe en 1979), une autre à Roland-Garros (battu par Borg en 1980), deux finales au Masters (1980, 1982), plus deux demi-finales à Wimbledon (1977, 1978). Troisième mondial en février 1978, il participe également à la reconquête du saladier d’argent par les États-Unis en 1979. 

 

Borg, tireur de balltrap

Toutefois, il a toujours manqué à l’Américain le grand coup qui fait la différence, et son mental lui a souvent joué des tours face aux meilleurs, beaucoup plus « tueurs » sur le court. « Si Vitas joue mal, c’est son coup droit qui le lâche en premier », dira Björn Borg. « Chaque fois que je le joue, je monte sur le terrain avec trente idées pour le battre. Et il parvient systématiquement à les détricoter une à une, comme un tireur de balltrap », expliquera Gerulaitis après une énième défaite face au Suédois. « Mais je n’ai jamais eu d’attitude négative à son égard, malgré mes défaites », dont la plus douloureuse date de 77, en demi-finale de Wimbledon, 10 jeux à 8 au 5e set. 

« À Wimbledon, au cours de notre demi-finale, j’ai fait le break dans le 5e, failli en faire un autre et failli également gagner mon service pour conserver le break. Mais, à chaque fois, il a bien joué les points essentiels. Je n’anticipe pas ses coups aussi bien que certains autres joueurs. McEnroe, lui, lit dans les pensées de Borg comme dans un livre ouvert. »

Raison pour laquelle Vitas Gerulaitis n’a jamais pu gagner aucun de ses 16 matches (dont 12 officiels) contre Björn Borg qu’il considérait comme son meilleur ami et qui disait de lui : « C’est vrai, je l’ai battu seize fois de suite, mais c’est parce que son style me convient parfaitement. J’adore les joueurs qui se précipitent au filet à la moindre occasion. La raison essentielle de mes victoires, c’est qu’il est nerveux quand il joue contre moi. Pourtant à l’entraînement, il ne l’est pas. Nous nous tenons de près. Parfois même, il me bat. » 

Malgré qu’il soit ami avec tous, il se lasse de son rôle d’éternelle attraction. Année après année, Chelem après Chelem, Gerulaitis trouve toujours sur sa route les McEnroe, Connors ou son ami Suédois. « Je me suis parfois demandé ce qu’il se serait passé s’il avait gagné cette demi-finale contre moi », s’interrogera Borg des années plus tard. « Peut-être que s’il m’avait battu, sa carrière aurait pu être différente. » 

 

Loser magnifique

Ses déclarations pleines d’humour renforcent l’étiquette de loser magnifique dont on l’affuble, à l’image de cette tirade devenue légendaire après sa victoire lors du Masters 80 sur Jimmy Connors après seize défaites d’affilée : « Personne ne bat Vitas Gerulaitis 17 fois de suite, personne ! » Lors de la finale de l’édition 81, malgré deux sets d’avance et une balle de match, il est touché à la tête par un coup droit féroce d’Ivan Lendl qui, finalement, s’imposera. Là encore, il noie la défaite par une esquive verbale : « Je n’ai rien dans la tête, donc rien à endommager en réalité. »

Il se résout à ranger ses raquettes, tandis que, la même année, le Studio 54 décroche définitivement ses boules à facettes. Comme un symbole. Le « Lion lituanien » peine à accepter ce retour à une lumière du jour qu’il a longtemps évité. Les lendemains désenchantés d’une dizaine d’années de fête permanente se révèlent laborieux. S’offrir tous les plaisirs coûte, comme les fréquentations : cité dans une affaire de trafic de stupéfiants, il en sort blanchi. Vitas reste un temps en prison, mais peut heureusement compter sur un élan de solidarité. « On était quelques-uns à l’aider », se souvient dans L’Équipe John Beddington, ex-directeur des Internationaux du Canada. « Je lui donnais de l’argent, régulièrement. Mais jamais en une fois, car il aurait tout dépensé immédiatement. » 

Cette générosité l’a aidé à surmonter ses démons. L’année de sa mort, en 94, outre les exhibitions, il assure un intérim aux côtés de Pete Sampras lors du tournoi de Rome et assiste à la victoire d’André Agassi à l’US Open en tant que consultant pour CBS.

« Il avait tourné la page (de ses excès). Il était bien, avait enfin trouvé le bonheur et une zone de confort après la fin de sa carrière. Il n’avait que 40 ans. Encore maintenant, ça paraît tellement injuste », se désole John McEnroe quelques années après le drame.

Aux premières heures de ce décès soudain, les rumeurs d’une overdose circulent avant que l’autopsie ne révèle une asphyxie au monoxyde de carbone. Gerulaitis est mort par accident, dans son sommeil, dans le canapé d’un ami qui l’hébergeait. Loin de Broadway. 

 

Article publié dans COURTS n° 2, été 2018.

Puissance 4

© Racketlon France

Sans bruit et à contre-jour des sports qui le composent, émerge le racketlon. Par analogie avec le décathlon, le triathlon et consorts, ce jeu exigeant mais convivial rassemble les quatre sports de raquette les plus populaires en Europe (tennis de table, badminton, squash et tennis) pour des confrontations sans respiration (ou presque). Un sport fabriqué à partir d’autres que tout le monde connaît mais à la puissance 4. Une affaire d’amateurs passionnés qui y (re)trouvent le plaisir de la compétition, avec une bonne dose de mental et de technique.

À l’ombre des lauriers qui ornent ses millions de polos en coton piqué, Fred Perry a d’abord marqué le tennis professionnel. Entre 1936 et 1956, il compte cinquante-cinq titres en simple messieurs, devient le premier joueur de l’histoire à réaliser le Grand Chelem et remporte quatre Coupe Davis avec l’équipe de Grande-Bretagne. Et quand on remonte encore un peu plus loin, en 1929 précisément, le jeune natif de Stockport écrit alors un pan méconnu de son histoire. Cette année-là, il ne souffle que 20 bougies mais devient champion du monde de tennis de table. Les carrières ne sont évidemment pas comparables avec celles d’aujourd’hui mais qu’importe : il est indirectement le précurseur du racketlon. 

Entre les années 30 et le « vrai » racketlon, on croise évidemment des « tournois raquettes », organisés à la bonne franquette dans des clubs ou des centres sportifs locaux. On mise aussi sur le spectaculaire, comme quand la CBS organisait les World Rackets Championships au début des années 80 : cinq sports de raquette (avec le racquetball), chaque champion représentant le sien sans pouvoir y jouer. La légende du squash Sharif Khan remportera trois des quatres tournois organisés, au nez et à la barbe de McEnroe et Borg, entre autres. 

Le fun répond déjà présent mais le racketlon précisera l’histoire, qui commence en Suède avec un premier tournoi « officiel » en 1990 et un succès qui ne se démentira plus, à l’inverse de notre côté du continent. Le concept est simple. On y joue successivement au tennis de table, au badminton, au squash et au tennis. Trois minutes de pause entre chaque sport puis trois minutes d’échauffement. Pour chacun d’entre eux, la victoire est acquise avec 21 points gagnants, et un tie-break si nécessaire. Le vainqueur est celui qui totalise le plus de points après les quatre manches du match. 

 

Mental et physique

C’est basique mais ça met la pression. « C’est le sport de raquette le plus compliqué à aborder d’un point de vue psychologique. Chaque point est potentiellement un volant ou une balle de match. Il faut être concentré de bout en bout. Même si tu mènes 20 à 2 dans l’un des sports, si ton adversaire grapille un ou deux points après, ça peut tout changer », explique Mandrin Mouchet, trésorier et organisateur des compétitions de la jeune association Racketlon France, créée en 2015. « C’est ce qui est intéressant », abonde le président de celle-ci, Jean-Brice Montagnon, « quelqu’un qui est très fort dans un sport ne va pas se relâcher et à l’inverse, même si tu n’es pas bon dans un autre, tu dois t’arracher pour tenter de sauver quelques points ». 

Le corollaire de ces matches sans temps mort, qui peuvent durer entre une quarantaine de minutes et 1 h 30 de jeu, c’est l’effort qu’ils nécessitent. Parfois surnommé le « Ironman de la raquette » (du nom de la forme de triathlon la plus longue), le racketlon, c’est marrant, certes, mais ça rime avec exigeant. « Si tu veux devenir un bon joueur, tu dois savoir distribuer ton attention, sinon tu vas perdre contre un adversaire plus équilibré. Mais surtout, il faut une très bonne condition physique, parce qu’il faut beaucoup courir », souligne Peter Duyck, douze fois champion de Belgique aujourd’hui plus ou moins en retrait, « surtout après plusieurs matchs et plusieurs jours ». Les tournois sont en effet denses : au moins trois matches sur la journée.

 

Moyen (ou très bon) partout

Distribuer son attention ? Comprenez : être ultra-performant dans un seul sport ne vous sera pas d’une grande utilité. « On peut se débrouiller avec n’importe quel profil mais c’est clair que si on a une seule spécialité, le joueur moyen partout aura plus de chances de gagner. Ça peut donner des matchs très curieux et intéressants mais généralement, les profils polyvalents ont plus d’atouts », confirme Mandrin Mouchet. « On ne peut pas être super-bon dans un seul sport mais par contre, à haut niveau, dans la catégorie élite, les mecs sont forts dans les quatre sports », rigole Jean-Brice Montagnon. « Dans la série B, il vaut sans doute mieux être moyen partout… Après, il y a aussi des ponts plus naturels. On aime bien dire que le ping-pong et le tennis sont complémentaires, comme le badminton et le squash. Moi qui suis badiste, je progresse plus vite en squash, par exemple. »

A priori semblables, ces quatre sports sont en effet très différents techniquement. Si l’ordre est clairement établi pour faciliter les transitions, de la plus petite à la plus grande raquette (soit tennis de table – badminton – squash – tennis), le laps de temps limité entre les manches demande une adaptation rapide. « La capacité à pouvoir changer en trois minutes est essentielle. Une des transitions les plus compliquées, c’est entre le squash et le tennis. Le ping-pong, c’est le premier sport et tu peux limiter les dégâts. Le badminton, il n’y a pas de rebond et le volant ne peut pas partir très loin même si tu te rates. Le squash, pareil, la balle reste dans le terrain. Par contre, le tennis, si tu tapes mal, c’est faute directement… et puis les sensations, la frappe, la balle sont totalement différentes », détaille Jean-Brice Montagnon. Son acolyte de Racketlon France précise : « Il y a des transferts entre chaque sport qui sont intéressants, ça donne des atouts. Et le corps s’adapte vite. Moi qui viens du bad, quand je joue au squash, le déplacement est très similaire. Et tous les coups de volée maîtrisés, ça m’a aidé et gêné mes adversaires. Mais il y a des points de détail, des gestes parasites à gommer pour être vraiment efficace. »

© Steve Line Squashpics

Antichambre

Si, en France, les premiers joueurs de racketlon sont souvent issus du badminton, cela s’explique par l’histoire de Racketlon France, créée en 2015 par des anciens badistes de haut niveau. Même si le tennis reste le parent pauvre, il n’y a toutefois pas de terreau plus fertile qu’un autre, les anciens (ou non) pongistes côtoyant les squasheurs. Le racketlon belge est de son côté étroitement lié au tournoi King of Rackets à Audenarde, qui vit déjà sa 27e édition en 2018 et a suscité des vocations côté flamand, grâce à son prestige et ses infrastructures irréprochables. 

Une constante par contre, c’est le côté reconversion (ou antichambre) du racketlon, qui reste un moyen de s’amuser entre passionnés de la raquette, en dilettante ou après plusieurs années à un haut niveau dans l’un ou l’autre sport. « C’est vrai pour l’instant », concède Jean-Brice Montagnon, « mais depuis peu on voit des jeunes joueurs qui font de vrais tournois. Avant, les moins de 18 ans, ça n’existait pas. Aujourd’hui, c’est encore une reconversion mais ça tend à devenir un sport qu’on pratique dès le plus jeune âge… c’est le souhait en tout cas. On croise aussi des champions en activité. Lucas Corvée (double champion de France de badminton, ndlr) a fait quelques tournois et Camille Serme (9 fois championne de France et 6 titres européens en squash, ndlr) nous soutiennent, par exemple ».

On a aussi pu voir Stefan Edberg participer à quelques tournois locaux ou encore le jeune retraité Jürgen Melzer… De quoi donner un peu de visibilité à un sport qui souffre d’abord d’une méconnaissance dans nos contrées, malgré le soutien d’athlètes de tous les sports représentés. « J’ai croisé récemment Patrick Mouratoglou (coach de Serena Williams, ndlr)… il n’avait jamais entendu parler du racketlon », raconte Mandrin Mouchet. Malgré la complexité que peut représenter un entraînement multiplié par quatre, le potentiel de croissance en Belgique et en France semble bien présent. Mais les infrastructures doivent être repérées. Les différents terrains ne doivent pas être éloignés les uns des autres, quand ils sont tous présents. « Ce qui manque, c’est aussi plus de joueurs qui ont envie de performer dans le racketlon avant leur sport de prédilection. C’est un peu le serpent qui se mange la queue : le racketlon n’est pas reconnu donc ils ne s’investissent pas autant et donc le sport ne tend pas à être connu. Et puis il faut des clubs. Si on se contente de tournois, les gens vont s’entraîner uniquement dans leur domaine. Les clubs arrivent à créer une convivialité, les gens se retrouvent, s’entraînent ensemble. Mais ça avance, on en compte deux ou trois en France. »

 

Passion et compétition

Il faut des clubs, et des instances officielles. « Au début, il y avait une bonne fédé en Belgique mais il n’y a pas eu assez de renouveau. Le sport est intéressant mais il ne va pas se promouvoir tout seul… Si tu travailles pour la fédé, tu ne peux pas t’entraîner. C’est difficile de trouver des personnes qui ne jouent pas mais qui acceptent de donner de leur temps », constate Peter Duyck. D’autant que, s’il fallait le souligner, il est impossible de vivre du racketlon. Même Jesper Ratzer, le Federer du racketlon et légende presque invincible aux innombrables titres, est neurologue. Peter Duyck est entraîneur physique. Mandrin Mouchet est moniteur de sport dans l’Armée de l’air et Jean-Brice Montagnon directeur du Decathlon Greenwich à Londres et Badminton Sport Expert UK pour la marque. Bref, ça ne nourrit pas son homme ; pire, c’est une passion coûteuse. Il faut se rendre dans des tournois à l’étranger et donc payer ses déplacements, ses frais de logement, etc. « C’était le problème pour moi. Je n’avais pas d’opposition solide en Belgique, je devais donc toujours me rendre à l’étranger. Et même en cas de victoire, j’y perdais financièrement alors que j’avais un sponsor textile », raconte Peter Duyck.

Jean-Brice Montagnon ne dit pas l’inverse, mais tient à souligner que « l’histoire du racketlon en France, c’est une belle aventure, une belle histoire. C’est sympa de voir qu’il y a toute l’équipe de France de bad qui vient nous voir, par exemple. On rencontre plein de gens qui nous aident, qui organisent des tournois… et c’est vraiment top. Et puis, il y a ce kif de la progression, assez rapide. On vient d’un sport et le fait de se remettre à trois autres, c’est repartir quasi de zéro. Quand on a été sportif et compétiteur, c’est super-gai ». 

 

Article publié dans COURTS n° 3, automne 2018.

« Un coup droit, c’est un coup de pinceau »

© Joël Blanc

Paris. XVIIe arrondissement. Joël Blanc nous ouvre la double-porte en métal de son atelier où se dévoilent sculptures et aquarelles. Un sanctuaire artistique dédié aux sports qu’ont déjà pénétré journalistes et caméras télé. Avec les années, le peintre et sculpteur originaire de Toulon continue, malgré lui, à susciter la curiosité depuis sa rencontre avec feu Claude Esclatine aux abords des terrains de polo. À l’époque, le nouveau directeur délégué aux sports de France Télévision saisit la plus-value unique de la perception de Joël Blanc : une faculté que personne n’arrive à cerner, télévisuelle et télégénique. Il lui ouvre les portes de Roland-Garros en 2001 ; depuis, il n’a plus quitté son strapontin du bord de terrain. Par le bout du pinceau, Joël magnifie et recompose sur le vif les petits et grands duels du tennis.

Comme personne, il capte l’instant en suspens, libère sur la toile un mélange de reportages en peinture et d’œuvres d’art en direct. Une technique développée au gré des voyages et au contact des chevaux. « Pour porter le carnet et la boîte d’aquarelles, j’ai dû inventer un procédé grâce auquel la planche tenait à mon cou, me permettant de marcher en peignant », raconte-t-il. 

Il qualifie son courant de « painting of actions » en clin d’œil au mouvement popularisé par Jackson Pollock et dont il semble devoir incarner l’unique représentant. « Maintenant qui va s’attaquer à ça ? Qui va peindre en direct avec une planche instable autour du cou ? Mon travail est le résultat d’années de travail au cours desquelles j’ai appris à mettre de plus en plus de renseignements sur la toile en dix minutes. » Il en a pris nettement plus pour évoquer sa contemplation anatomique et colorée du tennis. Rencontre.

© Joël Blanc

Courts : Qu’est ce qui vous fascine dans le tennis ? 

Joël Blanc : Pour moi, c’est le corps, c’est le geste. C’est la rapidité, le duel. C’est tout ce qui fait le tennis, c’est un jeu d’échecs par-dessus tout. Les joueurs anticipent toujours trois coups à l’avance. À la lecture de la position du corps, de la posture du type d’en face, ils se projettent trois frappes plus loin. Sans ce sens de l’anticipation, il leur serait impossible de contrer et de se positionner. Le déplacement doit être perçu comme une prémisse du coup prochain, tout en évitant de le rendre trop visible à l’adversaire. La stratégie du tennis est fantastique, même si la traduire en peinture est un peu compliqué.

 

C : Votre goût de la prise sur le vif est étroitement lié au tennis, sport de l’instant et de l’éphémère par excellence.

J.B : C’est exactement ça. C’est la synthèse de mon art, en réalité. La sensibilité entre mon pinceau et la feuille est guidée par cette énergie que je retrouve dans la raquette. Celle-ci se transmet directement dans ce que l’on appelle la magie de l’art : voir des choses qui se passent et qu’on ne comprend pas.

 

C : Une énergie qui reste propre à la façon dont chacun l’interprète…

J.B : Oui, et qui se transmet. Moi si je bidonne – excusez-moi du terme – le dessin d’un joueur, ça va se voir. On ne retrouvera pas la dynamique qui existe dans le geste, dans l’instantanéité du mouvement. Si je tente de reproduire ces gestes en les copiant, je n’obtiendrai aucun résultat. Mes coups de pinceau doivent respecter les espaces de blanc. L’intérêt de l’aquarelle n’est pas seulement la mise en valeur du coup de pinceau, c’est avant tout le blanc, le rien. C’est ce rien qui laisse au spectateur un certain imaginaire. C’est un sport pour moi. En réalité, je ne peins rien, le joueur est seulement détouré. Une certaine magie transite entre le pinceau et l’énergie, sans quoi on perdrait la spécificité du fait-main. Une photographie s’inscrit dans un autre registre ; elle indique des détails. Or, moi, je simplifie tout ça. Le pinceau a la spécificité de traduire les choses avec une sensibilité variable. Je peux tirer un trait d’1 mm ou l’épaissir pour reproduire la musculature. Avec du recul, je me dis toujours que des types comme Nadal ou Federer ont une sensibilité de la raquette égale à cette spécificité : ils savent placer une balle à 2 mm de la ligne parce qu’ils sentent, j’en suis sûr, cette balle et cette raquette comme moi je sens le pinceau sur la feuille. C’est ce degré élevé de sensibilité qui fait d’eux de grands joueurs. Ce n’est pas pour rien qu’ils changent de raquette à la moindre occasion, notamment quand le cordage leur semble détendu. Moi, c’est la même chose : si mon pinceau perd des poils ou se désosse, je le change. Et comme eux, je vais passer cinq à dix minutes pour retrouver mes sensations. On qualifie toujours la raquette de prolongement du bras ou de la main. Mais eux, ils ont une sensibilité nerveuse jusque dans les cordes. Avec ce type de joueur, un coup droit, c’est un coup de pinceau.

 

« L’aquarelle, c’est le blanc, c’est le rien. En fait,  je ne peins rien. »

 

C : Vous êtes attentif à laisser l’instant en suspens, la conclusion en pointillé, délestée de la moindre célébration. Est-ce votre façon de laisser place à l’imagination ?

J.B : Oui, ce sont des moments intemporels. Je me concentre sur le sportif, l’événement. Les résultats m’intéressent moins ; il m’arrive de ne pas suivre l’évolution du score. Dans l’absolu, je m’arrête à un instant plus essentiel qu’à la fin d’un match, trop anecdotique ; elle atrophie l’instantané et, du coup, l’imagination. Mon approche doit rester de l’art. Il est insensé de rivaliser avec un photographe pour capter un moment ou une balle, que je me suis longtemps abstenu de dessiner, préférant les ajouter par la suite, au ras du filet ou en l’air. Pour en revenir à la question, je n’ai pas forcément envie que les gens considèrent mes lithographies comme le reflet d’un événement ancré dans leur mémoire. Elles doivent rester une synthèse de plusieurs moments. Le mouvement que je répercute est souvent façonné en plusieurs prises. Si quelqu’un exécute un revers, je peux croquer le mouvement des bras, puis passer à l’adversaire pour ensuite revenir à mon sujet dans une situation de jeu similaire et capter la position des jambes. Avec les années, je n’ai qu’à tracer un bras pour savoir où le reste du corps va se positionner. Pour que cela soit plus véridique et plus instantané, il suffit que le joueur refasse le même geste – et immanquablement, il le refait –, et la suite me vient naturellement.

 

C : On vous repère souvent en bord de terrain. Est-ce un choix destiné à accentuer votre ressenti ?

J.B : À Roland-Garros, c’est en effet là que je me retrouve le plus souvent. Le contact avec les joueurs est sans égal ailleurs. Moi, ce qui m’intéresse, c’est le corps humain, ce qu’il dégage comme puissance. J’ai deux sortes de travaux : ou je répercute l’ambiance, les spectateurs, les lumières et les joueurs dans un ensemble, ou je me focalise sur un portrait en gros plan. J’exécute en quelque sorte des études plus rapprochées, traite les gestes et les mouvements. Je me concentre sur des profils admirables qui me raccrochent à l’art. Nadal est en cela fascinant : quand on le voit, c’est du béton. Il pourrait faire du lancer du poids, sa musculature est incroyable. Les sœurs Williams, pour moi, sont des sculptures vivantes. (Il passe en revue son catalogue.) Elles mélangent à la fois la puissance et les formes ; elles sont extraordinaires, artistiques. Maria Sharapova, elle, c’est une autre approche, on est dans une élégance, une finesse différente.

 

« Peindre Monfils, c’est un festival. On se croirait au Lido. »

 

C : Révise-t-on, après 17 ans au bord des courts, la façon dont on interprète le jeu ou un joueur ?

J.B : Tout dépend de ce que l’on souhaite montrer. C’est comme un photographe : tous les gens ont des appareils photos sophistiqués, mais l’œil fait toute la différence. Si vous n’êtes pas photographe dans l’âme ou n’avez pas le désir de l’originalité, vous n’obtiendrez aucun résultat, même avec le meilleur des appareils. Le désir de s’emparer de quelque chose fait toute la différence. Dans mon cas, il m’importe en priorité de capter l’élégance ou la vivacité du geste, son originalité voire un accident. Peindre Monfils, pour ne citer que lui, c’est un festival. On se croirait au Lido. En vérité, je me laisse guider par le moment. C’est une façon de saisir la vie, c’est fondamental.

 

C : Concrètement, votre façon d’appréhender le tennis a-t-elle changé avec son évolution ?

J.B : Non. Mais ça fait évoluer ma conception du dessin. Lors d’un match, je ne peux pas me laisser complètement aller à peindre ce que je vois. Les joueurs sont désormais d’un bout à l’autre du court, montent rarement au filet. Pour mes mises en page, je les imagine parfois un peu plus proche du filet pour combler le vide du milieu de mes dessins. Je recompose toujours quelque chose. À Roland ou ailleurs, il m’arrive de préparer, en préambule du match, une mise en scène avec le décor, le public. Je laisse un espace sur le court pour peindre les joueurs sur le terrain. Mais je ne peux pas composer des images systématiquement avec un joueur à l’extrême gauche et l’autre à l’extrême droite. Je suis obligé de simuler. Après, tout dépend de ma position par rapport au terrain et aux joueurs. Je peux me mettre derrière l’un d’eux et du coup, avoir l’autre en enfilade et renforcer une illusion de proximité. Mais si je reste derrière la chaise d’arbitre, je vais avoir des personnages aux extrêmes, donc je suis obligé d’un peu tricher. De ce point de vue, je regrette la raréfaction des batailles au filet. Il est marquant de constater la prédominance des grandes frappes dans le jeu ; tout le monde regarde à quelle vitesse la balle est passée. Les gens s’émerveillent pour un service à 210 à l’heure. Les artistes-volleyeurs ont disparu. 

 

C : Le public que vous évoquez est souvent considéré comme un élément du décor. Or, chez vous, il fait partie intégrante de vos œuvres.

J.B : Le public m’intéresse, il se démarque du rugby ou du foot. Je l’aime bien, parce qu’il est coloré. Le fan de tennis a changé d’allure et change selon la compétition. Celui de la Coupe Davis est brouillon, gueule, alors qu’à Roland-Garros, il se comporte différemment. Certes, il est un rien aseptisé, mais il est moins terne qu’auparavant. Dans mes premières années, tout le monde s’habillait en gris. Désormais, les gens sont colorés, débarquent parfois avec des drapeaux argentins, espagnols, etc. La puissance d’un match, et donc de mon pinceau, se dégage aussi en fonction du public : il crée un support, il soutient les artistes, ce que sont à mes yeux les sportifs. Tout de suite, une ambiance monte. Certes, ça reste éloigné du stade de France où tout d’un coup le public se lève et crie. Mais à Roland-Garros, malgré la sagesse des tribunes, on sent une tension, un soutien et une fixation sur la balle. Un Central est une arène : c’est qui va abattre l’autre, va lui donner le coup de massue par sa raquette. Je dis toujours que mes pinceaux vivent avec la force de la raquette des joueurs ; si c’est ramollo, je ne peins pas. Ça ne m’intéresse pas. Quand ça me déplaît, je m’abstiens.

 

 « Les mecs peuvent éteindre une bougie avec la balle et la raquette, comme s’ils étaient au cirque. J’en suis sûr. »

 

C : Qu’est-ce qui dès lors stimule votre envie de peindre ?

J.B : Dans ma tête, je visualise ce que je vais faire. J’attends les moments forts parce que j’ai plus ou moins décidé de m’y concentrer. Par moment fort, j’entends le coup fort de chaque joueur. Est-ce que son jeu est orienté coups droits, revers, vers le filet ? Si le coup droit est le point fort d’un joueur, je vais le peindre de la sorte. Son jeu est son identité : son portrait doit être représentatif de son style, à l’image du coup droit lasso de Nadal. Mon art m’impose l’observation et l’anticipation des mouvements. Par exemple, je sais qu’un revers croisé va tôt ou tard arriver et j’essaie de le capter ; je le garde légèrement en mémoire. Parce que je ne suis pas un appareil photographique. Les gens comparent souvent l’œil à un appareil photo, le cerveau à un enregistreur d’images. C’est tout le contraire. Le cerveau et l’œil sont bien plus forts, c’est plus complexe : je ne peux pas me réduire à photographier et recopier ensuite. C’est indescriptible ce qu’il peut se passer entre le moment où je regarde et celui où je peins. Au final, mes dessins sont une synthèse de ce que mon cerveau croit avoir enregistré et non une reproduction. Ma perception est ensuite influencée par mes connaissances sur le corps humain, les muscles ou les gestes développées lors de mes études d’art et d’anatomie. Mais je ne peux pas peindre des choses qui n’existent pas dans le corps humain parce que finalement, tous ces athlètes font jouer leur corps. Dans un même coup de pinceau, j’injecte à la fois la couleur, le mouvement et la forme. Quand j’exécute un geste, le pinceau imprime la forme du muscle, si c’est l’avant-bras, le bras ou l’épaule. C’est le résultat d’années de travail et c’est ce qui me permet de rester dans l’instantané, sans quoi je mettrais des heures pour finir un dessin.

 

C : Vous qualifiez votre peinture comme (je cite) « la mise en service d’un moment de grâce ». Quel moment de grâce retenez-vous de vos souvenirs tennistiques ?

J.B : De grâce, je ne sais pas. Mais, par exemple, Djokovic qui s’est fait avoir bêtement par Wawrinka en 2015, ça m’a marqué. La veille de la finale, nous avons participé ensemble à une interview. Djoko était en confiance, numéro 1 mondial, invaincu : il avait gagné le match avant même de le jouer. Et j’ignore pourquoi, il s’est fait surprendre. J’étais peiné pour lui. Pour une fois, j’avais pris parti. Ça m’a un peu gêné. Sinon les victoires de Nadal, bon… Après un moment c’est un peu lassant. Je me demande toujours qui va arriver derrière. Ils ont une telle maîtrise de leur boulot, seule la fatigue peut les arrêter. Parce qu’au niveau technique, pour en revenir à la métaphore du pinceau, les mecs ont une telle sensibilité qu’ils font ce qu’ils veulent. Ils peuvent éteindre une bougie avec la balle et la raquette, comme s’ils étaient au cirque. J’en suis sûr.

 

Interview publiée dans COURTS n° 1, printemps 2018.

Revers de fortune

Par Sébastien De Pauw

© Vincent Van Doornick / IMAGELLAN

On annonce ma disparition définitive du circuit depuis deux décennies. Comme pour les espèces animales menacées, d’aucuns érigent ma préservation au rang de sacerdoce. Ma réelle raréfaction ajoute à la valeur que m’attribuent les amateurs de beau tennis et autres esthètes à la dérive qui hantent les allées de Roland ou de Wim. Très généralement associé à un jeu porté vers le filet, j’autorise davantage de variations à celui qui me pratique. Je suis… Je suis… Le revers à une main. 

 

Mardi 5 juin 19h24, quart de finale de Roland-Garros 2018, Mauro Cecchinato campe à trois mètres de la ligne de fond pour retourner le service de Djokovic. Le rebond dépasse largement la hauteur d’épaule et contraint l’Italien à exécuter son revers en sautant. La trajectoire du retour semble un rien flottante. Le temps suspend son vol ; la balle plonge et cloue l’intersection des lignes de fond de court pour crucifier l’ancien numéro 1 mondial. 

À la surprise générale mais non sans panache, le Palermitain rejoint Dominic Thiem en demie. Il y aura donc un finaliste qui jouera son revers à une main… 

Immanquablement, cela fera le bonheur des chroniqueurs et commentateurs de tous bords. Constater, regretter puis miser sur l’année qui marquera l’histoire du jeu par la présence exclusive de revers à deux mains au sein du top 100 mondial constitue un poncif dont ne se lassent ni le grand public, ni les observateurs avertis. C’est que l’enjeu est de taille. L’inéluctable, le caractère définitif et irréversible font écho à des questions sociétales, environnementales ou même à notre propre finitude. 

Voir s’éteindre définitivement la pratique du revers à une main constituerait une perte terrible pour le tennis. Il est question de patrimoine vivant : ni celui, éculé, d’un lointain folklore ni de vestiges antiques. C’est la représentation des minorités au cœur de notre héritage démocratique dont il s’agit : une question d’équilibre élémentaire. 

 

Une contamination à l’échelle mondiale

Lorsque Vivian McGrath devient le premier champion (amateur) à gagner un tournoi du Grand Chelem (Australie 1937) en frappant à deux mains des deux côtés, le joueur dénote au point d’être considéré comme une vraie curiosité. On n’est pas loin du phénomène de foire… Pourtant, John Bromwich va s’inspirer de son compatriote et opter pour un revers à deux mains qui lui permettra de glaner deux internationaux d’Australie et d’atteindre la finale de Wimbledon en 1948. Le virus est identifié, le seuil de l’épidémie loin d’être atteint… 

Pour ce faire, il faudra attendre l’ère Open (1968) et l’avènement de joueurs starisés à coups de retransmissions télévisuelles et de publicités sublimant les chevelures de ces héros des temps modernes, dignes de Samson. Nul besoin d’expliquer aux jeunes les bénéfices du revers à deux mains, toute une génération s’identifie à Borg, Connors ou Evert, qui portent en eux les germes d’une contamination particulièrement virulente. Encore très minoritairement partagé par l’élite du tennis mondial, le revers à deux mains va devenir le nouveau standard. Au point de réduire à 14 parmi les 100 premiers mondiaux le nombre de joueurs qui frappent, aujourd’hui, leur revers à une main. Chez les dames, la tendance est plus affirmée encore. Dernière des Mohicans – après les retraites d’Henin, de Mauresmo et bientôt de Schiavone – Suárez Navarro, esseulée au sein de l’élite mondiale, fait briller son magnifique revers comme un phare dans la nuit. 

Justine Henin, Open d'Australie 2011 (© Ray Giubilo)

Épistémologie 

Les raisons d’un tel raz-de-marée sont évidemment multiples. L’ère Open marque le début d’une véritable professionnalisation du tennis et conséquemment d’une évolution technologique sans précédent1. Les nouvelles raquettes, en métal puis en matériaux composites, permettent de frapper plus fort en fond de court. Connors sera l’un des premiers joueurs à faire la différence sur son revers – joué à deux mains faut-il préciser – dont la puissance et les trajectoires très tendues imposent un rythme inédit à ses opposants. Une nouvelle manière, en somme, de concevoir le tennis.

Ensuite, la période est à la démocratisation d’un sport longtemps considéré comme élitiste. Cette formidable ouverture multiplie de manière exponentielle le nombre de pratiquants et modifie la manière d’enseigner. L’apprentissage du tennis, relativement lent et fastidieux, est nettement simplifié par la pratique du revers à deux mains. Les enfants gagnent en stabilité au moment de l’impact et prennent plus rapidement du plaisir. 

Certains biomécaniciens démontrent, en outre, que le revers à deux mains induit moins d’actions que le revers à une main. En deux temps, le mouvement simultané des jambes et des hanches entraîne ensuite celui, commun, du tronc et des bras. Le geste est réduit à sa plus simple expression alors que le revers à une main nécessite une décomposition en cinq temps suivant la séquence suivante : hanche, tronc, bras, avant-bras, main. 

Enfin, le ralentissement des conditions de jeu (surfaces et balles) – probablement motivé par des impératifs télégéniques – décourage les attaquants de prendre le filet d’assaut. Une certaine conception d’un tennis, dont le point d’orgue fut probablement atteint avec McEnroe en 1984, cède rapidement place aux cadences folles infligées depuis la baseline. Dans ce nouveau contexte, dont il est à la fois la cause et la résultante, le revers à deux mains semble parfaitement adapté.

 

Anticorps 

Comment expliquer, dès lors, la survivance du revers à une main dans la panoplie technique de très grands champions durant ces 30 dernières années ? 

Une statistique alimente une première hypothèse : depuis 1984 – date de changement de paradigme – 24 lauréats de Wimbledon ont un revers à une main contre 11 à deux mains. Les chiffres s’inversent dans des proportions incroyablement similaires à Roland-Garros où l’on compte 23 vainqueurs à deux mains pour 12 à une main ! L’explication pourrait tenir dans le fait que sur gazon – même fortement ralenti (ce qui a permis à des joueurs de contre, voire à des défenseurs de récemment s’imposer) – les montées à la volée demeurent plus efficaces que sur les surfaces moins rapides. 

Or, sur balle courte, le fait de jouer à une main permet plus d’aisance et d’allonge pour frapper la balle dans la course. Soulignons également que sur herbe, le rebond est plus bas et donc moins gênant pour le revers à une main. Aussi, celui-ci se décline plus facilement en version slicée ; on sait tout l’intérêt que cela revêt, en particulier sur une surface rapide. Les techniciens expliquent enfin que les joueurs qui pratiquent un revers à une main développent davantage leurs sensations au niveau de la main et une plus grande fermeté du poignet lorsqu’il s’agit d’exécuter une volée. Ils sont donc particulièrement bien outillés pour apprivoiser le gazon. 

Abordant la sempiternelle question à même le court, non sans faire l’éloge des deux superbes revers qui s’étaient opposés au troisième tour de l’Open d’Australie (Federer bat Gasquet), Jim Courrier questionnait le Maestro à propos de l’apprentissage du tennis de ses enfants et du revers à une main chez les plus jeunes. 

Et Roger de déclarer, sans toutefois se dépareiller d’un large sourire, qu’il espérait voir sa progéniture jouer à deux mains : « Je pense juste que le revers à deux mains est plus facile, même si je suis incapable de frapper un revers à deux mains. Les raquettes sont lourdes au début, donc on joue à deux mains car on a plus de contrôle. Toute ma carrière, j’ai eu l’impression de lutter avec mon revers. Les 14/16 premières années de ma carrière, c’était difficile de le lâcher. Je n’avais pas assez de force dans l’épaule, le slice était plus facile, et tout le monde jouait sur mon revers. C’était une bonne chose finalement car j’ai amélioré mon revers avec le temps. J’ai simplement l’impression que le revers à deux mains est un coup plus facile. »

Peut-être une habile manière de s’attribuer encore plus de mérite, car à suivre l’Allemand Jan de Witt, ancien coach de Simon et Monfils, le revers à une main est le coup le plus naturel du tennis. Il y voit moins de contraintes mécaniques et surtout aucune entrave générée par l’autre main. À bien y réfléchir, la raquette part effectivement à la rencontre de la balle sans revenir sur le corps au contraire du coup droit, service et revers à deux mains… C’est précisément ce qui génère l’amplitude, le relâchement et une certaine élégance. 

Les variations qu’il autorise grâce à une plus grande liberté du poignet intéressent aussi la Fédération Française de Tennis. Selon Alain Solvès, directeur technique adjoint à la FFT, le matériel contemporain, mieux adapté, permet aux jeunes d’appréhender plus aisément le revers à une main. « Les enfants qui font un revers à une main ont très tôt une empreinte avec la technique qui se pratique au haut niveau : on fait des boucles, la raquette tombe, c’est très inspiré de ce qu’on voit à la télé au sommet du jeu. » Toujours selon Alain Solvès, voir Nadal et Federer enrichir leur jeu - plutôt que chercher à frapper toujours plus fort - confirme la place que pourra tenir, longtemps encore, le revers à une main. 

Enfin, la dimension esthétique est régulièrement abordée par les joueurs qui ont, signe des temps, eu l’audace de faire ce choix. Ainsi, Stefanos Tsitsipas expliquait récemment avoir opté à l’âge de 8 ans pour le revers à une main qu’il trouvait plus naturel, plus dynamique et plus beau. Peut-être ce choix d’esthète raisonne dans l’attention que Federer porte à sa garde-robe ou dans l’intérêt que l’art suscite chez Dimitrov… 

Quoi qu’il en soit, si le geste est beau, force est de constater que dans certaines mains, il n’en reste pas moins efficace : condition sine qua non pour subsister dans une société productiviste et utilitariste. Sans quoi, à reprendre la réflexion du philosophe Jules de Gaultier, l’esprit scientifique - qui imprègne toujours davantage le sport -, par les applications pratiques qu’il détermine, menace de tarir les sources de la joie.  

 

Article publié dans COURTS n° 2, été 2018.

1 « Ère open, jeu fermé », Courts n°1

Coups pour coups

Par Sébastien De Pauw

Tous les spécialistes s’accordent à dire que la boxe et le tennis sont deux sports très semblables qui nécessitent qualités et ressources similaires. Pourtant, de prime abord, tout les sépare. 

 

De la conférence de presse d’avant match à la poignée de main qui clôt les échanges, les codes de la boxe et du tennis sont radicalement différents. L’image d’épinal, qui continue de nourrir l’imaginaire, oppose les dandys façon mousquetaires du roi aux mauvais garçons qui ne s’en laissent pas conter. Pantalons à plis et cheveux bien peignés pour les uns, culottes courtes et nez cassés pour les autres. 

Sans doute la popularité de Federer tient-elle d’ailleurs dans sa dévotion pour un tennis d’un autre âge. En cultivant naturellement les références à un passé mythologique, Federer n’est pas le plus grand joueur de l’histoire, il en est l’incarnation. Pour les grandes occasions, le rituel est installé : Rod Laver dans le box, veston blanc aux armoiries brodées, approche de revers slicé en pas de tango et volée délicatement déposée comme un hommage à Jean Borotra. 

Cependant, les échanges policés des premières retransmissions télévisuelles ont laissé place aux râles virils, frappes violentes et lifts à 5 000 tours/minute. Les mœurs aussi ont évolué : de grands champions ont contribué à populariser puis à démocratiser le tennis et les progrès technologiques ont permis d’accélérer les conditions de jeux. Inexorablement, les deux sports, que tout opposait à l’origine, se ressemblent tous les jours davantage. 

Suffirait-il pour s’en convaincre de tendre l’oreille aux abords des terrains, durant les tournois estivaux ? La réponse est non, et ce même si les coachs et les parents usent d’un vocable qui semble tout droit sorti d’une cage de MMA (mixed martial arts). Il s’agit de « faire mal à l’adversaire », « le prendre à la gorge », « ne pas le laisser respirer », « lui rentrer dedans », « le mettre KO »… J’ai personnellement entendu un père exhorter son fiston d’une douzaine d’années d’un décomplexé et retentissant : « Kill him ! »

En 1975 déjà, le sociologue Bernard Jeu écrivait : « Le sport est mort jouée et violence rituelle, mort jouée c’est-à-dire symbolique, violence rituelle c’est-à-dire violence codifiée, limitée. » Ce constat, très lucide, constitue le dénominateur commun de très nombreuses pratiques sportives. Des similitudes plus singulières entre le noble art et le tennis sont donc à chercher ailleurs que dans les poings serrés et les faciès de guerrier plus ou moins ostensiblement adressés à l’adversaire. 

 

Tennis et boxe : même combat

À ce titre, les cordes à sauter qui se retrouvent de plus en plus fréquemment dans les housses des joueurs de compétition pourraient composer un indice. Le saut à la corde, on le sait, constitue en effet un véritable basique de l’arsenal d’entraînement du boxeur. C’est que le déplacement, fait de reprises d’appuis, d’ajustements millimétrés, d’ancrages avant la frappe, exige des qualités très similaires : dans les deux sports, on parle d’ailleurs de « jeu de jambes ». Les professionnels sont unanimes, c’est sur ce point que le jeu a le plus évolué. La préparation physique, très spécifique, permet aujourd’hui aux joueurs de produire un tennis dont la cadence évolue radicalement tous les dix ans. Tandis que servir à plus de 200 km/h, cela fait quarante ans que c’est possible ‒ en 1978, Roscoe Tanner était déjà flashé à 246 km/h !

Prétendre comme la plupart des entraîneurs de club que tout part des jambes relève donc aujourd’hui du lieu commun. Cependant, à observer les meilleurs, on constate aisément des différences majeures dans la manière qu’ils ont de se mouvoir sur le court. En découle une gestuelle plus ou moins fluide, une technique plus ou moins académique, un style plus ou moins offensif. Ainsi, la question de la poule et de l’œuf est, en la matière, bel et bien caduque : la morphologie d’un joueur influe directement sur la manière de se mouvoir qui, à son tour, détermine le type de jeu. Pareillement, le jeu de jambes des boxeurs définit généralement la capacité à « puncher », encaisser, contrer…

Comparer les trois joueurs de tennis les plus titrés encore en activité à trois légendes de la boxe peut sembler périlleux, voire caricatural, mais l’exercice demeure pour le moins amusant. À tout seigneur tout honneur, il semble évident que la boxe de Mohamed Ali - rapide, incisive et inspirée - trouve une résonance naturelle dans le tennis de Federer. Déplacements de ballerine, ultra-rapides, en parfait équilibre bien que très aériens, ils volent comme des papillons et piquent comme des abeilles… 

Pour soutenir la comparaison avec Mike Tyson, il faut bien le tour de biceps de Nadal. Tous deux bénéficient d’une vélocité et d’une force explosive bien au-delà de la moyenne. Faire tourner la balle à 5 000 t/min ou mettre l’adversaire KO au premier round nécessite des fondations solides. Le centre de gravité est bas, l’ancrage profond et le ressort d’une violence telle que le spectacle devrait être interdit aux moins de 16 ans. 

Enfin, Djokovic et Mayweather, qui maîtrisent mieux que quiconque l’art du contre, utilisent leurs déplacements de manière à reconvertir leurs positions défensives. Les reprises d’appuis sont essentielles et permettent de frapper dans le repositionnement en gagnant du temps sur l’adversaire. En bout de course, il n’est d’ailleurs pas rare de voir Novak imprégner à la balle un petit effet latéral provoqué par le mouvement du corps qui déjà revient à une position plus axiale. 

Alors que certains tennismans professionnels effectuent volontiers des stages de boxe pour diversifier leurs entraînements, le sociologue Thierry Zintz parle d’un phénomène de gentrification sportive doublé d’un effet de mode qui attire sur les rings de nouveaux adhérents exerçant des professions à responsabilité… De quoi convaincre les plus sceptiques d’enfiler les gants !       

 

« Défendre, contrer ou attaquer »

Béa Diallo a été champion intercontinental IBF des poids moyens (1998-2004) et champion du monde WBF des super poids moyens (2007). Aujourd’hui parlementaire bruxellois, il n’a rien perdu de son énergie et de son expertise sportive. Il se prête pour nous au jeu des comparaisons.

 

Courts : Le tennis et la boxe, même combat ?

Béa Diallo : Je trouve tout à fait pertinent de comparer ces deux sports. Je me souviens que Guy Forget, à l’époque où il était capitaine de l’équipe de France de Coupe Davis, avait évoqué l’aspect psychologique comparable des deux disciplines. La difficulté d’encaisser certains coups après de longs échanges, notamment, et d’être impacté par la perte d’un point âprement disputé.

 

C : D’un point de vue technique, observez-vous également des similitudes entre ces deux sports ? 

B.D : Pour avoir entraîné physiquement le tennisman belge Yannick Mertens, dont le classement avoisinait alors la 200e place à l’ATP, je ne peux qu’abonder dans ce sens. Pour appuyer une frappe en boxe, tout le corps doit être engagé. On avait beaucoup travaillé cela avec Yannick : la vitesse du petit jeu de jambe et l’engagement dans la frappe. Le positionnement des boxeurs correspond aux appuis en ligne ou fermés du tennisman. Lorsqu’un bon boxeur déclenche certains coups, l’appui au sol entraîne la rotation du bassin puis des épaules. Quand le coup est appuyé et que la position de l’adversaire le permet, la jambe d’appui (à l’arrière) passe devant l’autre : exactement comme au tennis. 

Bien sûr, il existe beaucoup de variantes à ce principe de base, mais la constante est le basculement du poids du corps de l’arrière vers l’avant. En transférant de la sorte le poids et l’énergie, on peut très bien s’engager puissamment dans un jab. Regardez, tenez-vous droit devant moi, ne bougez pas… 

(Le poing s’arrête à 2 cm du nez, l’air déplacé par le mouvement exécuté avec une extrême vivacité et un contrôle parfait caresse ensuite le visage : la leçon est bien assimilée !)

 

C : Si on s’intéresse à l’opposition de style des grands champions et aux matchs qui ont marqué l’histoire du tennis – comme la finale de Wimbledon entre McEnroe et Borg en 1980 ou celle opposant Federer et Nadal en 2008 –, on découvre des joueurs qui se font face très différents sur les plans technique et tactique…

B.D : Pour la boxe, c’est exactement le même principe. De tout temps et de manière assez intuitive, on a pu catégoriser les pugilistes selon leurs capacités à défendre, contrer ou attaquer. Après, ce qui vaut sans doute pour la boxe et pas spécialement pour le tennis, c’est la faculté d’évoluer d’un style vers un autre en cours de carrière, ou même de manière très ponctuelle sur un combat. Mohamed Ali, par exemple, s’est découvert des capacités d’encaisseur sur sa fin de carrière. Il est resté très performant et a compensé sa perte de vitesse par des schémas tactiques différents. Son combat à Kinshasa en 1974 face à George Foreman demeure un modèle du genre : Foreman est un puncheur hors pair qui n’a pas pour habitude de faire durer le suspense. Ali, qui a toujours fait primer sa vitesse et son jab, étudie la boxe de son opposant et choisit de l’épuiser. Il remonte sa garde, encaisse, riposte et finit par s’imposer dans le combat de l’année pour ravir la ceinture de champion du monde des poids lourds. 

 

C : Le combat entre Ali et Frazier à Manille en 1975 est également légendaire et voit s’opposer deux styles de boxe radicalement différents. 

B.D : Mais si on veut faire l’analogie entre un Federer-Nadal, alors c’est l’affrontement entre Sugar Ray Leonard et Marvin Hagler de 1987 qu’il faut retenir. L’intérêt et la tension sont exacerbés par des boxes que tout sépare. Pour les supporters, il y a une dimension manichéenne : le bien contre le mal, selon le camp qu’on a choisi. 

Et l’œil, on a pas parlé de l’œil. Hyper important dans les deux sports ! Les capacités de réactivité et d’anticipation sont fondamentales et directement liées au relâchement. La moindre crispation fait perdre quelques centièmes qui font toute la différence…                                    

 

Article publié dans COURTS n° 1, printemps 2018.

M ou W ?

Lorsque les cinq minutes d’échauffement réglementaires touchent à leur fin et qu’il faut rejoindre son adversaire au filet, la pensée s’accélère et le temps s’épaissit. Pour le toss, l’ensemble des paramètres (soleil, vent, surface, balles, forces et faiblesses de l’opposant) sont pris en considération.

 

« M ou W ? » Combien de fois par jour cette question est-elle posée sur un court de tennis ? Assurément des milliers, tant les raquettes Wilson sont prisées des joueurs de compétition. Certains procèdent en faisant tourner leur cadre comme une toupie à même le sol, tandis que d’autres – plus précautionneux – font pivoter le grip dans une main en prenant soin de cacher le sigle avec l’autre. Pour bien des joueurs, ce petit rituel d’avant-match fait partie des habitudes les plus tenaces. Or, à suivre le règlement à la lettre, le tirage devrait avoir lieu avant l’échauffement et… à l’aide d’une pièce de monnaie. 

 

Pas toast mais bien toss !

Même si la partie s’annonce mal, que ça sent le roussi et que votre adversaire du jour va probablement vous cuisiner avec son jeu de crocodile, ne voyez aucune étymologie culinaire au « toss ». Il ne s’agit pas d’un toast (comme on le lit ou l’entend trop souvent), ni d’une salade qui attendrait d’être fatiguée (deuxième signification du verbe) mais bien d’une pièce que l’on jette. Sans être linguiste, on comprend qu’il est question de tirage au sort par pile ou face : « to toss a coin », ni une « courte paille » ni un « pierre, papier, ciseaux », pas plus qu’un tirage via le logo d’une raquette.

Sans arbitre, cette dernière pratique s’est pourtant mondialement répandue. Si nul ne saurait déterminer l’origine du basculement, il y a cependant tout lieu de croire que la standardisation des logos Wilson au droit des manches de raquettes – associée à la lecture simple, non équivoque et ludique d’un M ou W selon le côté – a largement dû contribuer à la généralisation du procédé.      

Pour les compétitions non arbitrées, l’usage qui consiste à procéder au tirage après l’échauffement s’est également systématisé. Cette légère entorse au règlement trouve sans doute à s’expliquer par l’intérêt mutuel de jauger le jeu adverse avant de décider qui prendra la main au service…

D’aucuns théorisent d’ailleurs sur la meilleure manière de gérer le tirage au sort. Ces spécialistes, férus de statistiques, tentent de transformer le jeu en science ; et s’ils ne peuvent infléchir le hasard, s’en accommodent à coup de stratégies élaborées sur une connaissance fine du règlement. À les suivre, bien commencer un match, c’est avant tout bien négocier le tirage au sort car dans 80 % des cas, le gain du premier set entraînera celui de la partie… 

Choisir de servir ou de recevoir constitue donc une première option qui nécessiterait réflexion. Avec 75 % à 85 % de succès sur leurs mises en jeu, la question ne se pose pas chez les pros. Lorsqu’ils montent sur le court, ils sont spécifiquement échauffés et entrent plus facilement dans la partie que les amateurs. Raisons pour lesquelles Brad Gilbert (ancien n°4 mondial et coach d’Agassi, Murray, Roddick…) recommande aux amateurs de recevoir. Dans son ouvrage au titre évocateur, Winning Ugly, on peut lire : « Quand on reçoit, perdre le premier jeu du match n’a aucune importance. Votre adversaire a simplement fait son travail en remportant son service. On peut donc être plus relâché en jouant ce premier jeu. En revanche, remporter le premier jeu de service adverse permet de servir son premier jeu de service à la fois plus échauffé et plus en confiance, ce qui augmente les chances de virer au premier repos sur le score de 2-1 ou même 3-0 service à suivre. »

On l’oublie trop souvent mais une autre option s’offre au joueur ayant remporté le toss : choisir le côté. Il se peut en effet, pour une multitude de raisons, qu’il soit préférable de débuter la partie d’un côté du terrain plutôt que de l’autre. En outre, ce choix peut également être posé si l’adversaire a gagné le tirage et décidé de servir. Changer de côté peut alors avoir pour effet de déstabiliser le joueur qui a pris ses premiers repères… 

Enfin, il est toujours loisible de gagner le toss et de laisser la main à l’adversaire. Cette stratégie présente le double avantage de s’ériger d’emblée en parfait gentleman – dont le fair-play ne saurait être remis en cause durant la partie – tout en se réservant la possibilité de s’adapter au choix adverse et donc, d’avoir le dernier mot. Certains coaches vont jusqu’à modéliser, via des logigrammes, les stratégies liées au tirage au sort afin d’éviter toute tergiversation à leurs joueurs. Au moment où le sort seul décide de l’issue du toss, cela participe à l’impression de maîtrise si chère aux joueurs de compétitions. 

 

Nadal qui positionne ses bouteilles comme on cherche une lointaine fréquence radio sur un vieux transistor pour atteindre l’alignement parfait.

 

Routine ou pensée magique ?   

Axées sur des hypothèses qui s’ancrent dans le réel mais au demeurant très aléatoires quant à leur véritable efficacité, ces stratégies ont certainement pour bénéfice premier de conjurer le sort lors du tirage. Plus que de préparation ou d’anticipation, il serait alors question de ressources incantatoires. Les sports individuels nécessitent effectivement une force mentale telle, qu’il n’est pas rare de voir les athlètes se réfugier dans une conception de leur environnement direct qui relève de la superstition, voire de la pensée magique. Selon Pascal Boyer – psychologue et anthropologue à l’Université de Saint-Louis (Washington) – croire que ses propres pensées ou qu’un rituel produisent des effets sans qu’un lien causal puisse être établi, aurait pour fonction de rassurer, de réduire les craintes du quotidien et d’éviter ainsi une certaine détresse. Tant que le phénomène est circonscrit, précise-t-il, cela ne pose pas de problème. Cependant, la pensée magique peut conduire aux troubles obsessionnels compulsifs, les fameux TOC. 

Dès lors, où classer les « routines », ces pensées ou comportements automatiquement induits face à des situations précises et qui semblent répondre à une soif inextinguible de contrôle ?  

 On peut distinguer deux grandes familles de routines. La première vise à induire un état de concentration qui relève quasiment de l’hypnose. Il s’agit de faire fi du monde qui nous entoure pour plonger au cœur du jeu et n’être plus qu’un corps en mouvement : replacer son bandeau, choisir sa balle au service, la faire rebondir tant et plus, visualiser le geste à venir, s’éponger de manière récurrente, etc. La seconde relève davantage du rite par la pensée magique qu’on lui confère. L’imagination est fertile et certains sont passés maîtres dans l’art de privilégier le port de vêtements fétiches, de disposer leurs affaires suivant un ordonnancement rigoureux dans leurs sacs, d’éviter de marcher sur les lignes après les échanges… 

Ces habitudes irrationnelles trouvent, dans le creuset des sports individuels, un terrain  fertile pour s’enraciner. C’est que le sport de compétition engendre son lot de remises en question, de doutes et de craintes. Une défaite, particulièrement lorsqu’elle est subie en solo, est toujours difficile à digérer. Alors, surtout durant l’enfance, les compétiteurs s’accrochent instinctivement à des petites habitudes et pensent, de la sorte, pouvoir quelque peu infléchir favorablement le cours des choses. Il suffit d’observer attentivement les meilleurs joueurs mondiaux pour comprendre que certains rituels ont plutôt la peau dure. Parfait exemple de pensée magique ritualisée : Nadal qui positionne ses bouteilles comme on cherche une lointaine fréquence radio sur un vieux transistor pour atteindre l’alignement parfait – répondant sans doute à celui de certaines planètes ou à une autre logique tout aussi alambiquée.

Pour les psychologues, le but est clair : maintenir l’illusion d’un contrôle absolu de la réalité dans le but d’apaiser les angoisses. 

 

Sémiologie 

Avant de faire tourner la raquette sur elle-même et de se remémorer les schémas stratégiques censés octroyer un premier avantage sur l’adversaire à l’issue du tirage, d’aucuns laisseront peut-être leur esprit voguer à la vue du célèbre logo. Plus question de routine, d’augure ou de superstition mais de connotations et de signifiants personnels. 

Il ne s’agit ni d’accorder à la lettre plus de sens qu’elle en a, ni d’y percevoir une clef figurative, voire divine. Entre la raison occidentale qui y voit un commutateur négligeable et le statut de symbole à part entière de l’alphabet kabbalistique, où situer la lettre – synonyme de performance et de fiabilité – qui estampille au fer rouge le prolongement du bras du joueur ? 

À chaque joueur son « M » : comme un pont entre deux rives, les échanges seront plutôt longs, construits. Le M, c’est la mère qui renvoie au foyer et au besoin de protection. La lettre fermée, les schémas défensifs se profilent…

« W » : la lettre s’ouvre, la flamboyance est de mise. Le V de victoire est doublement marqué et les bras sont tendus vers le ciel…   

In fine, peu importe de gagner ou de perdre le tirage au sort. « M » et « W » constituent les deux faces d’une même pièce, le yin et le yang. Un symbole d’équilibre qui convient parfaitement à la raquette que vous tenez entre les mains et qui constitue le premier avantage sur lequel vous pouvez réellement compter.  

 

Article publié dans COURTS  n° 2, été 2018.

Crier, c’est tricher ?

© Hugues Dumont

Comme dans tout sport, les cris, les râles ou les grognements dus à l’effort ont toujours existé au tennis. Certains vociféraient plus fort que les autres, certaines plus souvent que leurs adversaires. Mais depuis Monica Seles et Jimmy Connors, le grunting  (soit littéralement le fait de « grogner ») a fini par envahir les courts et surtout les oreilles autour de ceux-ci. Principalement sur le circuit féminin, où Sharapova, Azarenka, Sabalenka et d’autres ont élevé le cri au rang de braillement forcé, voire tactique. Au point de faire régulièrement lever d’autres voix, pour un bannissement pur et simple.

 

Est-ce que crier, c’est tricher ? Si l’on se réfère au dictionnaire, le premier sens du mot tricher est : « Enfreindre discrètement les règles d’un jeu en vue de le gagner. » Ce qui donne une réponse claire à cette question qui agite les courts au moins depuis l’arrivée bruyante de Monica Seles à la fin des années 80. De discrétion, il ne peut être question. Pas plus d’infraction, aucune règle n’interdisant formellement au joueur de faire plus de boucan que les 15 000 spectateurs du court Philippe-Chatrier. 

Quoique, comme souvent, ça dépend. C’est compliqué.

En janvier 2018, dernier épisode en date de ce serpent de mer, le public de l’Open d’Australie se piqua d’imiter la bruyante Aryna Sabalenka. Caroline Wozniacki, qui remportera le tournoi et retrouvera la première place mondiale, rappelait ensuite que « nous avons déjà une règle existante : la Hindrance Rule (que l’on pourrait traduire par une entrave au déroulement du jeu, ndlr). C’est le rôle de l’arbitre de couper court. Et c’est aussi au joueur d’aller se plaindre. Et puis, quand certaines joueuses crient toujours de la même façon… on s’habitue, ce n’est pas très grave. Mais c’est différent quand le bruit change à chaque point. C’est à ce moment- là que tu commences à l’entendre. C’est le rôle de l’arbitre de dire : si tu veux crier, crie, mais il y a des limites. » Visiblement, la Luxembourgeoise Mandy Manella partage cet avis et, en finale du tournoi de Gstaad en juillet dernier, l’a tapageusement signalé à Alizé Cornet : « Tu peux pas crier pareil à tous les coups !? »

Dans le règlement WTA, qui compte pas moins de 480 pages, on peut en effet lire : « Toute entrave continue au jeu, comme le grunting, doit être appréhendée en adéquation avec la Hindrance Rule. » Celle-ci, dans un joli flou propice à toute interprétation, peut être considérée comme volontaire ou non (comme faire tomber son chapeau ou une balle de sa poche), et peut coûter une sanction aux points.

 

Sixties Grunter

Si l’on prend ici appui sur le règlement de l’association professionnelle féminine, c’est que le débat y est régulier et plus féroce. Voire urgent en 2012, quand Sharapova est en passe de retrouver sa place de numéro 1 mondiale et pousse des rugissements qui renvoient les exclamations de Seles au rang de miaulements. Opposée en finale de l’Open d’Australie à Victoria Azarenka, les deux joueuses se livrent un combat sportif mais aussi vocal, qui irrite. Les critiques fusent, au point d’obliger Stacey Allaster, alors patronne de la WTA, à s’exprimer sur le sujet. En résumé : non, l’association ne forcera pas les joueuses à changer leurs habitudes mais oui, il faut travailler sur le long terme avec les coaches et les académies pour éduquer les plus jeunes à la mettre un peu plus en sourdine. 

Ce n’est pourtant pas nouveau. Même avant Seles, dans les années 60 déjà, la jeune Vicki Palmer était la première à troubler le cours tranquille des parties de tennis, ce qui lui vaudra le surnom de the Grunter. « Les meilleurs joueurs criaient de temps en temps mais moi, j’étais la seule qui le faisait constamment. Parce que c’était ma manière de respirer quand je frappais la balle. »1 Depuis, toutes et tous diront la même chose : c’est comme ça que je respire quand je joue, depuis toujours. 

L’épisode 2018 se tassera, comme à chaque fois. Car le sujet est tendu. Faut-il imaginer un plafond de décibels acceptable avant sanction ? Comment le mesurer ? Une durée maximale du râle est-elle envisageable ? Faut-il interdire de changer de type de cri au cours du match, comme le soulignait Wozniacki ? Le cas échéant, peut-on, comme le sous-entendait à peine l’ancienne joueuse Pam Shriver sur Twitter en janvier (« Sabalenka a 347 cris différents. Quel talent ! »), clairement parler de triche ?

 

Les hommes aussi

Après avoir évoqué la bruyante WTA, sa CEO dira encore que « les hommes crient aussi sur le circuit professionnel. Mais notre ADN féminin le transmet d’une autre façon ». Un son aigu paraissant plus fort à l’oreille qu’un son grave, les femmes sont peut-être victimes du seuil de tolérance naturel. Ou d’une part de sexisme. Elle a en tout cas raison : chez les hommes aussi, ça gueule. Sans même parler des colères de McEnroe, l’exubérant Jimmy Connors a traversé les années 70 et 80 avec ses courts mais puissants borborygmes, faisant de lui le précurseur sur le circuit ATP. En 1981 à Wimbledon, un arbitre lui demandera même de baisser d’un ton, sans grand succès et aucune sanction. Fidèle à son image, le provocateur dira après le match qu’il « grognait bien cette année ».

Les AAAAH de Agassi (« Quand il lâchait un coup, son cri était bien plus fort que le bruit de la balle. Ça perturbait mon temps de réaction », rouspétait Ivan Lendl) ou les vigoureux cris de Muster provoquent déjà des débats dans les années 90. En 1992, un spectateur de la finale du tournoi d’Umag décide même de s’en mêler : « Les cris de ce joueur sont gênants pour son adversaire et l’empêchent de se concentrer. Je demande à ce que la partie soit rejouée en silence. » Le (vrai) gêneur sera évacué. 

Aujourd’hui, le joueur autrichien ne s’en souvient pas : « Je n’entends pas ce qui se passe autour de moi quand je joue. Je me concentre sur mon jeu », nous explique-t-il. « Ce n’était absolument pas calculé. C’est une technique de respiration que j’ai développée petit et je l’ai gardée toute ma vie. J’ai essayé de jouer sans faire ces bruits et ce n’était pas pareil… C’est juste quelque chose que je fais inconsciemment, naturellement. Un rythme de respiration qui me permet aussi de relâcher la pression. Il n’y a pas vraiment de bénéfice à ça. Par contre, si tu joues 5 heures, tu n’as plus de voix… Je joue encore et à 50 ans, je pousse les mêmes cris. »

Plus récemment, Nadal ou Djokovic sont aussi souvent cités en contre-exemples à l’élégance perpétuelle d’un Federer. « Chez les mecs, il y en a qui exagèrent parfois, qui jouent avec ça. Rafa de temps en temps… mais ce n’est pas énorme. Ça reste respectueux », nous glisse Henri Leconte. « Mais chez les femmes, c’est une catastrophe. Toutes les filles s’y mettent maintenant, il faut arrêter, c’est monstrueux. Par exemple, Sharapova et Azarenka sur le central du Rod Laver, c’étaient des décibels comme un 747 qui décolle. Pour moi, ce n’est pas possible. Je trouve qu’on devrait mettre en place une règle. » L’ancien champion français exagère à peine : Sharapova plafonne en effet à 101 décibels, soit le bruit d’un marteau-piqueur, quand Azarenka atteint les 105 dB. Michelle Larcher de Brito, avec ses 109 décibels, est à seulement 11 unités du « seuil de la douleur » et d’un avion au décollage. Serena Williams, qui a déclaré adorer le cri de Seles et s’en être inspirée, fait presque figure de petite joueuse avec à peine 89 dB, quatre de plus que sa sœur Venus mais quatre de moins que son idole. 

 

Triche et Boules Quies

Martina Navratilova allait dans le même sens que Leconte, en 2009 déjà, affirmant que « le niveau sonore atteint est inacceptable. C’est de la triche pure et simple. Il faut faire quelque chose. Il est important d’entendre le son émis par la balle dans la raquette adverse. Essayez de jouer au tennis avec des boules Quies dans les oreilles et vous verrez ce que je veux dire ». Face à elle, l’ancienne joueuse française Catherine Tanvier l’avait précisément essayé en 1985. Mais pour oublier le public, pas les vociférations adverses. Hasard ou non, elle a perdu 6-0 6-0. La même Tanvier se montre d’ailleurs tout aussi virulente sur le sujet : « Ce n’est pas normal. À l’entraînement, ce n’est pas du tout ça. Là on est dans le gueuloir. Il y a un côté provoc’, c’est une manière d’imposer une suprématie. »2

Dans le prestigieux New York Times, l’ancien arbitre Stanley Hirsch signait une tribune où il affirmait dès 1996 que les « grognements en deux syllabes de Monica Seles et Arantxa Sanchez Vicario n’en sont pas vraiment. Ce sont des cris ou des hurlements, comme un banzaï de guerre. C’est quelque chose de conscient à chaque frappe. Le grunt de Thomas Muster, qui ressemble plus à un aboiement, tient en une syllabe mais est également loin d’être spontané. (…) Arrêtons cela avant que chaque club de tennis ne sonne comme une porcherie ou un chenil ».3

L’aboyeur Muster ne partage pas cet avis. « Ce n’est pas tricher. Il y a beaucoup de choses que tu peux essayer de bannir… mais ça dépend de la personnalité du joueur, il ne peut pas réguler tout ce qu’il fait. Depuis Connors, c’est présent, pourquoi on l’interdirait maintenant ? Sharapova est un extrême mais c’est comme ça, deal with it. Je veux dire, tu repousses tes limites. Les types qui coupent du bois, à un moment donné ils commencent à pousser des cris. C’est une chose normale quand tu travailles dur physiquement, ce n’est pas quelque chose de bizarre ou inhabituel. »

© philippe BUISSIN / IMAGELLAN

Public singeur

Dans les faits, plus que les joueurs, c’est le public qui semble avoir les tympans fragiles quand les acteurs du spectacle braillent. Quand les spectateurs imitent Aryna Sabalenka en Australie, avec des relents sexuels du meilleur goût, l’arbitre demande de la « courtoisie pour les joueuses ». Au pluriel, car son adversaire ce jour-là est davantage agacée par ces imitations que par la nouvelle cheffe de file des hurleuses. « Certains crient, d’autres pas. Moi, ça ne me dérange pas. Si quelque chose comme ça réussit à vous déconcentrer, c’est votre problème. » 

Dix ans plus tôt, lors de la Fed Cup 2008, le très dissipé public israélien singe, entre les huées et sifflements, les cris de la Russe Maria Sharapova à chaque frappe. Ce qui ne l’a pas empêché de gagner et de déclarer qu’elle avait « aimé la folie du public ». En 2015 à Wimbledon, le quart de finale opposant Victoria Azarenka et Serena Williams est ponctué par les rires de la foule. « Je suis fatiguée par ces questions », dira la Biélorusse après le match. « C’est pénible parce que les hommes aussi crient. Je jouais à côté de Nadal et il faisait plus de bruit que moi. Pourtant, personne ne le fait remarquer. Pourquoi ? Je ne comprends pas. Les deux femmes sur le court donnent tout ce qu’elles ont et elles font du bruit. Est-ce un problème pour le tennis ? » 

Ou encore : Roland-Garros, 2009. Michelle Larcher de Brito, 16 ans, fait sensation. Mais surtout pour son sifflement long comme tir d’obus, « qui a pu être entendu jusqu’aux Champs-élysées, et a envoyé les pigeons de Roland-Garros s’envoler pour se protéger, les ailes sur les oreilles »4, peut-on lire dans la presse. Les tympans français se montreront aussi peu tolérants que les oiseaux. Et que son adversaire, cette fois. La Française Aravane Rezaï demandera aussi à l’arbitre de mettre un peu d’ordre de l’autre côté du filet. « Je suppose que c’était une tactique pour me désarçonner quand les choses ne se déroulaient pas comme elle le voulait. Et de mettre le public dans sa poche. C’est naturel chez moi, ça fait partie de mon jeu. Je ne peux pas arrêter ça comme ça », dira la première, quand la seconde dira que « c’était extrêmement fort et déplaisant ». 

 

Tactique contre-tactique

Si le public aime manifester son irritation, l’adversaire peut en effet aussi se montrer agacé. Voire tactique, finalement, en prenant pour prétexte de faire stopper la tactique de l’autre. 

La mal-aimée Monica Seles, dont le cri fut comparé à une dinde de Noël égorgée, une porcherie ou une cornemuse piétinée, entre autres joyeusetés, a ainsi vécu un Wimbledon compliqué en 1992. À 18 ans, elle est alors la joueuse qui fait peur et en quarts de finale, la Française Nathalie Tauziat se plaint auprès de l’arbitre. Trop de vacarme. En demi-finale, c’est Navratilova qui fait la même demande. « On s’était affrontées une demi-douzaine de fois avec Martina, et ça ne lui avait jusque-là jamais posé problème »5, dixit Seles, qui expédie la Tchéco-Américaine dans la troisième manche, bouche quasiment cousue. Arrive la finale face à la chouchoute Steffi Graf. Seles n’ose plus moufter et se fait moucher. La « pire décision de sa carrière », dira-t-elle ensuite. 

Sharapova a connu pareilles demandes adverses, la placidité en plus. Comme en 2003, quand elle dispute son premier Wimbledon à 16 ans. Elle affronte au premier tour l’Américaine Ashley Harkleroad, de deux ans son aînée, pour un match aux allures « de bande-son pornographique » si l’on en croit les articles de l’époque. « Plus fort » lui lancera au cours du match Harkleroad, s’attirant les rires et l’amour du public… mais l’indifférence de Maria, qui affirmera « ne pas avoir entendu. Ça fait partie de mon jeu depuis toujours ».

 

L’école Bollettieri

Le point commun entre Maria Sharapova, Monica Seles, Michelle Larcher de Brito, les soeurs Williams et André Agassi ? Tous sont passés par l’iconoclaste Nick Bollettieri, intronisé au Hall of Fame et plus célèbre des entraîneurs de tennis. « Un cow-boy non conformiste »6 aux méthodes particulières et parfois brutales, qui compte au moins dix numéros 1 passés par son écolage. Indissociable d’Agassi et autoproclamé père du tennis moderne, on le soupçonne aussi de faire brailler ses recrues dans un but clairement tactique.

L’Américain s’en défend. « Je n’ai jamais enseigné le cri mais je l’ai défendu, parce qu’un certain nombre de mes champions l’ont utilisé parmi l’arsenal de leurs armes. Ça a commencé avec Monica Seles. Elle était si petite, si fine… c’est comme si elle pouvait tomber chaque fois qu’elle frappait la balle. Elle pensait que quand elle se donnait à fond, elle devait faire du bruit… Ce que je suggérerais maintenant, c’est d’enseigner la respiration aux enfants. Mais je ne sais pas si les autorités ont la volonté pour cela. »7

 

Crie, tu taperas plus fort

Dans un document de l’académie Bollettieri rendu public, on peut lire la même chose. « Il existe un certain nombre de facteurs qui aident à la performance via une respiration optimale. Ce document a pour but d’aider à comprendre le spectre qui existe entre une respiration retenue et le grunting extrême. Le but n’est pas de battre son adversaire avec une tactique malhonnête ou non éthique. Le but est de fournir des mécanismes pour aider le joueur à gérer ses émotions. »8

Des études disent la même chose. Le grunting  peut améliorer la performance. En synchronisant précisément la respiration et la frappe de la balle, le focus, l’intensité et la force produite sont améliorés. En comparant des grogneurs et des silencieux, des chercheurs de l’université du Nebraska ont démontré que crier en frappant la balle augmente sa puissance de 3,8 % (et même 4,9 % au service, soit 7 km/h plus rapide). Comparaison est faite avec le lancer du poids ou du javelot… mais le tennis est un sport particulier. 

Hormis ses cousins de raquette, aucun autre sport individuel ne se joue en face à face, mais sans se toucher, comme c’est le cas dans un sport de combat. Il nécessite concentration avant explosivité dans l’effort, mais aussi endurance, physique et mentale. C’est ce qui explique le comportement spécifique du public et des joueurs. Il faut de la concentration avant de servir ou de recevoir mais aussi pendant l’échange. Tout n’est que géométrie, mathématiques, calcul d’angle de rebond et de retour, de vitesse et de force de frappe. Il faut déposer ses bombes à l’endroit où la déflagration fera le plus de dégâts9 mais aussi anticiper le coup suivant et la réponse à celui-ci. Comme une partie d’échecs ou de billard, l’effort physique en plus. Quand le point est gagné, le poing se lève pour soi-même. Il n’y a guère qu’en double ou en Coupe Davis et Fed Cup que les encouragements sont partagés, quand le sport se fait collectif. Si le public stimule, c’est quelque part au-delà de la bulle du champion, « détaché du regard des autres et de leurs attentes et pleinement plongé dans l’instant présent »10.

 

Qui triche quand

Une autre étude des universités d’Hawaii et de la British Columbia affirme de son côté que crier perturberait l’adversaire. En l’empêchant d’entendre le bruit de la balle frappée, son jugement de la trajectoire s’en trouverait altéré. Une augmentation du temps de réaction estimée à 30 millisecondes, soit un retard de 60 cm. Si l’on demande au public de ne pas gêner la concentration du joueur, déconcentrer son adversaire serait donc surtout une manière de filou de s’en charger soi-même ? 

L’autre définition du dictionnaire sur le mot « tricher » nous dit en effet : « se conduire avec mauvaise foi, trahir ce que l’on affecte de respecter. » Et si les cris ne nous dérangent pas, s’en plaindre à l’arbitre pourrait en être une autre, de tactique filoute. Mais qui triche quand ? « Pour moi, ça sert à se cacher derrière quelque chose et à intimider l’autre. Ou extérioriser certaines choses. Parce que Sharapova, à l’entraînement, elle gueule pas », selon Leconte. « Je pense que certaines joueuses grognent exprès en match, car elles restent silencieuses à l’entraînement », dénonçait pareillement Caroline Wozniacki.

Lors de son intronisation au Hall of Fame en 2014, Nick Bollettieri rappelait lui que si « crier faisait gagner des titres, tout le monde crierait le plus fort possible. Il ne faut pas oublier le talent ». Quelques années plus tôt, il affirmait qu’il ne s’agissait pas de triche, que Sharapova et les autres ne faisaient pas plus de bruit que d’autres athlètes dans un sport où l’agressivité est nécessaire. Mais qu’il fallait agir quand les cris « atteignent des niveaux au-delà de l’acceptable ». 

On le disait : ça dépend. C’est compliqué. Il faut ajouter l’étiquette, le fair-play, l’histoire… plus que dans tout autre sport  ! Peut-être se trompe-t-on. Derrière les cris d’orfraie, la vraie question, encore plus complexe, à laquelle le tennis n’a pas encore trouvé de réponse ne serait-elle pas : est-ce que tous les coups sont permis ? 

 

Article publié dans COURTS n° 2, été 2018.

1 Slate.com : « Tennis : An Aural History », 14 septembre 2011

2 Catherine Tanvier : « Je lâche mes coups… Comment le tennis-industrie a tué le jeu », 2017

3 New York Times : « Must Tennis Now Be Game, Set, Grunt ? », 8 juin 1996

4 The Guardian : « Michelle Larcher de Brito silenced by Aravane Rezaï », 29 mai 2009

5 Monica Seles : « Getting a Grip », 2009

6 – 7 Nick Bollettieri : « Changing the Game », 2014

8 The Tennis Space : « Special report : Nick Bolletieri’s grunting dossier », 4 janvier 2012 

9 « Le tennis est à l’artillerie et à la frappe aérienne ce que le football américain est à l’infanterie et à la guerre d’usure. » David Foster Wallace, « Revers et dérivées à Tornado Alley »

10 « Into the flow », Courts n°1

La loi de Bela

© Belasteguín

Il est le roi incontesté du padel. L’icône de la discipline. Fernando Belasteguin règne depuis 16 ans à l’ombre des vedettes de sports plus médiatisés. Souverain confidentiel, l’Argentin affiche un palmarès sans égal dans l’histoire du sport, acquis au cours d’une carrière de vingt ans régie par la galère, la passion et la gloire tardive. La faute au manque de moyens et à la lente éclosion d’un sport qui, jusqu’il y a peu, lui a plus coûté que rapporté. Portrait.

 

« La séparation de Juan et Bela équivaut pour les Chrétiens à l’avant et l’après Jésus-Christ. Dans la bible du padel, il y a désormais un BJB (Before Juan-Bela) et un AJB (After Juan-Bela) ». Ces propos remontent au 4 août 2014 et sortent de la plume de l’ex-évangéliste du World Padel Tour (WPT), Oscar Solè. Il évoque l’apocalypse vécue par le padel mondial au lendemain de l’annonce de la séparation de Fernando Belasteguin et Juan Martin Diaz, doublette à succès, monstre bicéphale coiffé de lauriers et assis sur le toit du monde treize années d’affilée. 

Durant cette période, la paire argentine a disputé 219 tournois, atteint 191 finales et remporté 170 victoires. Un palmarès sans égal dans l’histoire du sport par sa richesse et sa longévité. Conscients de vivre les dernières heures d’une ère sur le point d’être révolue, les spectateurs se pressent et les derniers tournois de la saison se jouent à guichets fermés. Malgré l’irrévocable séparation, le duo remporte six des huit derniers tournois de la saison 2014 et atteint deux finales. Avant l’exode, Juan et Bela tutoient une dernière fois l’exceptionnel, comme le fut la longévité de leur association dans un sport connu pour la rotation fréquente de ses paires. 

 

Johan Cruyff et Federer

Malgré ce schisme, celui que tout le monde surnomme Bela poursuit sa moisson de victoires et de records1 en compagnie d’un autre gaucher, le Brésilien Pablo Lima. À presque 40 ans, Fernando Belasteguin repousse les limites, déjoue les effets du temps. De son vivant, la légende du football Johan Cruyff – dont l’Argentin parraine la fondation –, le qualifiait de « Messi du padel »2. D’autres, de façon plus naturelle, le comparent à Roger Federer.

« Beaucoup de gens en parlent. Je considère que, contrairement au tennis, le padel se joue à deux », nous explique-t-il avec modestie lors d’une visite à Bruxelles. « Si je suis depuis aussi longtemps au sommet, c’est grâce à Juan Martin Diaz, pendant 13 ans, et Pablo Lima, depuis 4 ans ; le padel est un jeu d’équipe. Si mes partenaires n’avaient pas le niveau qu’ils ont, jamais je n’aurais pu me maintenir aussi longtemps au sommet. C’est très simple dans notre sport de cibler le plus faible des deux pour battre l’équipe adverse ; c’est dire l’importance du partenaire. En réalité, et si je m’en tiens au surnom dont je suis affublé, mes partenaires sont autant Federer que moi. »

L’homme peut refuser les honneurs, généralement, ils viennent naturellement à lui. À l’image des Laver, Borg ou Federer en tennis, l’Argentin a révolutionné un sport en pleine mutation depuis le début du siècle. « Le padel a changé en quinze, vingt ans, analyse-t-il. Il continue à grandir : les raquettes, les balles ou les terrains sont différents. Le matériel a évolué alors que j’ai commencé avec des raquettes en bois. Le padel se professionnalise, l’argent commence à être plus présent ; on vit ce qu’a vécu le tennis au tournant des années 70-80. Et, dans 10 ans, on sera encore dans une autre dimension. »

 

« Viva Bela »

Pour beaucoup, Belasteguin incarne la modernité, fait partie de la caste de ceux qui ont catapulté le padel de l’âge de la pierre à l’ère moderne. Une ère où, désormais, les compilations de ses plus beaux points passent en boucle sur Youtube, à l’image du Masters 2016 du WPT, pendant lequel il remporte un jeu en mettant sa raquette en opposition d’un smash bondissant à bout portant et en pleine extension de Miguel Lamperti. La foule se lève, les acteurs quittent la scène, laissant l’Empereur, bras levés et presque épaté par sa propre dextérité, récolter les « viva Bela ».

En savourant l’ovation, Belasteguin, pourtant rassasié de victoires et d’honneurs, dégage l’humeur du jeune passionné. « On me demande souvent comment je fais pour rester 16 ans d’affilée numéro 1 mondial sans perdre mon enthousiasme, l’envie de compétition, nous glisse-t-il. C’est principalement parce que personne ne m’a jamais forcé à faire carrière : je joue parce que j’adore ce sport. Je me bats sur chaque balle comme s’il s’agissait de la dernière. Ma seule obsession est d’être meilleur que la veille. Je m’entraîne tous les jours comme si c’était le dernier jour de ma vie. Je me lève pour bosser et m’améliorer. On ne sait jamais si on va être le meilleur, mais j’essaie de l’être. Que ça soit pour occuper la première place, la 4e ou la 13e. »

Le stakhanovisme est un art de vivre et, souvent, la clé de la réussite. Comme le talent et la simplicité. Lorsque l’écrivain Valen Bailon l’approche pour écrire sa biographie3, il finit par accepter, contre la promesse de reverser les bénéfices à une œuvre caritative. « Je n’ai rien gagné dessus. J’en ai fait don à mon école de padel en Argentine. À l’âge de 20 ans, j’ai été confronté à des enfants en difficulté et j’ai lancé ma fondation quatre ans plus tard. Quand tout va bien, on ne se rend pas compte des difficultés que peuvent rencontrer certaines personnes. Et puis, contrairement aux gens dits normaux, les personnes souffrant d’un handicap ne sont pas viciées par tout ce qui pollue la nature humaine. » Aujourd’hui, douze à quinze enfants sont encadrés dans son école de Bolivar.

© Belasteguín

Cinéma et lance-pierre

Une activité honorée par les autorités de Buenos Aires qui, en 2017, ont décidé de le distinguer pour ses exploits sportifs, mais également pour ses valeurs humaines exemplaires et sa contribution à l’égard de la communauté argentine. Désormais, une loi porte son nom : la « loi de Bela »4. 

Rien ne prédestinait cet enfant de Pehuajo, bourgade de 38 000 âmes de la province de Buenos Aires, à devenir une icône de son sport. Un modèle. Fils d’un employé de banque et d’une enseignante, le jeune Fernando n’avait jamais pris une raquette en main avant qu’un court de padel ne soit construit là où il s’amusait balle au pied, sur le terrain du club de San Martin, l’équipe locale. 

Dans cette banlieue située au nord-ouest de la capitale, les distractions sont comme les heures d’ouverture du cinéma voisin, intermittentes. La rue et le parc San Martin constituent les terrains de jeu des enfants. Roi de la farce et du lance-pierre, le jeune Fernando n’est pas le dernier à subir les réprimandes de ses parents, dont les principes de vie reposent sur la droiture, le sens des responsabilités et le travail. 

Pour preuve, Beatriz, sa mère, est restée 5 ans sans assister à un seul de ses matches, en raison de son comportement turbulent sur le terrain. Mais son « cœur en or », selon elle, compense son hyperactivité. Il s’implique dans un sport dont sa famille maîtrise à peine les règles. À 11 ans, associé à des gamins du quartier, il gagne déjà tout, bat des paires plus âgées que lui, commence à figurer dans les journaux de sa localité. « Les gens avaient beau m’arrêter dans la rue pour me féliciter, le retour à la maison me remettait directement les pieds sur terre », se souvient-il dans sa biographie. 

 

De la jungle à New York

À 13 ans, il est repéré et sélectionné pour passer le stage d’avant-saison au centre d’entraînement de Buenos Aires. « Mon père ne pouvait me payer que le voyage. Ma famille manquait de ressources financières pour couvrir les dépenses d’un séjour de deux mois dans la capitale. Roberto Diaz (père des joueurs Matias et Gonzalo, ndlr) a accepté de les prendre à sa charge. Il est devenu mon père sportif, à qui je dois mon statut professionnel aujourd’hui. »

Pour la première fois de sa vie, le jeune adolescent passe deux mois à 8 heures de route des siens. « Je me souviens de ce trajet en bus, des larmes de mes parents à mon départ. J’avais quelques pièces de monnaie en poche, qu’ils avaient pu épargner, et un bagage lourd. J’étais extrêmement nerveux de passer deux mois chez de parfaits inconnus. En arrivant à Buenos Aires, j’ai eu l’impression d’avoir quitté la jungle pour New York. Tout me fascinait : les buildings, l’énergie de la ville, les monuments, le trafic. »

 

Il y côtoie ce qui deviendra la crème de la crème. Sur la vingtaine d’aspirants, seul trois ou quatre ont échoué dans le padel professionnel. Outre les aspects techniques et physiques, Belasteguin perfectionne une devise qui ne le quittera plus : celle de tirer avantage des défauts des adversaires et non de ses propres points forts. Sa vie personnelle change également. Désormais, il reviendra à Buenos Aires tous les week-ends, ayant à peine le temps de changer de vêtements les lundis matins pour se rendre à l’école après un voyage en bus de nuit. 

« À force, et connaissant les conditions imposées par mes parents (des bonnes notes pour poursuivre le padel, ndlr), les chauffeurs me laissaient m’asseoir près d’eux, où un siège éclairé me permettait d’étudier durant le voyage. Je luttais pour ne pas m’endormir le lundi en classe. Ce train de vie fut ma routine durant six ans. »5 

© Belasteguín

Petit commerce et plan B

Quatre à quatre, il gravit les échelons, accède aux tournois professionnels, mais se voit freiné par le manque d’argent. « Aujourd’hui que je vis de mon sport, qui aurait pu imaginer qu’à une époque, je pouvais à peine me permettre de me payer un repas ou avoir de quoi me loger ? La passion était mon moteur, pas l’argent. » Une précarité financière qui le contraint à renoncer à une première participation au Padel World Championship de 1996 organisé en Espagne. « Mais je n’ai jamais abandonné. » Pour se remplir les poches et l’estomac, il devient représentant de commerce entre les matches et vend des accessoires de marques de padel. « Combien de voyages n’avons-nous pas fait en voiture, roulant parfois 24 heures d’affilée parce que nous n’avions pas les moyens de nous payer un autre transport ? Combien de fois n’avons-nous pas dû dormir chez l’habitant ? »

La précarité finit par saper l’optimisme des plus ambitieux. Le padel ne rapportait rien, mais coûtait beaucoup, ce qui le pousse à raccrocher, à 20 ans à peine, pour entreprendre des études d’économie. « Je devais avoir un plan B. J’avais une perte de motivation, j’avais constamment voyagé, joué en compétition. J’avais déjà affronté les meilleurs au monde et ce sport me demandait tant et plus. C’était impossible de le combiner avec mes études. Mes parents ont accepté ma décision. »

Le monde du padel, lui, digère mal le départ d’un tel joyau. Roby Gattiker, son idole d’enfance et numéro 1 mondial de la discipline pour la 5e année consécutive, le pousse à sortir de sa retraite prématurée. « Voir Gattiker vous solliciter pour être son nouveau partenaire, c’est comme si Federer ou Nadal vous téléphonait pour vous demander de s’associer à eux en Grand Chelem. Je ne pouvais pas refuser cette offre, même si elle signifiait une longue tournée en Espagne, me forçant à mettre mes études entre parenthèses et délaisser football et famille. »

Bela regoûte aux joies du padel professionnel, se voit de plus en plus courtisé : un appel de Pablo Semprun, l’un des meilleurs joueurs espagnols de tous les temps, l’oblige à faire le grand saut et à déménager en Espagne. « Tout changeait, tout prenait du sens. Jusqu’alors, le padel était un hobby qui me permettait de m’amuser, de voyager, de visiter des pays. Jusqu’alors, je voyageais un ou deux mois et puis je revenais à Pehuajo. J’allais désormais passer huit mois loin de chez moi. J’ai tout abandonné. Pour la première fois de ma vie, je ne devais pas penser à vendre des raquettes ou aller loin en tournoi simplement pour me payer à manger ou une nuit d’hôtel. Mon logement et mes repas étaient couverts. »

 

Coups bas et coups d’éclat

La vie à deux peut rapporter de nombreuses victoires, mais aussi de gros déboires. Il l’apprend à ses dépens : sur le terrain, la personnalité volcanique de Semprun cadre mal avec la sienne, ce dernier allant jusqu’à le frapper avec sa raquette en plein match. « Je ne voulais plus retourner en Espagne. Mon père m’a calmé, me disant que si je pouvais terminer l’année avec lui, tout serait plus facile avec les suivants. » Le duo termine l’année à la 3e place mondiale, à la première en Espagne.

Nous sommes en 2002, le padel allait vivre sa révolution copernicienne, son an 0. Le flair du propriétaire d’une marque d’accessoires pousse Belasteguin à revenir sur la parole donnée à Pablo Semprun de poursuivre à ses côtés - « notre relation s’en ressent encore aujourd’hui » - et à s’engager avec Juan Martin Diaz, de quatre ans son aîné et champion du monde 2000. L’accord est scellé dans un petit restaurant à l’ombre du mythique stade Santiago Bernabeu de Madrid.

Cette année-là, David Nalbandian se révèle au monde entier en atteignant, à la surprise générale, la finale de Wimbledon ; dans le même temps, d’autres Argentins se distinguent, de façon plus discrète, en devenant la première paire mondiale de padel. Une place qu’elle occupera treize années consécutive, en restant notamment invaincue entre 2006 et 2008.

« L’un et l’autre ne lâchaient rien », se remémore Miguel Sciorilli, coach des deux galactiques. « La hantise de la défaite se manifestait même à l’entraînement. Leur motivation était naturelle : il leur arrivait de s’entraîner avec des masques de ski, pour améliorer leur vision périphérique. » Réfléchi ou pas, chaque choix se révélait être bénéfique. « Le déménagement de Bela de Madrid à Barcelone, pour se marier avec Cristina (avec qui il aura 3 enfants, ndlr), fut la meilleure décision pour la santé de l’équipe. Ils s’entraînaient séparément, mais se connaissaient les yeux fermés une fois de retour sur le terrain. Il leur arrivait de s’engueuler à la limite de la bagarre ; puis, ils fermaient les yeux et repartaient au combat. »

 

Bon et mauvais chasseur

Les craintes de la saison de trop et l’envie de se lancer de nouveaux défis ont eu raison du duo magique. Malgré ce divorce qu’il a lui-même amorcé, Fernando Belasteguin a continué à repousser les limites du possible. « J’ai toujours classé les sportifs professionnels dans deux catégories : ceux qui aiment souffrir à l’entraînement et apprécient être fatigués. Et ceux qui détestent ça et qui doivent se forcer à achever leur exercices », explique Toni Martinez, préparateur physique. Soit l’histoire du bon et du mauvais chasseur. « Bela appartient à la première catégorie, au point d’être nerveux si je lui montre un exercice qui le ne fait pas souffrir. »

Numéro 1 mondial pour la seizième année consécutive, Belasteguin a surmonté les obstacles, comme le spectre d’une retraite anticipée suite à une blessure au coude, pour aujourd’hui vivre de son sport. En 2015-2016, il a accumulé plus de 100 000 euros de prize money, l’équivalent d’un top 130 au tennis6. Une consécration obtenue au prix de nombreux efforts. 

« Parfois je me demande si le padel vaut tous les sacrifices. J’ai donné à ce sport cent fois plus que je n’en ai reçu, remarque-t-il. Aucun des trophées, aucune des victoires ne peuvent compenser d’avoir raté des moments en famille, comme l’anniversaire de mes enfants. C’est pour cette raison que lorsque je me lève sans l’envie d’aller m’entraîner, ma conscience me rappelle ces moments et le fait que réaliser mon rêve a demandé de nombreux sacrifices, à ma famille et à moi-même. Je pense qu’avoir à me battre contre l’adversité est devenu un élément clé de ma vie. Cela m’a permis de comprendre la valeur de ce que j’ai accompli, après autant d’années à la première place mondiale et, surtout, de maintenir mon esprit de compétition intact. En réalité, les victoires ne signifient pas grand-chose. Je regarde toujours l’avenir. Le passé ne m’intéresse pas trop. Dès lors, peu importe mes victoires passées, je vise toujours celles à venir. Je ne me pardonnerais jamais de ne pas tout donner jusqu’à mon dernier souffle en sachant tout ce que ce rêve m’a coûté. Au fil des années, c’est devenu un moteur, un art de vivre. » Un art dont il s’est fait roi et dans lequel il dicte sa loi. 

 

Article publié dans COURTS n° 2, été 2018.

1 Il en est désormais à 217 victoires sur 262 finales disputées.

2 worldpadeltour.com : Johan Cruyff : « Bela es el messi del padel »

3 Bela, this is my story, Valen Bailon, Edition Vanir, 2017.

4 mundipadel.com : Fernando Belasteguín declarado « Personalidad Destacada del Deporte »

5 Bela, this is my story, Valen Bailon, Edition Vanir, 2017.

6 padelmagazine.fr : « Peut-on devenir riche au padel ? »