« Je joue avec moins de technologie, mais la précision, le toucher, la technique, rien n’a changé. »
C : Justement, cette fameuse raquette en bois, tu joues avec depuis combien de temps ?
EB : Je fais partie d’une génération de joueurs qui ont commencé le tennis avec une raquette en bois. J’ai d’abord eu une Slazenger, ensuite une Donnay, une Dunlop Max Play, une première Wilson en aluminium, Le Coq Sportif et finalement j’ai joué pendant 25 ans avec la Wilson Pete Sampras. En 2014, Wilson a fêté ses 100 ans et sorti une édition spéciale de sa première raquette, la Jack Kramer, éditée à 500 exemplaires. J’ai acheté les numéros 349 et 350 et je me suis dit que c’était le moment de revenir aux sources. Comme je ne suis plus dans la performance, mais plutôt dans le loisir, j’ai créé ma marque de fabrique à partir de cette raquette en bois. Cela me va très bien, c’est une raquette normale avec la seule particularité qu’elle a un petit tamis. La Pro Staff Sampras était aussi une raquette très exigeante, avec un petit tamis 85 pouces, donc pour moi c’est normal. Je joue avec moins de technologie, mais la précision, le toucher, la technique, rien n’a changé.
C : Ce n’est donc pas du tout un désavantage ?
EB : Non. Le seul inconvénient est au niveau de la puissance surtout. Comme il n’y a aucune technologie, la puissance est entièrement créée par le joueur et la technique doit être éprouvée. Cela demande également un peu plus de physique car il n’y a aucune aide.
C : Et au niveau des blessures au coude ou à l’épaule ? Le risque n’est-il pas accru ?
EB : Non parce que contrairement à ce que les gens pensent, on risque plus de se blesser avec un gros tamis parce que c’est difficile de centrer la balle, la frappe se disperse plus que sur un petit tamis qui force le joueur à centrer par rapport à sa taille. Le grand tamis compense et donne l’impression d’être plus précis, mais ce n’est pas le cas. Dans le tennis moderne, ça va très bien, car les joueurs actuels sont plus axés sur la puissance que sur la technique. Comme tout le monde joue en fond de court, il n’y a pas forcément besoin du toucher que nécessiteraient des coups comme l’amortie ou la volée, donc cela n’a aucun impact. Les raquettes sont conçues pour jouer du fond et à la rigueur venir finir un point au filet de temps en temps. Il ne reste plus beaucoup de joueurs qui savent monter au filet en-dehors de ces coups de finition. Federer évidemment, qui peut changer de rythme à n’importe quel moment. L’évolution de ses raquettes en est d’ailleurs une illustration. Dimitrov, Kyrgios dans un bon jour, le jeune Alcaraz. Il joue du fond, mais a une main assez facile qui peut lui permettre de jouer comme cela. Tsitsipas en est aussi capable. En ce qui me concerne, si je joue avec un tamis énorme, je me sens au contraire limité. Je dis souvent à des jeunes joueurs de passer plus de temps à jouer au mini tennis qu’à frapper des balles du fond du court. Au fond du court, n’importe qui peut renvoyer des balles, mais jouer dans les petits carrés, c’est dur, cela donne plus de mobilité au niveau des jambes parce que la balle est plus proche de soi, cela donne plus de toucher et vous apprenez plus de choses, à être un joueur complet qui peut économiser de l’énergie en match.
C : En plus du matériel, l’uniformisation des surfaces et leur relative lenteur ne contribue pas non plus à encourager le jeu vers l’avant…
EB : Oui, mais encore une fois, il y a toujours des façons de compenser. Jouer sur une surface lente veut dire qu’il faut raccourcir le terrain, il faut rentrer plus au lieu de rester trop derrière. En regardant jouer le Big 3, on peut voir clairement les trois zones sensibles du terrain. Nadal joue vraiment loin derrière, ce qui lui permet d’avoir suffisamment de temps pour voir venir et aller chercher n’importe quelle balle. Djokovic, c’est l’intermédiaire. Il est à un mètre cinquante de la ligne de fond, mais il bouge en extension latéralement, ce qui lui donne également une grande couverture de terrain. Et il y a le cas exceptionnel, Federer, qui raccourcit le terrain, joue collé à la ligne de fond et a tendance à avancer. Et ça, ça gêne n’importe quel joueur. Il dicte le jeu et met l’adversaire sous pression en économisant pas mal d’énergie, même s’il va prendre plus de risques et rater plus de balles. Il y a peu de shot makers qui agressent sans arrêt aujourd’hui. L’équipement joue un rôle prépondérant dans cette réalité. Les raquettes de Djokovic et Nadal ne permettent pas ce petit jeu, ce sont des raquettes très profilées qui ont été conçues pour jouer du fond.
« La base, c’est le mini tennis »
C : Es-tu en train de nous dire qu’il faudrait que les pros jouent avec des raquettes en bois ?
EB : Non, mais pour avoir un tennis plus épuré et diversifié, il faudrait jouer avec une raquette moins profilée et un tamis plus petit. 98 pouces, c’est acceptable, mais idéalement c’est 95 ou 90. C’est comme la différence entre la technologie d’un appareil photo numérique et la beauté, la technique et le savoir faire d’un appareil manuel. A ski, tout le monde sait glisser, parce que le matériel est ultra léger et high tech. Mais quand on rentre dans les détails des freinages et des virages, c’est là qu’on définit un skieur. Beaucoup de gens savent glisser, mais peu savent skier. Au tennis c’est pareil. Beaucoup de joueurs savent renvoyer en puissance, mais il manque l’essentiel. Les écoles forment des joueurs standard. Mettre un joueur dans le top 100, ce n’est pas si compliqué. Le faire durer à ce niveau est une autre histoire. Pour moi, un joueur comme Stan Wawrinka est prévisible. On sait ce qu’il va faire, il va renvoyer la balle, il a son revers magique, mais il a peu d’autres resources. Oui, il a beaucoup de mérite, il a gagné trois Grands Chelems. Un pro qui travaille 8 heures par jour, ça paie. Ça paie une fois. Mais la constance, rester à ce niveau toute l’année, c’est autre chose. Federer a eu cette facilité grâce à ses variations. Il peut faire ce qu’il veut. Et ça, en termes d’économies d’énergie et de longévité, c’est énorme. Les joueurs n’apprennent pas cela aujourd’hui. Il faut solidifier les bases avant de passer à la suite. Et la base, c’est le mini tennis.
« On a une série de 200-300 gamins qui jouent tous de la même manière. Le joueur qui va arriver au sommet dans les prochaines années sera le joueur qui est capable de faire la différence. »
C : Tu as l’air de suivre encore énormément le circuit…
EB : Oui. Par exemple je trouve ce jeune Carlos Alcaraz impressionnant. C’est une version avancée de Nadal avec plus de resources, avec plus de souplesse. Avec son mental, on arrive à voir un peu Nadal, mais c’est un type qui a plus de resources, c’est extraordinaire ce qu’il fait sur le terrain à 18 ans. C’est un mec qui a tout ce qu’il faut. Chez les Américains, malgré leur relative faiblesse à l’heure actuelle, il y a Taylor Fritz qui pourrait avoir ses chances de monter dans le top 10, même si son coup droit est encore trop faible pour le top niveau, un peu comme celui de Zverev. Derrière il y a encore Frances Tiafoe, Tony Paul, j’aime bien Reilly Opelka, qui a su adapter son tennis à sa physionomie. Le tennis aux Etats-Unis est devenu moins intéressant qu’il l’était il y a une quinzaine d’années pour une raison très simple : le basket et le football américain paient mille fois plus et les sportifs américains ont cette facilité de ne pas avoir à se déplacer pour les sports collectifs majeurs, on peut tout faire en Amérique, de janvier à décembre. Le tennis pour moi, l’après [Big 3], c’est de ne pas tenter d’uniformiser, même si c’est le discours que j’entends partout dans les écoles et les académies. On a une série de 200-300 gamins qui jouent tous de la même manière. Le joueur qui va arriver au sommet dans les prochaines années sera le joueur qui est capable de faire la différence. C’est pareil pour les stars du tennis féminin. On a par exemple Timea Bacsinszky, qui est une très grande joueuse, une bosseuse, mais elle est plus réactive qu’active. Je ne l’ai jamais vue en position de dicter pour pouvoir s’imposer sur le long terme. A ce niveau, il faut une arme, quelque chose de définitif.