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Carlos Alcaraz

le sourire comme joker

© Antoine Couvercelle

« Why so serious? » Plus qu’une citation, cette phrase, tirée de The Dark Knight, est une définition. Celle de l’éthique d’un Joker magnifié par Heath Ledger et ses mimiques puisées dans les entrailles de l’incarnation, à la frontière de l’aliénation où bien des génies n’ont aucun mal à tromper la vigilance de leurs douaniers intérieurs censés jouer les garde-fous. « Je me suis enfermé seul dans une pièce pendant six semaines, et je me suis mis à marcher comme un fou pour trouver la posture, la démarche, la voix (du Joker), a déclaré l’acteur, mort avant la sortie du film d’une overdose accidentelle de médicaments afin de lutter contre sa dépression. Et j’ai fini par arriver à ce tordu. (…) Ce temps entre “action” et “coupé”, c’est ce qui compte vraiment. Ce que je donne de ma vie pour cette expérience, comment elle en est affectée, tout ça est sans importance. » 

Bien qu’étant à des années-lumière du Joker, son « Why so serious? (Pourquoi cet air si sérieux ?) » colle parfaitement à Carlos Alcaraz. Pas pour les mêmes raisons, évidemment. Le prodige de la raquette n’abhorre pas par tous ses pores une humanité dont il exècre le sérieux et les règles, au point de vouloir la plonger dans un chaos plus grand qu’un face-à-face entre Nick Kyrgios et Alexander Bublik. Mais, comme la némésis de Batman, l’Espagnol refuse de se prendre au sérieux. Et il a toujours le sourire. Un large sourire, communicatif, bien réel. Celui de la joie de vivre, comme un yin au yang de celui, sadique, tracé par cicatrices et maquillage sur le visage du Joker. Outre son tennis, son physique et sa gestion des émotions – évoqués dans l’article Carlos Alcaraz : apprenti ténor sans barreaux publié dans notre numéro du printemps 2021 – cette large risette compte parmi les marchepieds qui lui permettent d’atteindre les sommets.

 

Je gagne parce que je souris

Carlos Alcaraz 

 

Certes, le surnommé « Carlitos », compétiteur acharné, ambitieux, qui veut continuer à marquer son sport, a parfois des gestes d’agacement, de frustration quand le scénario d’un partie ne s’écrit pas comme il le souhaite. Mais, dans ces situations, il est fréquent de le voir sourire après un point spectaculaire. Peu importe que celui-ci soit perdu, y compris à un moment important du duel. Même dans les pleurs, ses zygomatiques font de la gymnastique. Exemple avec la finale du Masters 1000 de Cincinnati. Après un combat de 3h39 d’une intensité dantesque, à en être éprouvé rien qu’en étant spectateur, le natif d’El Palmar s’incline contre Novak Djokovic. Totalement vidé de son énergie, éreinté, il fond alors en larmes, tête dans la serviette, sur son banc avant la remise des trophées. Et pourtant, même à ce moment-là, sa bouille finit par s’animer d’un sourire lumineux. De quoi aider à faire passer une défaite dure à avaler. Une force après, avant et pendant les matchs.

« Je gagne parce que je souris, déclare-t-il en conférence de presse suite à sa victoire contre Taro Daniel au deuxième tour de Roland-Garros en 2023. Le sourire est, pour moi, la clef de tout. Le plus important, c’est de prendre du plaisir, profiter. C’est pour ça que je souris tout le temps. » Parfois, évidemment, le stress peut prendre le dessus.

© Antoine Couvercelle

C’est dans ces instants que le plus jeune numéro 1 mondial de l’histoire du tennis s’efforce de se dérider. « La première manche a été vraiment dure pour moi, j’étais très nerveux, confie-t-il après sa victoire 7/6³ 6/4 6/4 contre Holger Rune en quart de finale de Wimbledon 2023, où il glane quelques jours plus tard son deuxième titre du Grand Chelem en s’offrant le monument Djokovic en finale. Je ne contrôlais rien. J’ai réussi à gagner ce set, et ça a été un peu un tournant pour gérer mes émotions. Crier après l’avoir remporté m’a énormément aidé à évacuer la nervosité pour commencer à vraiment profiter du match. Sourire est, comme je l’ai déjà dit plusieurs fois, la clef de tout pour moi. »

 

S’il (Carlos Alcaraz) est heureux et relâché, il voit les choses plus clairement 

Juan Carlos Ferrero 

 

Dans le chef-d’œuvre Joker, Joaquin Phoenix, oscarisé pour son interprétation du personnage principal, lâche cette phrase : « Ma mère me dit tout le temps de sourire, de faire bonne figure. » Voilà un autre point commun entre le joueur sujet de cet article et l’ennemi de Bruce Wayne. Ou, plus précisément, son futur antagoniste. Au moment de ces mots, le Joker est encore Arthur Fleck, homme en pleine descente aux enfers qui prête attention aux paroles d’une maman qu’il finit par étouffer avec un oreiller. Pour Alcaraz, s’ils ne sortent pas de la bouche maternelle, les conseils soufflés à son oreille sont les mêmes. « Juan Carlos (Ferrero, son coach) me dit toujours que je dois passer un bon moment sur le court, explique-t-il après sa victoire contre Stéfanos Tsitsipás à l’US Open 2021, sa première contre un top 3, à 18 ans. Avec le sourire aux lèvres, je joue mieux. » 

 

Deux jours plus tard, lors d’une interview publiée sur le site de l’ATP, Juan Carlos Ferrero donne plus de détails : « Je lui dis de ne pas être tendu pendant un match, de profiter de ce qu’il se passe. S’il est heureux et relâché, il voit les choses plus clairement qu’en étant tendu et nerveux. » Une méthode qui n’a rien d’universel. Chaque joueur a sa propre personnalité. En prenant l’exemple de Björn Borg et son faciès neutre immuable, comme figé dans les glaciers éternels de Scandinavie ; pas besoin de sourire pour écrabouiller son époque. Concernant Alcaraz, il s’agit surtout d’entretenir sa nature. Ne pas perdre ce qui fait l’une de ses forces depuis ses plus jeunes années. « Il était déjà en “contrat”, si on peut dire, avec Babolat depuis ses 10 ans et la première fois que je l’ai vu personnellement, avec mon équipe, il avait 13 ans, nous confie Jean-Christophe Verborg, directeur de la communication internationale et chargé de superviser les détections chez Babolat. Et il était déjà comme ça petit. »

© Antoine Couvercelle

L’importance des proches

« Lors du dernier tournoi des Petits As où je suis allé, il y a trois ou quatre ans, j’avais comparé l’attitude des jeunes avec celle de Carlos au même âge, continue-t-il. Beaucoup regardaient leurs pieds et avaient l’air un peu tristes sur le court, alors que Carlos avait, déjà, tout le temps la banane. C’est ce qui m’a toujours marqué chez lui, au-delà de son engagement. Il est heureux. Et ce qui émane de lui, c’est le côté naturel de cette attitude. On n’a pas l’impression que c’est travaillé. Évidemment, il a très envie de gagner, il est compétiteur, mais on sent que s’il perd, ce n’est pas grave. Il arrive tout de suite à relativiser. C’est vrai que Carlos a ce petit truc en plus, le sourire. Il est gai. Même quand il perd, ou qu’il fait une énorme faute un peu grossière, il se marre, il dédramatise. C’est ce qui fait aussi que les gens l’adorent. » 

Un état d’esprit, un plaisir du jeu qu’il parvient à maintenir, la plupart du temps, au-dessus de l’enjeu aussi grâce à ses proches. « À Wimbledon (en 2023), par exemple, j’étais juste à côté du box (pendant la finale notamment), nous relate Jean-Christophe Verborg. Je n’ai pas pu être là lors de sa demi-finale de l’US Open (perdue contre Daniil Medvedev), mais mon bras droit, Seth McKinley, y était, et m’a dit que dans le box les proches n’étaient pas tristes. Bien sûr, ils étaient déçus pour Carlos, mais ce n’était pas : “Oh mon dieu, qu’est-ce qui se passe ?!” Il n’y a jamais de dramatisation dans son entourage, et je pense que ça l’aide aussi. Parce que son entourage est bienveillant, ce qui contribue au fait qu’il ne se mette pas la pression. Je ne veux pas parler à sa place, mais c’est vraiment ce qu’il dégage. »

 

Je me suis dit que je voulais implanter ça (sourire comme Carlos Alcaraz) dans mon jeu

 Stéfanos Tsitsipás 

 

« Je l’ai toujours dit, les parents, et notamment les mamans, ont un “rôle” assez spécifique, complète-t-il. Je prête souvent attention à ça. Et on voit le sourire, la bienveillance qu’elle (la mère de Carlos Alcaraz) a pour son fils, c’est : “Je suis là sans te mettre la pression.” Ses parents ont toujours été présents avec l’esprit : “On sait que tu fais ce que tu peux. Nous, on t’accompagne”. Je ne les ai jamais vus s’énerver, stresser pendant un match. Et vous le savez aussi bien que moi, on voit beaucoup de parents se mettre dans des états impensables au bord des terrains, en colère ou ultra stressés, quand leur enfant perd. » Ce bonheur de jouer est également reconnu comme une carte maîtresse par joueurs et joueuses. Au point de voir le fiston de Carlos Alcaraz Gonzalez – oui, père et fils ont le même prénom – et Virginia Garfia Escandón comme une source d’inspiration. Même pour des rivaux arrivés sur le circuit avant lui et ayant quelques années de plus au compteur.

« Je me suis entraîné avec “Carlitos” l’autre jour, et je lui ai lancé un “Merci” sans raison apparente, déclare Tsitsipás, battu cinq fois en autant de joutes avec Alcaraz au moment de l’écriture de ces lignes, devant les journalistes après son premier tour à Roland-Garros en 2023. Je ne sais pas s’il a compris ou non. Je lui dois beaucoup, parce qu’il est une véritable bouffée d’air frais sur le circuit. Il est tellement compétiteur, et toujours avec le sourire. Je pense que ça l’a beaucoup aidé à grandir en tant que joueur. Il a l’air de prendre beaucoup de plaisir. En fin d’année (2022), je me suis dit que je voulais implanter ça dans mon jeu. Les joueurs se concentrent peut-être davantage sur des trucs plus techniques ou autres que sur cet aspect. Je l’admire pour qui il est. J’ai la capacité d’être ce genre de personne, j’y crois vraiment. Si j’ai l’air plus joyeux et heureux quand je joue, c’est aussi grâce à lui. »

 

Je me suis dit : « Si Carlos sourit alors qu’il a la pression d’être censé gagner, je peux au moins le faire dans des situations où je ne suis pas favorite » 

Coco Gauff 

© Antoine Couvercelle

Presque une déclaration d’amour. D’après un scoop rapporté par Serge le mytho, Paula Badosa, avec laquelle le Grec étale son idylle sur les réseaux sociaux, en aurait même été jalouse jusqu’à interdire formellement à son Adonis de partager les vestiaires avec l’Espagnol après un entraînement. Pourtant, pas de quoi en vouloir à son tourtereau, le protégé de Ferrero fait cet effet à bien d’autres collègues de l’ATP et de la WTA. « À Cincinnati (en 2023), Carlos a perdu un set à chaque rencontre (il a été finaliste), rappelle Coco Gauff devant la presse après le deuxième tour de son parcours victorieux à l’US Open, son premier sacre en Grand Chelem. Il ne jouait clairement pas à son meilleur niveau, et pourtant, contre “Hubi” Hurkacz par exemple, alors qu’il était mené, qu’il a même sauvé une balle de match (dans le deuxième set), il continuait à sourire. »

« Je me suis dit : “S’il sourit alors qu’il est numéro 1 mondial, qu’il a toute cette pression et est censé battre Hubi sur le papier, je peux au moins le faire dans des situations où je ne suis pas favorite, comme contre Iga (Świątek, qu’elle a battue, en demi-finale à Cincinnati, pour la première fois en huit duels) ou Aryna (Sabalenka, qu’elle a ensuite vaincue en finale à Flushing Meadows)”, poursuit ce jour-là l’Américaine de 19 printemps. J’ai beaucoup appris de cette joie, et j’ai voulu en mettre aussi dans mon jeu. Parce que j’ai beaucoup de joie en moi, mais j’avais l’impression de l’enfermer quand je jouais. Maintenant, je m’amuse, je souris, je ris, et je pense que ça rend le tennis plus plaisant à regarder. » Autre atout, involontaire, du grand sourire d’Alcaraz, c’est qu’il est désarmant. Ce qui suit n’est qu’un simple avis de l’auteur : regarder l’adversaire avec un visage radieux après un rallye perdu a le pouvoir de lui ôter un peu de sa rage de vaincre. Qui aurait envie de hurler « COME ON ! » à la face de quelqu’un envoyant un beau sourire amical et communicatif ?

« Souris, parce que ça embrouille les gens », lâche le protagoniste dans Joker. Évidemment, celui qui est aussi appelé « Charly » ne cherche pas à emberlificoter les méninges de son opposant. Ce n’est pas calculé. Mais, par exemple, en visionnant son troisième tour de l’US Open 2023 contre Dan Evans, on remarque que ce dernier, véritable machine à brandir bruyamment le poing, n’a pas cette réaction attendue après le gain de points épiques. Alcaraz le regardant rigolard dans la foulée de certains échanges, le Britannique « dopé » à la gnaque, comme embrouillé par cette réaction, répond alors de façon inhabituelle pour lui. En se marrant également, sans célébrer de manière ostentatoire. Vil cachotier, le rédacteur de ce papier vous cache depuis plusieurs paragraphes la deuxième partie d’une citation donnée plus haut – « Ma mère me dit tout le temps de sourire, de faire bonne figure… » – en réalité étendue de : « …elle m’a dit que j’avais une mission dans la vie : mettre du rire et de la joie dans ce monde. » De quoi trouver une autre similitude entre Fleck et Alcaraz.

Lorsqu’il entre dans l’arène, le natif de la Communauté valencienne, outre gagner et prendre du plaisir, a un autre objectif principal : régaler spectateurs et téléspectateurs. « Oui, j’aime faire le spectacle, déclare-t-il lors de l’interview sur le court après son succès contre Alexander Zverev en quart de finale à New York en 2023. Je joue aussi pour que le public prenne du plaisir. J’essaie de faire des coups différents, qu’on a moins l’habitude de voir, des amorties, des volées… Je veux donner le sourire aux gens. » Miné par ses problèmes, Arthur Fleck, à l’écran, finit par sombrer sous les traits du Joker et son sourire maquillé. « Si la vie te semble si mauvaise, ne te rebelle pas. Deviens fou », clame-t-il dans le film éponyme de 2019. En ne cessant jamais de garder un sourire, authentique, Carlos Alcaraz s’est lui rendu la vie belle. Et sur le terrain, ce sont bien souvent ses concurrents, malgré leur envie de se rebeller, qui en deviennent fous. 

 

Article publié dans COURTS n° 15, automne 2023.