Capturer le son, prolonger l’échange
Par Thomas Gayet
Au son, on sait qu’elle sera gagnante. Impact compact, clarté dans la dynamique, la réverbération du stade qui soudain crée de la cohérence à l’écho. Pas besoin de regarder, cette balle ne reviendra pas. Elle conservera avec elle, pour toujours, le souvenir capturé de ce son mat. Et, faute d’être un jour réemployée, elle le conservera pendant 2500 ans — le temps nécessaire à ce qu’elle se dégrade. Ensuite, et seulement ensuite, le son sera libéré.
Le tennis est l’un des sports les plus polluants du monde. L’équation est simple : des balles coûteuses écologiquement à produire, ayant une durée de vie très courte et mettant plusieurs milliers d’années à se dégrader. L’équation est si simple qu’une fois tous ces paramètres pris en compte, de l’autre côté du signe égal une évidence s’impose : pour peu que nous décidions collectivement de prendre en compte le réchauffement climatique et d’agir pour a minima le contenir (mieux vaut tard que jamais), voilà un sport voué à disparaître.
Avouez que ce serait dommage. Partant du principe que vous êtes plongé dans la lecture d’un article émanant d’une revue de tennis, je pense que vous l’avouerez sans difficulté. Nous ne sommes pas les seuls à penser que la disparition inéluctable du tennis, sacrifié sur l’autel de son empreinte carbone, ferait de la peine. Mathilde Wittock, une écodesigneuse basée à Bruxelles, a même quelques idées pour conjurer le sort et faire en sorte que cela ne se produise pas. Et là aussi, il est question de son et de balles.
Time is on her side
Tout commence à la Saint Martins Art School de Londres où Mathilde Wittock étudie le design industriel. Et manque de tout abandonner lorsqu’elle constate que les produits qu’on lui demande de concevoir ne prennent pas du tout en compte la question environnementale. Elle qui, par son futur métier, voulait apporter des solutions durables au problème majeur que constitue la fin annoncée de la planète pour cause de radiateur à bloc et d’énergie fossiles découvre que sa filière de cœur fait en réalité partie du problème. Dès lors, Mathilde Wittock se trouve confrontée au même dilemme qui agite les hommes et les femmes depuis la nuit des temps : pour exprimer son désaccord, vaut-il mieux rompre avec le système ou le changer de l’intérieur – ou créer un système alternatif en espérant supplanter le système, coucou la PTPA ? Elle décide de donner à son travail une orientation différente en s’inscrivant dans une démarche d’écodesign pour donner du sens à ses créations.
Mathilde réfléchit à la question et cherche le bon bout de la raison ; pour elle, ce ne sont pas les matières les responsables du problème environnemental, mais la manière dont on les traite. Il faut imposer un nouveau paradigme circulaire pour éviter la surproduction inutile et allonger la durée de vie des matières, des produits qu’elles constituent et de la planète. Autrement dit : comme Andy Murray ramenant toutes les balles, il faut donner une chance à la matière ; comme Andy Murray revenant à hauteur pour la troisième fois consécutive après avoir été mené deux sets à rien, il faut prolonger l’espoir ; comme Andy Murray continuant de jouer avec une hanche en métal, il faut prolonger la vie.
Acoustique et vieilles dentelles
Un jour, un client lui commande un modèle de parois acoustiques pour open spaces susceptibles d’être produit partout dans le monde via le tissu local et les ressources disponibles. Mathilde Wittock envisage divers types de bois, mais aucun n’offre de propriété acoustique réellement satisfaisante. Elle se met alors en tête de réfléchir au potentiel réemploi de déchets locaux à des fins acoustiques. Quels types de déchets trouve-t-on partout dans le monde, standardisés sur le même modèle et qui pourraient convenir à ces besoins ?
Un indice : c’est jaune et ça laisse des peluches.
Sphérique, sensuel, sensoriel et recyclable
Le choix de la balle de tennis ne vient pas de nulle part. Pratiquante (obédience Federer) depuis ses 5 ans, Mathilde Wittock a toujours nourri pour la balle de tennis une sorte de fascination qui l’avait amenée, dans le cadre d’un autre projet, à en utiliser pour remplir des coussins. Il est vrai que la balle présente des avantages indéniables : sphérique, avec une matière très stimulante sur le plan sensoriel, elle est aussi une aberration écologique qui met cinq jours à être produite pour être jetée au bout de neuf jeux. Mathilde comprend que l’utilisation des balles dans le projet acoustique pourrait à la fois permettre de répondre à la commande et à ses exigences écologiques et esthétiques.
Elle se met alors à découper des balles pour leur donner un nouveau look et finit par les couper en deux. L’assemblage permet de dissimuler le logo. Les balles sont parties pour leur nouvelle vie.
Je ne peux m’empêcher d’imaginer qu’elles renferment encore sur leur panneau acoustique tous les bruits mats des frappes qui les ont promenées sur les courts. Il faut dire que les sons ne s’éteignent jamais vraiment. Ce n’est pas Mathilde Wittock qui dira le contraire.
Hypersensibilité sensorielle
Peu après s’être lancée dans la création de mobilier à base de balles recyclées, Mathilde Wittock s’est rendue compte que tous les projets qui l’animaient étaient liés au son. Facilement destabilisée par le bruit, Mathilde Wittock a mis des années avant de comprendre qu’elle avait développé à l’égard des vibrations sonores une hypersensibilité. A tel point qu’elle a mis en place des mécanismes de coupure totale avec son environnement pour pouvoir travailler, se concentrer, vivre.
De cette fragilité, Mathilde Wittock a fait une force : ses recherches sur l’impact du son sur la santé lui ont permis de développer une expertise peu courante dans le design contemporain. De tous les sens mobilisés, le son est en effet le grand oublié des designers qui oublient que toutes les matières produisent une sensation sonore. Au royaume de l’image, le son n’a pas sa place. Il s’agit pourtant d’une vibration physique qui peut avoir un impact sur la santé à terme, ne serait-ce que parce qu’on écoute en boucle la même chanson mille fois et que l’on finit par en nourrir une migraine persistante.
Ce qui nous ramène invariablement (c’est une constante mais elle a sa logique, vous en conviendrez) au tennis : le tennis est l’un des rares sports qui requiert encore aujourd’hui un silence absolu. Ce silence est bien sûr la condition nécessaire à la concentration des joueurs ; il est aussi et surtout indispensable pour entendre le bruit des balles.
Silence, solitude, missiles en bout de course. Le tennis est par nature le sport de l’introspection, de la réflexion, de la transcendance. C’est une formidable répétition de la vie où l’on apprend à faire face au stress, à affronter la déstabilisation. Une école où l’autre s’oppose à nous mais s’avère indispensable à notre propre survie. Le tennis est un miroir déformant de nous-mêmes traversant la vie.
Rien d’étonnant, dès lors, à ce que Mathilde Wittock ait décidé de pousser plus loin son travail avec les balles de tennis.
Une matière, mille emplois
Car en utilisant ce matériau, l’écodesigneuse a très rapidement compris qu’elle avait créé une matière plus encore qu’un design. Après les panneaux acoustiques, elle s’est mise à construire des bancs, puis des fauteuils sur cette même base. C’est beau, c’est confortable et c’est écolo.
Désormais, Mathilde Wittock poursuit un double objectif : améliorer ses créations grâce à la collaboration potentielle d’acousticiens et de sérialiser leur production à travers, par exemple, un partenariat avec des tournois désireux de faciliter le réemploi de leurs balles. Voilà qui permettrait aussi de faire connaître davantage son travail et, potentiellement, d’inspirer le monde du tennis dont la survie à moyen terme est compromise en l’absence d’une profonde réforme sur le plan de son impact environnemental.
J’évoquais deux ambitions ; ajoutons-en une troisième : si Roger Federer souhaite se reposer sur un banc ou un fauteuil de sa création, Mathilde sera plus que ravie de le lui permettre.