« Battre Nadal sur terre battue, c’est le défi ultime du tennis »
Par Mathieu Canac
À coups d’arguments percutants qu’ils s’envoient sur la caboche en cherchant le K.O. oratoire, bons nombres d’amateurs de tennis se castagnent quant à l’identité du G.O.A.T. Si le débat reste sans fin, celui en rapport avec le meilleur joueur de tous les temps sur terre battue laisse moins de place à l’incertitude. Pour la grande majorité, Rafael Nadal a mis la concurrence au tapis. Grâce à des aptitudes ayant fait de lui ce qui se rapproche le plus – sans l’atteindre, évidemment – de l’invincibilité sur une surface.
Vaincre le lion de Némée et son cuir impénétrable, terrasser l’hydre de Lerne et ses têtes repoussant au double ou encore capturer Cerbère, le gigantesque chien-monstre polycéphale gardant l’entrée des Enfers. Pour ses douze travaux imposés, Hercule a dû accomplir des tâches inhumaines ; une chance qu’il soit né demi-dieu. Un peu comme si on avait demandé à Nick Kyrgios de contenir son tempérament volcanique pour l’empêcher d’entrer en éruption après une erreur arbitrale, ou de louer le tennis de Casper Ruud. Si le héros grec passait du mythe à la réalité pour vivre à notre époque, on pourrait s’amuser à lui trouver un pensum à la hauteur de sa légende. Tenter de rivaliser avec le sens du trick shot et du spectacle de Kyrgios, par exemple. Plus ardu encore : devoir battre Rafael Nadal sur terre battue, a fortiori en trois manches gagnantes.
« Que ressent-on quand on affronte Nadal à Roland-Garros ? J’ai eu l’impression d’être perdu dans le Sahara, avec des dunes sans fin à l’horizon, sans eau ni nourriture. » En 2006, Kevin Kim, ancien 63e joueur mondial écrabouillé 6/2 6/1 6/4 au deuxième tour, avait lâché cette image après avoir vécu l’expérience d’un match contre le surnommé « Rafa » sur la brique pilée parisienne. Et encore, à cette époque, ce dernier était loin du monument, désormais statufié dans le stade de la porte d’Auteuil, qu’il allait devenir. Son mythe ne contenait alors qu’un seul chapitre. Au moment de ces mots, l’Espagnol, qui fêtait ses 20 ans le lendemain, ne comptait « qu’un » titre du Grand Chelem. Celui conquis dans la capitale française l’année précédente, dès sa première participation. Mais par ses résultats, il s’était déjà imposé en « ogre de l’ocre » à l’appétit gargantuesque.
Après sa défaite face à Gastón Gaudio à Buenos Aires en février 2005, il avait remporté onze des douze tournois disputés sur terre, en signant un quatre sur quatre en Masters 1000. Seul Igor Andreev, alias celui qui avait pour but de faire le moins de revers possible, était parvenu à le stopper, à Valence. Au fil des années, le natif de Manacor a écrit toute une anthologie d’exploits et records. Pas seulement sur les courts où ses chaussettes ont fini teintées d’orange. Il est entré dans l’histoire en étant bien plus qu’un spécialiste de ces terrains. Mais c’est sur ceux-ci qu’il a établi une domination sans précédent. À tel point que le battre sur le revêtement sablonneux est presque devenu une ligne de palmarès en soi, y compris aux yeux de ses rivaux les plus prestigieux.
C’est difficile de gérer le lift de Nadal, ça demande un peu de temps pour s’y adapter
Novak Djokovic
« Battre Nadal sur terre battue, c’est le défi ultime du tennis », a affirmé Andy Murray lors de diverses conférences de presse. Une expression qu’il n’a pas été le seul à répéter. « Affronter Nadal sur ce court central de Roland-Garros où il a eu tant de succès, c’est le plus grand défi qui existe », a déclaré Novak Djokovic en 2021. « Sur terre battue, c’est quand même difficile de le bousculer et de marquer des jeux, avait analysé Stan Wawrinka après sa défaite 6/2 6/3 6/1 en finale de RG 2017. C’est moins frustrant de jouer contre Federer sur gazon, même si tu ne vas pas gagner non plus. » Avant celle de l’édition 2019, Dominic Thiem – qui a finalement connu un sort similaire à celui du Suisse, 6/4 6/3 6/2 – était allé un peu plus loin : « Jouer contre Rafa sur ce court, c’est toujours le défi ultime, l’un des plus difficiles à relever dans le sport en général. »
Avant ses premières glissades de la saison 2023, le Majorquin aux 22 titres du Grand Chelem affichait un bilan de 474 victoires pour 45 défaites sur ocre depuis ses débuts sur le circuit principal. Soit 91,3 % de succès d’après les données de l’ATP. Un record dans l’ère Open, devant Roger Federer, avec 86,9 % sur herbe, et Björn Borg, 86,1 % sur terre battue. Au meilleur des cinq sets – Roland-Garros, Coupe Davis, finales de Masters 1000 et ATP 500 jusqu’en 2006 –, il a établi un ratio encore plus épastrouillant : 137 duels gagnés, 3 perdus. Personne n’a fait mieux, évidemment. Les trois revers ayant eu lieu à Paris, face à Robin Söderling en 2009, puis Novak Djokovic en 2015 et 2021. Et, à la lisière du bois de Boulogne, il a gagné 112 rencontres. 97,4 % de réussite, donc. Le plus haut pourcentage de l’histoire dans un Majeur, devant Borg – qui a eu une carrière beaucoup plus courte – avec 96,1 % à Roland-Garros et 92,7 % à Wimbledon.
Parmi les atouts forts qui lui ont permis d’avoir les cartes en main pour mettre le paquet sur terre battue : faire tourner la tête de cette pauvre boule de feutre jusqu’à la rendre folle. Agent matrimonial, le gaucher des Baléares a permis à la puissance et au lift de se rencontrer pour donner naissance à une lourdeur de balle inédite jusqu’à son arrivée au haut niveau. « Dès le premier point du match, il met tellement d’intensité, avec des lifts énormes, a expliqué Djokovic pour l’ATP en amont du Masters 1000 de Rome l’an passé. C’est difficile de gérer ses balles, ça demande un peu de temps pour s’y adapter. » Si un maître absolu du contrôle a lui-même confié avoir besoin de quelques jeux pour encaisser le « surlift » de Nadal, imaginez l’ampleur de la difficulté pour les autres. Le genre de tâche que seul « Tom Crouille dans Mission pas facile, facile », comme dirait Éric Judor dans H, pourrait accomplir.
Pour se rendre compte en passant à l’échelle du commun des mortels, un joueur non professionnel, bien qu’étant d’un très bon niveau, aurait toutes les peines du monde, voire de l’univers, à renvoyer un lift de Nadal gratté à intensité maximale. C’est ce qu’a vécu Olivier Carlier, chef de groupe tennis expert chez Babolat. « En novembre 2009, juste avant Bercy, Rafa est venu à Lyon pour un premier test du cordage RPM Blast, n’a pas oublié cet ancien 0 au classement français. Nous étions trois employés de Babolat à faire chacun une session de 20 minutes avec lui. J’ai joué contre des adversaires négatifs qui avaient un début de classement ATP, mais là, j’ai vraiment eu un sentiment d’impuissance totale. Les fois où il a vraiment lifté et mis de la puissance pour tester la corde, il m’as mis à deux mètres sans aucune difficulté. La balle giclait énormément. Je me sentais écrasé, avec une sensation de lourdeur dans la raquette. J’étais tout le temps acculé, en prenant la balle un peu derrière. J’ai un revers à une main, et de ce côté, c’était impossible. »
Il (Rafael Nadal) reste celui qui se déplace le mieux sur terre battue
Roger Federer
Après d’autres essais lors des mois suivants, « le taureau », comme d’autres de ses collègues, a adopté le RPM Blast de Babolat. Un cordage axé puissance et effets lui apportant encore un peu plus sur ses aspects par rapport au Pro Hurricane Tour qu’il utilisait auparavant. D’après les données de Data Driven Sport Analytics que nous a fournies Fabrice Sbarro, analyste de la performance travaillant avec des membres du top 10 et du top 20, Nadal a desquamé les balles en leur faisant subir 2973 rotations par minute en moyenne, avec son coup droit, sur les trois dernières années. Seul Casper Ruud est davantage monté dans les tours, avec 3081 rpm. Matteo Berrettini (2893 rpm), Federico Delbonis (2886 rpm) et Félix Auger-Aliassime (2863) ont complété le top 5. En revers, l’ancien numéro 1 mondial est sixième de ce classement, avec 2183 rpm. Derrière Ruud (2353 rpm), Stan Wawrinka (2327 rpm), Marco Cecchinato (2310 rpm), Richard Gasquet (2221 rpm) et Stéfanos Tsitsipás (2200 rpm). Notons que seul le Norvégien est parvenu à passer devant les adeptes de la prise à une patte dans ce domaine.
Cette machine à laver en guise de coup droit, à en essorer ses opposants jusqu’à la dernière goutte de sueur, Nadal l’a aussi acquise grâce à une technique particulière. Un geste presque iconoclaste pour les puristes, dont l’homme qui l’a formé. « Je n’aime pas le coup droit lasso de Rafael, j’ai toujours préféré le style classique, a déclaré Toni Nadal lors d’une conférence à l’université de Vigo en mars 2019. Il a commencé à jouer de cette façon jeune, pour gêner les adversaires qui étaient plus grands que lui. Il a gagné des titres, et c’est pour ça que nous avons continué à utiliser ce coup. Mais je ne l’ai jamais prôné, je n’ai pas cherché à le créer. Si je pouvais choisir, je préférerais le voir frapper comme Federer. » Depuis, il n’a pas changé d’avis.
« Si tu regardes Rafael à l’entraînement, il fait un coup droit classique, sans terminer en passant au-dessus de sa tête, nous a-t-il rappelé. Oui, je préfère ça. Mais, la vérité, c’est que, pour jouer à Roland-Garros (et sur terre battue), c’est bien de mettre plus de lift. Ce qui est plus facile à faire avec la gestuelle de Rafael. » Le fait d’être gaucher a aussi joué son rôle dans l’impact de cette arme au rebond giclant de façon inouïe sur le revers des droitiers. Un cauchemar sans réveil, au-dessus de l’épaule, pour ceux à une main. À deux mains, c’est une allonge moindre qui a pu poser problème sur les coups croisés fuyant vers l’extérieur grâce à l’effet latéral imprimé par Nadal en plus de son lift infernal. En outre, il a pu compter sur un petit plus technologique pour optimiser les effets. La raquette Babolat Aeropro Drive qu’il a commencé à utiliser à 17 ans a été conçue spécialement pour donner un coup de fouet supplémentaire à son lasso, comme relaté dans l’article Pure Aero : une raquette qui fait effet, publié dans Courts numéro 13.
« Il n’est pas le seul à donner cet effet latéral (qui, entre droitiers, tombe sur les coups droits), donné en frappant la balle un peu sur le côté (pour la “brosser”), nous a précisé son oncle. Ça permet de s’ouvrir un peu plus le court. Sur terre battue, on sait que le coup croisé est plus efficace que sur les autres surfaces. Alors tu essaies de le répéter très souvent, de le travailler pour le faire un peu mieux à chaque fois. » Pour devenir le « roi de la terre », le protégé de Carlos Moyà a pu s’appuyer sur un autre as dans son jeu. « Il reste celui qui se déplace le mieux sur terre battue, a analysé Roger Federer devant les journalistes à Indian Wells en 2018. Il sera sans doute pour toujours le meilleur joueur de l’histoire sur cette surface. » À l’heure de ses premières prouesses, il donnait l’impression de s’être échappé d’un jeu vidéo. En cheat mode, tant sa capacité à réussir des défenses inespérées semblait irréelle.
Rafa voit quand je vais faire une amortie, avant même que je tape
Carlos Alcaraz
En regardant le résumé de sa finale à Rome contre Guillermo Coria en 2005, par exemple, il a fallu vérifier que la vitesse de lecture n’était pas réglée sur « x 1,5 ». Voire 2. Une remarque valable également pour l’Argentin et ses gambettes capables de mouliner jusqu’à produire autant d’énergie qu’un champ d’éoliennes. Puis, au fil des ans, l’homme qui a relancé la mode des t-shirts sans manches a perdu en rapidité. Mais, bien qu’étant dans l’année de ses 37 balais en 2023, il a conservé une mobilité hors du commun. Grâce à son sens de la glissade sur ocre, son équilibre et son anticipation, ce qu’on a pris pour habitude d’appeler « l’œil ». Pour Tennis TV en février, Carlos Alcaraz, interrogé sur l’amortie, l’un de ses coups favoris, en a fait la constatation.
« Je dirais que Tsitsipás a été celui contre qui ça (l’amortie) a le mieux fonctionné, a-t-il répondu. J’ai gagné le point quasiment à chaque fois. En revanche, contre Rafa, et aussi Djokovic, ça a été compliqué de les surprendre. Je crois qu’ils le voient quand je vais faire une amortie, avant même que je tape. Ils sont toujours dessus. » De quoi continuer à briller sur la surface la plus exigeante physiquement malgré les aiguilles du temps tricotant inévitablement le linceul de sa carrière de joueur professionnel. Mais effets et mobilité n’ont pas été les seuls éléments sortis du lot pour expliquer son règne rouge. « C’est tout un ensemble, nous a détaillé “tio Toni”. Le coup lifté, la capacité à beaucoup courir pendant de nombreuses années, son aptitude à renvoyer la balle dans une mauvaise position aussi. Parce que, sur terre battue, elle n’arrive pas toujours de manière parfaite comme sur dur (faux rebonds, notamment). »
« Maintenant, Rafael court un peu moins, a-t-il poursuivi. Mais il dézone moins aussi (pour tourner autour de son revers). » Car, par rapport à ses premiers pas sur le circuit, il a su faire évoluer son jeu. Beaucoup plus percutant en revers, il n’a plus eu autant besoin de se décaler sur son coup droit. Un gain d’économie pour le jeu de jambes. Surtout, par rapport à ses deux premiers sacres à « Roland » – 2005, 2006 –, il est devenu plus offensif. Plus proche de sa ligne, davantage entreprenant, il a su se bonifier pour faire cavaler son opposant plutôt que l’inverse. « Si tu regardes bien, dès Roland-Garros 2008, tu peux voir qu’il n’était plus défensif, sinon il n’aurait pas pu gagner si “facilement” (aucun set perdu, 6/1 6/3 6/0 contre Federer en finale), ni s’imposer à Wimbledon dans la foulée, a ajouté Toni Nadal. En 2005, 2006, il l’était. Parce qu’il était jeune, pas encore totalement formé, il avait besoin d’améliorer ses coups. Federer aussi a su évoluer. Si tu as joué de la même façon pendant 20 ans, ça veut dire que tu n’as pas progressé. »
Un constat partagé par Gasquet, qui s’est incliné 18 fois en autant d’affrontements face à Nadal. Record dans l’ère Open chez les hommes, à égalité avec le compère Gaël Monfils perdant de ses 18 duels contre Novak Djokovic ; cocorico ! « Nadal a eu cette force mentale de toujours chercher à progresser pour devenir de plus en plus complet, a analysé l’artiste du revers à une main dans son autobiographie, écrite avec Franck Ramella, sortie en 2022. Il y a six ou sept ans, je discutais avec Francis Roig, l’un de ses entraîneurs. Rafa avait un petit coup de mou, et Roig me disait : “C’est fini, Rafa ne gagnera plus.” Devant mon étonnement, il avait développé : “S’il n’arrive pas à avancer, à frapper la balle plus tôt, il ne gagnera plus un match.” Au fond de moi, je m’étais dit : “Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Il est fou ce mec…” Trois mois après, Nadal prenait vraiment la balle plus tôt. Il avait fait ce que je n’avais pas réussi à mettre en pratique. »
« Il faut s’améliorer sans cesse, même quand on est tout en haut, parce qu’avec le temps tu perds toujours quelque chose en chemin : un peu de fraîcheur, les jambes ne vont plus aussi vite, etc., a complété Toni Nadal. C’est ce que cherche à faire chaque joueur voulant rester au top pendant des années. » Une progression dans le jeu offensif ayant pour but, également, de ménager le pied gauche causant problème depuis les 18 printemps du neveu, et diagnostiqué plus tard comme atteint du syndrome de Müller-Weiss ? « Oui, nous a répondu le tonton. Mais, petit, il était déjà offensif, il prenait l’initiative, a-t-il continué. Puis il est arrivé sur le circuit très jeune, à 16 ans. Il devait affronter des personnes plus âgées, plus fortes physiquement, avec des jeux plus matures. Alors il a dû s’adapter. Il a dû courir davantage et a perdu un peu d’agressivité. Mais, quotidiennement, il a essayé de progresser. Et ça n’a pas été difficile de lui faire comprendre ça. Je lui répétais depuis qu’il était enfant : chaque jour, il faut faire plus. »
Il faut s’améliorer sans cesse, parce que tu perds toujours quelque chose en chemin
Toni Nadal
Sur une surface où se sont implantés les échanges longue durée, savoir construire le point s’est posé en qualité essentielle au succès. Ce que le quatuordécuple vainqueur de Roland-Garros –apprenons de nouveaux multiples grâce à lui – a intégré depuis l’époque où il avait encore une coupe au bol. « Si vous observez le numéro 10 mondial et le numéro 100 en train de s’entraîner, vous ne verrez pas forcément qui est le mieux classé, a-t-il observé dans son autobiographie rédigée avec John Carlin. En dehors de la compétition et de la pression qui l’accompagne, ils vont se déplacer et frapper la balle de façon très semblable. Cependant, il ne suffit pas de bien frapper la balle pour bien jouer, il faut aussi faire les bons choix, savoir s’il faut faire une amortie, frapper fort, en hauteur, en profondeur, à plat, couper ou lifter, et quelle zone viser. Depuis mon plus jeune âge, Toni m’avait beaucoup fait réfléchir sur les tactiques de base du tennis. »
« Si je faisais fausse route, Toni me demandait : “Pourquoi est-ce une erreur ?”, a-t-il révélé. Et nous en parlions, nous analysions mes erreurs en long et en large. Loin de chercher à faire de moi son pantin, il s’évertuait à me faire réfléchir par moi-même. Toni disait que le tennis était un jeu où il fallait synthétiser beaucoup d’informations très rapidement ; pour gagner, il fallait penser mieux que son adversaire. Et pour bien penser, il fallait garder son calme. » Si le mentor a planté la graine dans son esprit, il a fallu que quelqu’un d’autre l’arrose pour lui permettre de porter définitivement ses fruits. Et pas n’importe qui : l’homme qui, avant lui, détenait la plus longue invincibilité sur terre battue, avec 53 succès consécutifs. Une série qui a pris fin contre Ilie Năstase en finale du tournoi d’Aix-en-Provence 1977. Sur abandon, à 6/1 7/5 contre lui – c’était au meilleur des cinq rounds – pour protester contre le monstre à effets qu’utilisait le Roumain. « La raquette spaghetti », dont nous vous avons conté l’histoire dans Courts numéro 10.
« En 2004, Rafael a joué le tournoi de Sopot (où il a remporté son premier titre ATP), a raconté Toni Nadal lors d’un entretien accordé à Radio Villa Trinidad en 2020. Guillermo Vilas était là. Je suis allé le saluer et il m’a dit : “Je peux te dire quelque chose ?” Je lui ai alors demandé deux minutes de patience et j’ai couru pour aller chercher Rafael. Je voulais qu’il entende ce que Guillermo allait dire. Il lui a donné ce conseil : “Tous les joueurs du monde savent se déplacer latéralement sans aucun problème. Mais si tu fais une balle courte, une autre plus haute, une par-ci, une par-là, ils sont complètement déboussolés. Il faut varier un peu plus ton jeu.” Ça a été un moment décisif dans la carrière de Rafael. Certes, je lui avais répété ça quand il était petit, mais ça a eu beaucoup plus d’impact en venant d’un quadruple vainqueur en Grand Chelem (Roland-Garros et l’US Open en 1977, Open d’Australie 1978 et 1979). »
En partie grâce à ces paroles, l’élève a surpassé le maître en alignant 81 victoires de suite sur ocre entre sa défaite contre Andreev à Valence en 2005, puis celle contre Federer en finale du tournoi de Hambourg deux ans plus tard. Enfin, si Rafael Nadal a grandi au point d’être considéré comme le meilleur joueur de tous les temps sur cette surface, ça a été, aussi, grâce à un travail n’ayant rien à voir avec la technique ou la tactique. « Qu’est-ce qu’il faut pour être fort sur terre battue ? Une bonne mentalité, savoir souffrir, nous a affirmé Toni Nadal. Ça, c’est le plus important. » Sans cette caractéristique, impossible d’endurer, et de durer, sur la surface la plus exigeante physiquement. « Je me suis battu tellement dur pour gagner Roland-Garros une fois, et ce gars l’a remporté dix fois, a commenté Andre Agassi après la decima parisienne de Nadal en 2017. Il a poussé ce sport à un niveau complètement différent sur terre. Dix Roland-Garros… Vous vous rendez compte ? On croyait ça impossible, mais il l’a fait. »
Cinq saisons plus tard, il en avait quatre de plus. « Le plus grand exploit de l’histoire du sport en général », pour certains, à l’instar de Guy Forget dans Le Parisien. « Essayez de trouver, dans une discipline aussi populaire que le tennis, pas une qui compte 25 licenciés, un champion capable de gagner 14 fois le tournoi le plus dur de la planète, le truc le plus difficile qui existe. Il n’y en a pas. Quand Borg a gagné six fois, on disait que jamais personne ne ferait mieux. » Dans l’ère Open, chez les hommes, seuls Nadal et Borg ont gagné plus de trois fois porte d’Auteuil. À Wimbledon, quatre ont dépassé la triple couronne : Federer (8 titres), Sampras (7), Djokovic (7), Borg (5). Cinq à l’US Open – Connors (5), Sampras (5), Federer (5), McEnroe (4), Nadal (4) –, et trois à l’Open d’Australie qui était délaissé par les meilleurs du monde jusqu’au milieu des années 1980 : Djokovic (10), Federer (6) et Agassi (4). « Pour moi, il (Rafael Nadal) est au-dessus d’Ali, Pelé ou Jordan », a même lâché Forget. Pour contredire ou soutenir l’avis de l’ancien 4e de la hiérarchie planétaire, il faudrait comparer époques et sports différents, qu’ils soient individuels ou collectifs. Une enquête sans doute irréalisable, si ce n’est peut-être pour une personne. Un autre Hercule. Poirot.
Article publié dans COURTS n° 14, printemps 2023.