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Même les licornes jouent au ping-pong

S’il fallait décrire l’image d’une startup en un mot, ce serait un son : ping-pong.
Synonyme d’innovation (et de levée de fonds), ce type de société a révolutionné de nombreux secteurs, à commencer par la culture d’entreprise en elle-même. Exit la machine à café pour papoter avec le service comptabilité, place au très populaire tennis de table pour décompresser. Même quand on est devenu une multinationale surpuissante. Ou une licorne, terme qui invite au « rêve » façon heroic fantasy tendance geek, adopté pour désigner une startup valorisée à plus d’un milliard de dollars – sans pour autant générer de profits comparables.

Depuis la fin du précédent millénaire, la startup s’est imposée à la faveur du développement de l’informatique et surtout d’Internet. Forme raccourcie de « startup company », pour « société qui démarre », elle existe au moins depuis les années ‘20 à Wall Street, alors frappée de « radiomania ». Comprenez une vague d’investissements massifs dans les sociétés liées à la toute nouvelle technologie de transmission sans fil. Mais ces vingt dernières années, la « philosophie startup » a explosé, quittant la Silicon Valley pour rejoindre les faubourgs parisiens, les rues barcelonaises ou les bords de Meuse. 

Les GAFAM1, Natu2 et autres licornes sont passées de startup à multinationales mais ont gardé leurs nouveaux codes, érigés en paroxysme du travail à la cool. Quitte à masquer des réalités plus douteuses derrière les slogans en lettrages stylisés, les poufs king size et la décontraction vestimentaire, elles ont enfanté des milliers de petites structures innovantes partout dans le monde ; et même des sociétés traditionnelles copient leur intérieur.

Le ping-pong est un peu plus vieux. L’histoire raconte que c’est dans l’Angleterre victorienne que des notables ont l’idée de schématiser un court de tennis sur une table, avec un bouchon de champagne en guise de balle. Le terme ping-pong, que les professionnels (pourtant appelés « pongistes ») réfutent au profit de l’appellation « tennis de table », est une marque déposée depuis le début du XIXe siècle. 

Sans surprise, il est sans doute un dérivé des bruits de la balle contre la raquette (ping) et du rebond sur la table (pong). Il rencontrera rapidement un grand succès. Un premier jeu est commercialisé dès 1890 et à peine dix ans plus tard, le celluloïd plus léger remplace le caoutchouc de la balle tandis que les raquettes prennent déjà leur aspect actuel. 

Difficile d’imaginer en effet jeu plus fédérateur et intuitif à moindres frais. Même au 19e siècle, les gens voulaient juste du fun. Ça tombe bien : au-delà d’un nouveau modèle entrepreneurial, la startup ramène du rêve au milieu des bureaux gris, de l’entertainment entre deux team buildings, du LOL dans les fichiers Excel ; bref, du ping-pong dans l’open space. 

Une nouvelle culture d’entreprise, avec un management repensé, et la créativité « disruptive » portée en étendard. Car la startup est étroitement liée à l’innovation, ce qui demande un esprit jeune et ouvert, un encadrement moins rigide dans des lieux qui permettent d’y rester au-delà des heures de bureaux. 

Des espaces détente, de la nourriture à gogo (voire un bar), des soirées bières et pizzas… et, plus que tout autre élément du décor, des tables de ping-pong, avec les raquettes labellisées #WorkhardPlayhard en bonus quand on s’appelle Twitter.

 

Addictif

Les raisons de ce succès peuvent sembler évidentes. Le ping-pong cause a priori peu de blessures, une table reste bon marché et demande peu d’espace. Il est facile de lui dédier une salle, comme tant de garages ou de caves où elle traîne encore, repliée en deux depuis que les enfants ont grandi. Rares sont ceux qui ne s’y sont jamais essayé au moins une fois, quitte à passer le plus clair du temps à se baisser pour ramasser la balle, en vacances dans un club, en visite chez le petit voisin plus chanceux ou pendant un stage un peu absurde, type « équitation - tennis de table ». 

La Fédération internationale de tennis de table estime d’ailleurs le nombre de pratiquants occasionnels dans le monde à plus de 260 millions (et 33 millions de licenciés), en faisant l’un des sports les plus populaires. Qu’importe sa condition physique, on peut aussi s’y (re)mettre et rapidement améliorer ses performances, ce qui rend le jeu très addictif. D’autant que les parties sont généralement courtes et que l’on peut y assister en tant que spectateur sans s’ennuyer, attendant son tour ou encourageant les collègues. 

Mais le tennis de table, olympique depuis 1988, prend plus de place qu’un coin jeux vidéo ou qu’un babyfoot, et autant qu’une table de billard. Ce n’est donc pas la seule explication. Outre son côté fun, l’obsession pour cette pratique dans un milieu vivant au rythme du code informatique serait à chercher du côté cérébral. Un petit break autour d’une balle rebondissant sur une table de 2,74 mètres sur 1,52 solliciterait de manière insoupçonnée le cerveau et serait donc bénéfique autant à l’employé qu’à l’entreprise. « Il se passe beaucoup de choses autour de cette table », expliquait en 2015 le docteur Wendy Suzuki, professeur en neurosciences à la New York University. « L’attention et la mémoire augmentent et vous construisez des circuits dans votre cerveau.»3

 

Échecs sous stéroïdes

Le livre du docteur Suzuki, Healthy Brain, Happy Life, explore la manière dont l’exercice physique affecte le cerveau humain. Elle y dresse notamment les bénéfices de la pratique du ping-pong sur le cerveau, les zones de jeu réduites accélérant l’action et encourageant les joueurs à penser et bouger à un rythme effréné. Selon elle, trois zones majeures sont directement affectées. Les capacités motrices aiguisées et la précision de la coordination œil-main sollicitent le cortex moteur primaire et le cervelet, qui planifient et contrôlent les mouvements, mais coordonnent aussi les gestes. En anticipant le coup de l’adversaire, le joueur utilise aussi le cortex préfrontal, essentiel pour le planning stratégique. 

Enfin, l’exercice physique du jeu stimule l’hippocampe, partie du cerveau essentielle pour la mémoire et la navigation spatiale. Sans parler des dopamine, endorphine et autre adrénaline, hormones bienfaitrices libérées par la pratique de tout exercice physique. 

Will Shortz, verbicruciste américain responsable des mots croisés pour le très sérieux New York Times et pointure dans les jeux de réflexion, puzzles et casse-têtes en tout genre, n’y voit rien de moins qu’une partie d’échecs « sous stéroïdes ». Accro au ping-pong, il y trouve autant de stratégie que dans l’exercice de son métier. 

 « Je joue au tennis de table pour les mêmes raisons que je fais des mots croisés. Ça me revigore et me détend. Je suis absorbé par le jeu et ensuite, je me sens bien et prêt à retourner dans le quotidien. Tout exercice physique est bénéfique mais celui-là particulièrement, parce que c’est un sport cérébral, qui entraîne votre corps à être performant instantanément dans différentes situations. En nous forçant à anticiper les déplacements de l’adversaire et y réagir avec vitesse et précision, le ping-pong est une manière de préparer son corps et son cerveau à tout ce que vous faites d’autre dans la vie. »4

 

Networking et diplomatie

Berceau de la startup, les États-Unis et leurs campus universitaires le sont aussi du beer pong, ce jeu à boire très populaire où il faut lancer une balle de ping-pong dans un gobelet. Une coutume qui illustre toute la culture du campus universitaire américain et tranche avec les codes habituels de l’entreprise, idéal pour symboliser la disruption. Et renforcer les liens entre employés, voire réinventer le networking, comme l’a imaginé la firme SPiN, sorte de bar branché social club de ping-pong. Réinventer, ou presque.

Ceux qui se souviennent du film Forrest Gump auront noté la référence à ce que l’on appelait déjà « la diplomatie du ping-pong », quand, en 1971, l’équipe de tennis de table chinoise avait invité son équivalent américain quelques mois avant la visite du président américain Richard Nixon en Chine. Un réchauffement des relations entre les deux pays s’en était suivi, même si tout cela était surtout un symbole photogénique. 

Les startups sont elles aussi friandes de symboles. Le tennis de table en est un, au point que la récente chute des ventes de tables dans la Silicon Valley a été utilisée comme une indication à la baisse de la « bulle technologique » par le Wall Street Journal. 

Pour d’autres, il s’agit surtout d’un signe de temps qui changent. Plusieurs voix commencent à s’élever contre cet esprit startup, pansement trop petit pour couvrir des problèmes fondamentaux. Même dans une startup trop cool, les employés préfèrent une bonne couverture hospitalisation et des horaires moins étendus à un tournoi de ping-pong.

L’ancien journaliste et employé de startup Dan Lyons parle ainsi dans son livre Disrupted de « culture intermédiaire entre celle d’une secte comme la scientologie et celle d’une maison d’étudiants. »5 Certains designers souhaitent aussi un changement de décor radical, pour renvoyer les soirées pizzas-bières et les tables de ping-pong sur les campus. 

Dani Arps en est la porte-voix. À 33 ans, cette architecte d’intérieur a disrupté la disruption : elle veut forcer les jeunes entrepreneurs à « se comporter comme des adultes », la créativité pouvant s’exprimer ailleurs que dans des locaux qui « ressemblent à des dortoirs ». « Un bureau peut être fun sans être infantile », résume-t-elle6. Exit les bean bags et les tables de ping-pong, place à des lieux fonctionnels et adaptés aux besoins spécifiques d’employés créatifs et débordés. Et ça marche, son agenda ne désemplit pas, pour des sociétés toujours plus importantes. 

Reste que le tennis de table demeurera toujours associé à la startup. Au moins lié par la langue informatique et plus spécifiquement le « ping », cette commande qui envoie un message à un « serveur pour savoir si ce serveur est opérationnel. » Dans le meilleur des cas, il y a une réponse. Un « pong ».     

 

Article publié dans COURTS n° 1, printemps 2018.                                            

1 GAFAM est l’acronyme des géants du Web, Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, les cinq grandes firmes américaines qui dominent le marché du numérique.
2 Natu est l’acronyme de Netflix, Airbnb, Tesla, et Uber, les quatre grandes entreprises emblématiques de la disruption numérique.
3 mnn.com, 18 avril 2016
4 mnn.com, 18 avril 2016
5 L’Écho, « Dan Lyons Pourfendeur de la culture high tech », 14 mai 2016
6 Entrepreneur.com, 28 août 2017

Le padel à l’épreuve des balles

Par Loïc Struys

Illustrarions par Joël Blanc

Le padel marche sur l’eau. Depuis plus de trois ans, cette discipline poursuit son expansion en Europe. Sa convivialité et la surface réduite des courts en font une opportunité économique qui correspond à une demande globale de nouveaux loisirs. De plus en plus de terrains voient le jour et offrent une alternative à son grand frère, le tennis. La Belgique et la France n’échappent pas à cette nouvelle vague…

L’anecdote remonte au début des années ‘90. Elle évoque le triste destin des premiers courts de padel sur le territoire belge, dans un club de tennis de la périphérie bruxelloise aujourd’hui disparu. À cette époque, ses membres sont les premiers du royaume à pouvoir s’essayer à ce curieux dérivé du tennis et du squash, où chaque paire de joueurs prend place de part et d’autre d’un terrain de vingt mètres sur dix, séparé en sa médiane par un filet. 

Munis d’une raquette d’à peine 26 cm au tamis perforé, ils échangent gaiement une balle en feutre adaptée, mais à l’apparence identique à celles utilisées sur les courts de tennis voisins. Les sensations sont en tout point semblables, seul le bruit, comparable à celui de l’impact d’un poing sur un panneau en polystyrène marque une nette différence sonore.

Ces pionniers d’un nouveau genre n’auront pourtant pas le loisir d’apprécier longtemps ce sport de raquette, fruit de l’ingéniosité d’un certain Enrique Corcuera, importé d’Acapulco vers l’Espagne vingt ans plus tôt.

« Le club, au bord de la faillite, a accepté de l’argent contre la destruction des deux terrains et l’agrandissement du stand de tir de la police », nous glisse un témoin de l’époque auquel le temps a fait oublier la dimension politico-urbanistique de cette expropriation. Au lieu d’un déclic, le padel claque.

Ce sacrifice sur l’autel du perfectionnement arme au poing des brigadiers illustre le peu de crédit accordé à ce nouveau loisir, marginalisé pendant une vingtaine d’années et dont l’implantation dans certains cercles tennistiques s’assimilait à un caprice d’enfant gâté. 

Jamais totalement éclipsé, mais trop intimidé par la concurrence de ses cousins et victime du manque de moyens et de structures, le padel a fini par s’émanciper de son port d’attache ibérique aux contours des années 2010 au point de prendre de vitesse marques et fédérations. 

« En France, comme en Belgique, ils ne savent pas comment l’aborder, c’est sûr », remarque Jean-Philippe Frey, de l’Union Sport & Cycle. « Du côté des fabricants, ils sont tous à fond, parce que ça peut être un levier de croissance énorme. C’est un moyen de dynamiser leur chiffre d’affaires avec la stagnation du marché du tennis. »

Jusqu’alors confiné à l’Espagne, où près de 2,5 millions de personnes s’y adonnent au quotidien1, le padel gagne l’Europe entière et apparaît, en France et en Belgique, comme une réponse crédible à la lente érosion des licences en tennis depuis quelques années. S’il reste officiellement le sport individuel numéro 1 dans ces deux pays, sa courbe de progression est inversement proportionnelle à celle de ce petit frère en pleine puberté. Depuis 2014, le nombre de licenciés et de pratiquants croît de façon constante de part et d’autre de la frontière, même si les chiffres restent imprécis. Dans sa globalité, la France compte dix fois plus de pratiquants que son petit voisin (50 000 contre 5 000) qui, en trois ans seulement, est passé de 10 à 200 courts2.

 

Galette-saucisse

Cet emballement soudain est complexe à décoder pour un sport parachuté depuis plus de deux décennies dans ces deux pays. 

« Dans les faits, il y a un intérêt grandissant, mais difficile à mesurer. Ça demande du temps », constate Flavien Bouttet, docteur en sociologie à l’université de Strasbourg. Lorsque vous commencez à vous familiariser avec le milieu, la plupart − pour ne pas dire la totalité − des joueurs et joueuses rencontrés ont glissé presque naturellement des courts en terre battue aux synthétiques sablonneux orange, verts ou bleus, seules couleurs homologuées par la FIP3. Les motivations sont à la fois simples et multiples : d’après les premières enquêtes menées par la FFT, la convivialité et le jeu en équipe sont les premiers critères retenus par les sondés, loin devant l’esprit de compétition. « Le padel, c’est un esprit galette-saucisse », nous souffle un passionné, breton d’origine. Pour preuve, les compétitions auxquelles nous avons assisté se déroulent sans arbitre. 

« Même si c’est un sport où il faut battre l’autre, le côté fun prend le dessus », évoque un initié gavé de tennis et de sa mentalité, rencontré lors d’un P.10004 en périphérie parisienne. « Physiquement, c’est moins contraignant pour le joueur lambda que le tennis ou le squash ; on touche plus de balles, on peut jouer avec les murs et la balle a plus de chance de franchir le filet. » « C’est un sport sociable, il se joue à quatre, et il est accessible », enchaîne Laurent Montoisy, capitaine et membre de l’équipe belge de padel. « Tu peux n’avoir jamais tenu une raquette en main, tu t’amuses. »

Son apparente facilité et sa spécificité favorisent par ailleurs la mixité hommes-femmes, la puissance entre les parois de verre étant contre-productive. « C’est un sport à part », atteste Arnaud Clément, ex-capitaine de l’équipe de France de Coupe Davis. 

« Les joueurs de tennis ont certes des facilités, mais aucune garantie d’avoir un bon niveau. De nombreux coups sont techniquement différents. On doit se retenir de frapper de toutes ses forces, la présence des vitres impose la variété et la mesure. En outre, quand l’adversaire frappe fort en face, le réflexe est d’avancer et non reculer. C’est un mode de raisonnement qui, pour un joueur de tennis, est complètement à l’opposé sur certains coups. C’est en ça que jouer régulièrement est important. Je m’y suis mis il y a quelques mois et il me faut du temps pour m’habituer. D’ailleurs, pour notre premier tournoi, nous avons perdu avec Arnaud Di Pasquale dès le 2e tour. » 

 

Immédiateté et adhésion 

Cet ensemble, conjugué au besoin de combattre une sédentarité propre à une époque dominée par l’immédiateté, constitue une explication de l’essor tardif et soudain d’une discipline plutôt considérée comme un sport fitness que de raquette. Longtemps mis de côté, elle jouit chez nous d’un concours de circonstances qui favorise son développement. 

« Généralement, toutes les histoires de structurations et diffusions sont expliquées à partir d’une combinaison de trois angles : un contexte socio-économique et social, une prise de conscience par les institutions qui gèrent la discipline, et enfin, les acteurs individuels qui s’engagent et cherchent à favoriser ce déplacement », observe Flavien Bouttet. 

« Au niveau socio-économique et social, on assiste depuis quelques années à une transformation de l’offre des pratiques sportives ; le padel s’inscrit dans ce mouvement. Le succès des salles de remise en forme ou de urban soccer le démontre. On constate un développement important de structures non associatives, mais aussi un changement de comportement des sportifs. Beaucoup d’amateurs apprécient ce côté désengagé, payable à l’heure, sans licence ou adhésion à l’année. De plus, le rapport à l’immédiateté affecte les sports qui demandent des efforts pour les maîtriser ou progresser ; même s’il est complexe de démontrer ce lien de cause à effets, cet argument ressort souvent. »

En dehors de quelques exceptions, les clubs de tennis n’ont pas intégré la logique padel : malgré un retour sur investissement en deux ans, les installations coûtent cher (20 000 euros en moyenne pour un outdoor) et les associer au tennis semble contrevenir à une certaine étiquette. 

« Les clubs restent réticents à attirer des pratiquants hors licence, ils conservent une logique de cercle privé, exclusivement accessible aux membres », note Flavien Bouttet.

Zone de chalandise

Cet état de fait a encouragé des structures privées à exploiter le filon. Sous l’impulsion de quelques investisseurs visionnaires désireux de l’implanter dans le nord de l’Europe, le padel a intégré des structures couvertes multisports où se pressent une clientèle business la semaine et familiale le week-end.

« Nos heures chaudes se situent entre midi et 14 heures et les soirs de semaine », atteste Loïc Le Panse, responsable de Casa Padel situé en périphérie parisienne et riche de douze terrains intérieurs Adidas padel. « On est à Saint-Denis, c’est une zone de chalandise. On a fait une étude de marché, tout le réseau est présent aux alentours. Saint-Denis, le Grand Paris : il y a plein d’aspects qui interviennent. On doit être entourés. » 

Ce club complète son offre raquette par un espace fitness, un centre de bien-être et de yoga, de quoi attirer une clientèle mixte et variée. « On vit le même phénomène qu’en Espagne dans les années 2005-2006 ; le padel est devenu un sport tendance, branché, tout le monde veut s’y mettre, salue sa nouveauté et son esprit fun. »

 

« Jeu, set et miam »

Les tarifs, eux, sont pourtant loin d’être démocratiques. En heures pleines, il est demandé 19 euros par joueur pour 1h30 de jeu, ce qui revient à une location de terrain à 76 euros. Ce coût semble moins élevé en Belgique où, dans la plupart des cas, le terrain est proposé à partir de 16 euros de l’heure pour quatre, auxquels s’ajoutent la location du matériel (2 euros) ou l’éclairage (4 euros).

« Si cette pratique reste plus accessible dans les clubs de tennis que dans les structures privées, le coût s’avère élevé », remarque Flavien Bouttet. « Cette pratique est un marqueur social, comme le tennis. Globalement, elle attire classes moyennes et supérieures et se révèle même un peu plus excluante. Dans une interview accordée à un journal, la direction d’une structure privée a clairement exprimé son public cible : des avocats qui viennent en afterwork. C’est un peu symbolique, mais le padel commence à développer un certain profil et une implantation urbaine et péri-urbaine. »

D’ailleurs, ces structures dépassent le cadre sportif en devenant de véritables lieux de vie. Ces salles mettent en place un bar géré au quotidien, pratique en voie de disparition dans les milieux associatifs. Si ce n’est pas forcément le cas en Belgique, où le club de tennis reste un terreau social fertile, en France, la donne est différente.

« Le club est en train de mourir comme lieu de rencontre et de retrouvailles », remarque Henri Leconte, acteur majeur du développement du padel en France et en Europe au travers de sa structure HL Padel. 

« Ce sport véhicule une philosophie propre : les joueurs vont au bar après leur partie, partagent une bière, mangent un bout. C’est la mentalité espagnole ; ils partagent le moment. Dans d’autres sports, ils jouent et ils se barrent. » Pour autant, aux yeux du vainqueur de la Coupe Davis 91, il existe une complémentarité entre les deux disciplines.

« Le tennis a besoin du padel, c’est la même famille. Il va aider les clubs de tennis en perdition. Le tennis va mal en France, malgré notre chance d’avoir Roland. J’ai pu m’en rendre compte au gré de mes voyages dans l’Hexagone ou en Europe : le tennis seul ne convainc plus parce qu’aujourd’hui avec les technologies, le digital, les téléphones, on a accès à plein d’autres sports séduisants. »

Les fédérations belges et françaises de tennis ont compris l’enjeu. Depuis 2014 en France et plus récemment en Belgique, elles ont intégré les fédérations de padel. Une synergie nécessaire aux yeux de certains. 

« Le rapprochement avec la FFT a contribué à développer le sport ; les joueurs de tennis ont commencé à être mieux informés grâce à une communication plus large ou à l’organisation de compétitions », estime Loïc Le Panse. 

 

Grands travaux

Pour d’autres, cependant, cette association récente reste insuffisante et manque d’une stratégie claire à l’image de la politique de grands travaux menée par Philippe Chartier, président de la FFT de 1973 à 1993, dans le but de démocratiser le tennis. 

« Elle veut compenser la perte de licenciés tennis, ce n’est pas une bonne approche », analyse Henri Leconte. « Il faut en priorité travailler à essayer de comprendre pourquoi on perd des licenciés. Désormais, d’autres sports que le tennis sont plus attrayants, aussi importants, faciles, ludiques, divertissants. La fédé pense qu’elle n’a qu’à paraître, mais il faut aller sur le terrain, voir les gens, leur expliquer comment ça fonctionne, les aider, sauver leur club. Tu ne peux pas lancer le padel si tu n’as pas une organisation derrière et que tu n’apprends pas aux gens les rudiments. Le tennis, tout le monde sait ce que c’est. À l’inverse, le padel reste méconnu du grand public. »

 

Le padel zlatané

En dépit de l’image sympathique qu’il dégage, le padel peine encore à percer un premier cercle d’initiés généralement issu du tennis. À terme, les fédérations devront se pencher sur la question et imaginer une campagne visant à sa promotion, à l’image des campagnes menées il y a une dizaine d’années en Espagne. La réussite de cette stratégie ne manque pas d’exemples : en Suède, la pratique explose depuis peu grâce à l’implication d’ambassadeurs comme l’ex-tennisman Jonas Björkman ou le footballeur Zlatan Ibrahimović propriétaire de la franchise « Padel Zenter ». En Belgique, Christophe Rochus, ex-top 40 mondial au tennis, a insufflé, entre deux parties de golf, une impulsion pour promouvoir ce sport et sa marque Be Padel, tandis qu’une exhibition labellisée World Padel Tour fait désormais étape chaque été à Bruxelles. 

En France, « on doit allumer la mèche. Elle est présente, mais on ne l’a pas encore allumée », nous glisse un membre de l’Union Sport & Cycle. « Il va se passer quelque chose, mais à quelle échelle ? On l’ignore. »

Les solutions ne manquent pas, les idées non plus. Mais à l’heure actuelle, il existe une trop grande porosité entre le tennis et le padel au sein des fédérations pour réellement exploser. Sans oublier les obstacles propres à la pratique. 

« Le padel demande une intégration à un milieu social, à un club, à un réseau », remarque Flavien Bouttet. « Trouver trois autres personnes disponibles avec des envies identiques au même moment, ce n’est pas évident. Malgré la mise en avant de la convivialité, elle peut finalement incarner une limite au développement de la pratique. »

Enfin, le padel doit également se décharger d’une homonymie encombrante. « Ce qui saute aux yeux quand on est sociologue, c’est le décalage entre la manière dont on en parle partout et le fait que ça reste aujourd’hui une expansion somme toute confidentielle », analyse Flavien Bouttet. « Quand je parle par exemple aux collègues chercheurs ou aux étudiants en fac de sport de mes travaux sur le padel, la très grande majorité ignore cette discipline. Donc il y a une réelle expansion dans le milieu du tennis, tout le monde commence à connaître, le nombre de pratiquants et d’installations est en hausse, mais mine de rien, cela reste largement méconnu du grand public. Chaque fois que je dis que je travaille sur le padel, tout le monde pense au paddle, à la planche et la rame. »

Le padel a beau marcher sur l’eau, il va encore devoir s’aguerrir et se doter de structures à l’épreuve des balles. Sous peine d’insuffisamment fédérer.   

 

Article publié dans COURTS n° 1, printemps 2018.   

1 Étude sur le padel en Espagne menée par wannapadel
2 Chiffres Association francophone de padel
3 Fédération internationale de padel
4 Plus haut niveau de tournoi fédéral, devant les P.500, 250 et 100.

Denis Shapovalov, L’aurore d’un phénomène

Le jeune prodige canadien, pétri de talent et doté d’une solide force mentale, éblouit le monde du tennis. Portrait sélectif ou comment on devient ce que l’on est.

© Peter Staples / ATP

Humain trop humain
L’initiation douloureuse 

La balle a été envoyée à une vitesse foudroyante. Le coup est fulgurant, violent : comme un palet traversant instantanément une défense. Pensait-il que le match était déjà plié ? Les deux premiers sets ont tourné à la faveur de Kyle Edmund, le sosie britannique de Jim Courier, et le break dans ce troisième set est potentiellement décisif. Peu importe dès lors : un entraîneur ne conseille-t-il pas généralement d’évacuer les pensées négatives et de se libérer de la frustration accumulée ? Ne suggère-t-il pas de torpiller la nervosité via une éphémère colère et de redémarrer ainsi la partie sur des bases apaisées ?

Seulement, au cœur du stade d’Ottawa en ce début du mois de février 2017, la petite sphère jaune a pris la mauvaise direction et s’est transformée en un projectile particulièrement redoutable. Arnaud Gabas n’a pu esquisser le moindre geste pour l’éviter. La balle l’atteint en plein visage et percute son œil gauche. Au même titre qu’un boxeur ayant subi un KO par un uppercut décisif, l’arbitre de chaise français est groggy. 

Denis Shapovalov n’en croit pas ses yeux. D’abord choqué et angoissé par l’impact de ce coup désinvolte et courroucé, le joueur canadien, alors 234e mondial, est ensuite plongé dans le désarroi le plus total. Comment a-t-il pu perdre à ce point le contrôle de ses émotions ? Comment a-t-il pu frapper cette balle et assommer un arbitre de cette manière ? L’a-t-il gravement blessé ? Il attend désormais l’issue de cet incident sur son banc. Il sait déjà que le match est maintenant terminé. La disqualification ne fait aucun doute, entraînant par là même la défaite du Canada lors de ce premier tour de Coupe Davis. C’est d’ailleurs ce que confirme l’arbitre Gabas après avoir été soigné de longues minutes. Plus de peur que de mal, il s’en sortira avec un œil au beurre noir et une grosse frayeur.

Shapovalov, lui, est atterré. Le match face à Kyle Edmund était décisif, les deux équipes étant à égalité parfaite, 2-2 après les quatre premières parties. Son mauvais geste, très rare sur le circuit, a précipité l’élimination du Canada. À 17 ans, le début de sa première saison chez les professionnels est marquée par cette initiation fâcheuse. Mais n’est-ce pas le parfait exemple d’un accident sur le chemin vers la maturité ? Une première étape sillonnée de faux-pas désagréables et de tentatives aléatoires. Une erreur humaine, trop humaine en somme, pour un garçon surdoué.

« Pour être honnête à 100 %, vous ne pouvez comparer Shapovalov à aucun autre joueur de son âge. Il est complètement à un autre niveau. C’est comme voir une combinaison de Nadal et de Federer à 18 ans. Il a la fougue et la vitesse de Nadal et la grâce de Federer. C’est incroyable. » Mats Wilander

Par-delà le bien et le mal
Un tennis éthéré

19 juin 2017. Premier tour du tournoi du Queen’s à Londres. 7-6, 4-6, 6-4. Le score est serré mais la victoire sonne comme un doux retournement de l’Histoire. Le gazon britannique a permis à Shapovalov de prendre le dessus sur Edmund. Sans incident particulier. Après avoir sauvé des balles de match en qualifications, Shapovalov se libère et bat cet adversaire classé 146 places devant lui. Une joie immense pour le natif de Tel Aviv, emmené au Canada par ses parents à l’âge d’un an. Le match suivant, Shapovalov oppose une belle résistance à Tomas Berdych, tête de série numéro 7 du tournoi. La partie se joue sur un fil et s’achève 7-5 au 3e set en faveur du Tchèque.

Malgré la défaite, Shapovalov est entré dans une autre catégorie grâce à ce tournoi : celle des underdogs, ces joueurs en mesure de titiller et de mettre en péril les meilleurs manieurs de raquette. Le déclic ? L’épreuve malheureuse d’Ottawa cinq mois plus tôt : « Quand quelque chose d’aussi drastique vous arrive, vous vous devez de changer rapidement. Je ne savais pas du tout ce que je faisais », expliquait-il dans un média canadien. « C’était mon deuxième mois en tant que professionnel. Cela m’a forcé à devenir plus mature très rapidement, plus rapidement que les autres. J’en suis où je suis aujourd’hui à cause d’un truc comme ça. J’ai accepté et j’ai décidé de continuer à avancer. Mais dans un certain sens, cela m’a aidé. Je suis désormais beaucoup plus calme sur le court », dit l’intéressé.
Le virage de la maturité est apparu brutalement, sans prévenir. Mais la catharsis a opéré. Et l’apprentissage du circuit pro s’en est trouvé accéléré.

Les matchs s’enchaînent ensuite avec succès lors de l’été 2017. Tant à Montréal qu’à l’US Open, la pépite canadienne crée la sensation en matière de résultats et de qualité de jeu. Au Master Series canadien, il efface quatre balles de match contre lui au premier tour et s’offre ensuite le scalp de Del Potro, son idole, avant de terrasser Rafael Nadal à l’issue d’un combat acharné. Il devient, à 18 ans et 119 jours, le plus jeune joueur à atteindre une demi-finale d’un Master Series 1.Shapovalov intègre en trombe le top 100 à la suite du tournoi.

La progression se poursuit à l’US Open. Contraint de passer par les qualifications en raison de l’échéance de la clôture de la liste des joueurs entrant directement dans le tableau final, Shapovalov gagne ses trois matchs et s’offre le droit de participer à un premier Grand Chelem. En confiance, il franchit trois tours et fait étalage de tout son art face à Jo-Wilfried Tsonga, qu’il domine en un peu plus de deux heures sur le court Arthur Ashe. Il devient le plus jeune tennisman en 1/8 de finale à l’US Open depuis Michael Chang en 1989. Mais quelle est cette palette tennistique unique qui laisse tous les suiveurs du circuit rêveur d’admiration ?

La parole est à Mats Wilander : « Pour être
honnête à 100%, vous ne pouvez comparer Shapovalov à aucun autre joueur de son âge. Il est complètement à un autre niveau. C’est comme voir une combinaison de Nadal et de Federer à 18 ans. Il a la fougue et la vitesse de Nadal et la grâce de Federer. C’est incroyable. »
Le ton est donné. Shapovalov développe un art hybride combinant celui des deux maîtres à jouer. Il ne peut donc qu’évoluer dans la galaxie des plus grands. 

La virtuosité de son jeu détonne immédiatement. Les balles sont autant frappées qu’elles sont caressées. L’impression de facilité enveloppe chacun de ses coups dans une ouate invisible. Les gestes sont amples, déliés, propres. La fluidité des mouvements de Shapovalov génère des accélérations fulgurantes. La balle fuse, laissant souvent les adversaires sans réaction à 3, 4 mètres de celle-ci. Cette capacité à imprimer une très grande vitesse sans effort est manifestement la marque des prodiges. 

Une grande préparation caractérise le coup droit et le revers à une main de Shapovalov. Ce sont des coups qui peuvent s’insérer tant dans une phase d’attente que dans un schéma plus agressif. Mais le gaucher canadien est un joueur offensif de fond de court, à la faveur de son coup droit percutant. Il est également doté d’une vista impressionnante qui lui permet d’anticiper et d’avoir régulièrement un temps d’avance sur ses adversaires. Tout comme il est à l’aise à la volée et n’hésite pas à monter fréquemment au filet. Son titre en double chez les juniors à l’US Open en 2015 avec l’autre espoir canadien, Félix Auger-Aliassime, est révélateur de l’aisance de Shapovalov dans ce domaine du jeu. 

Au-delà de l’aspect technique, Shapo est un guerrier sur le terrain. On peut le voir serrer les poings dès le premier jeu d’un match et haranguer la foule au besoin. C’est un combattant de tous les instants, exigeant et tenace, ce que confirme le leitmotiv de son bracelet fétiche : « Don’t stop fighting. »

Le talent de Denis Shapovalov est immense. Cette combinaison de virtuosité et d’esprit de conquête en fait assurément un joueur singulier : son jeu cristallin et spectaculaire rompt l’éternel retour des schémas classiques de jeu. Il semble d’ores et déjà évoluer au-dessus de la grande majorité des joueurs du circuit, indépendamment des résistances actuelles. Par-delà le bien et le mal, sa route vers les sommets semble illuminée en pointillé.

© Peter Staples / ATP
© Peter Staples / ATP

Le Gai Savoir
Le court est une fête

Une autre facette de sa personnalité réside dans son état d’esprit éminemment atypique et positif. Le jeune loup canadien est tout aussi bien pugnace et extraverti qu’enthousiaste et relâché sur le terrain. Il est détendu, dans la concentration comme dans les gestes. Il en ressort une fraîcheur et une légèreté étonnantes, associées à un fighting spirit à toute épreuve.

Cette attitude accentue encore son charme auprès du grand public. Grâce à sa facilité à dévoiler ses émotions, il en faut généralement très peu pour que Shapovalov transcende un stade et mette le public dans sa poche. Il exalte souvent celui-ci en bondissant comme un kangourou après un point spectaculaire. Cela ne l’empêche pourtant pas de garder le plus grand respect pour ses adversaires sur et en dehors des terrains. Preuve si nécessaire de son tempérament de bon aloi, le Canadien s’est même excusé auprès des joueurs britanniques pour avoir, en raison de l’épisode malheureux d’Ottawa, gâché leur victoire en Coupe Davis.

Un caractère qui ne doit cependant rien à la maturité, mais tout aux fondements de sa personnalité. Déjà à Wimbledon en 2016, il gagnait le tournoi juniors en affichant une joie candide tout au long de ses matchs. Comme si la conscience de son fabuleux potentiel lui procurait une joyeuse sérénité sur le court, un gai savoir.

 

Ecce homo
L’avenir du tennis mondial

Désormais bien campé dans le top 50, l’éternel fan de Nadal est largement en avance sur les attentes placées en lui. Son palmarès encore vierge ne saurait tarder à se remplir, mais il a déjà considérablement marqué les esprits. À cet égard, deux prix lui ont été décernés par l’ATP pour la saison 2017 : la révélation de l’année, qui récompense le plus jeune joueur dans le top 100, ainsi que la meilleure progression enregistrée au classement.

Comme un symbole pour l’ATP, il incarne parfaitement la Next Gen, autant qu’il s’en distingue aisément par son style de jeu offensif et la joie qu’il affiche sur le court.

Le tennis actuel est à la croisée des générations : le top 4 est dorénavant recomposé en top 2 par les inusables Federer et Nadal, les nouvelles têtes du top 10 telles que Dimitrov et Thiem doivent encore concrétiser les attentes qu’ils ont suscitées, tandis que la Next Gen commence progressivement à prendre ses marques. Shapovalov s’apprête, sans précipitation, à bousculer la hiérarchie établie. Il a déjà franchi rapidement les échelons mais, grâce à une volonté de puissance stupéfiante qui émane de sa personnalité et de son jeu, il est promis à prendre les rênes du tennis mondial. Ecce homo, sur les courts.   

 

Article publié dans COURTS n° 1, printemps 2018.   

1 Il est né le 15 avril 1999.