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La lente mise au vert

du tennis professionnel

© Ray Giubilo

Confrontés à la montée des enjeux écologiques, les acteurs du tennis professionnel commencent à prendre des initiatives pour réduire leur empreinte carbone.

 

C’est loin d’être un scoop, le tennis est un sport très polluant : des tournois partout, tout le temps, et donc des allers-retours perpétuels en avion sur presque tous les continents. Pourtant, aussi omniprésente soit-elle, la question environnementale semble étrangement éludée par ceux qui font le tennis professionnel, à commencer par les joueurs et les joueuses. Dominic Thiem, Kevin Anderson, Stan Wawrinka, Alizé Cornet : voici à notre connaissance la courte liste des champions qui revendiquent régulièrement, de façon concrète et publique, leur engagement pour la cause écologique.

© Chris Davies
© Chris Davies

Malaise chez les joueurs

L’avenir de la planète, un thème consensuel ? Pourtant, nos demandes d’interview sur le sujet auprès des joueurs restent lettre morte. Nous nous rabattons donc sur la traditionnelle conférence de presse d’après match et décidons de poser la question de but en blanc au no 1 mondial Rafael Nadal, pendant le dernier Rolex Paris Masters. « Comment les joueurs de tennis professionnel peuvent-ils changer leurs pratiques pour s’adapter au problème du réchauffement climatique ? », osons-nous entre deux questions sur l’évolution de son geste au service. Désarçonné par cette question trop abrupte, l’Espagnol lève haut le sourcil puis prend la mouche : « Je suis un joueur de tennis, que voulez-vous que je fasse ? » Une réaction épidermique à une question certes maladroite, mais qui alimente la thèse d’un certain malaise sur le sujet. « Les joueurs s’impliquent fortement et sans aucun état d’âme sur la plan social, mais ils se sentent beaucoup moins légitimes sur le plan environnemental, confirme Vivianne Fraisse Grou-Radenez, directrice du développement durable à la FFT. Ils voyagent beaucoup en avion, ils génèrent beaucoup de déchets, donc ils ont peur de se faire critiquer sur leur mode de vie. » Une prudence compréhensible à l’époque de la dissonance cognitive et des réseaux sociaux, mais qui paraît un brin disproportionnée face à un sujet aussi mobilisateur. « En tennis, nous sommes tous extrêmement concentrés sur notre quotidien : l’entraînement, le fitness, les matchs, les voyages…, défend le Sud-Africain Kevin Anderson sur le site Greenspotblog. Mais je pense que dans nos rares moments de loisir, on pourrait en apprendre plus sur des sujets aussi importants. Et peut-être que les joueurs auront plus le courage d’assumer leurs opinions. » La pression monte doucement mais sûrement sur les grands ambassadeurs du jeu, dont le silence sur la question interpelle. Apostrophé par l’activiste Greta Thunberg sur Twitter, Roger Federer a dû communiquer en début d’année pour éteindre une polémique naissante sur les activités pas très écologiques d’un de ses sponsors. « Je prends très au sérieux l’impact et les menaces du changement climatique, d’autant plus que ma famille et moi sommes arrivés dans une Australie dévastée par les incendies. Je suis reconnaissant envers les jeunes militants de nous pousser à revoir nos comportements », a voulu rassurer le Suisse.

 

Les organisations en retrait

Face au défi d’un tennis plus vert, les grandes organisations (l’ATP, la WTA, l’ITF) semblent en position de donner le cap. Cependant, et pour faire dans la litote, elles ne sont pas vraiment à la pointe en matière de développement durable : peu de communication sur le sujet, pas de contrainte relative à l’environnement dans le cahier des charges d’organisation d’un tournoi, ni de stratégie globale sur la question de la compensation des émissions de carbone. L’ATP n’a d’ailleurs pas souhaité répondre à nos questions. La WTA, par la voix de son président Steve Simon en est encore au stade des bonnes intentions : « Avec un effort coordonné des joueuses et des tournois, nous nous engageons à élever notre attention et à prendre part au changement de comportement que nous devons avoir pour une planète en meilleur état. »

Directeur des Internationaux de Strasbourg, Denis Naegelen n’a pas attendu la WTA pour mettre son tournoi sur la voie de l’éco-responsabilité. Cette démarche innovante a été engagée dès 2010 après une réflexion sur la responsabilité sociale et environnementale d’un événement sportif. « Quand j’ai décidé de racheter le tournoi, j’avais déjà produit pas mal d’événements dans le sport avec la logique de faire plus de spectateurs, plus de télé, plus de sponsors. J’avais envie de donner un peu plus de sens, raconte-t-il. Un événement sportif a cette possibilité de porter des messages importants pour la société, au-delà de la promotion du sport. »

© Chris Davies
© Chris Davies

« Maria Sharapova est arrivée en jet, elle est repartie en TGV »

Au risque de passer pour un doux dingue, Denis Naegelen a décortiqué son tournoi de fond en comble pour traquer et réduire les émissions : incitations au covoiturage et aux transports en commun pour les spectateurs, restauration à base de produits bio et locaux, choix d’un sponsor automobile plus propre, recyclage des balles, des bâches, des moquettes… Autant de mesures qui participent à la réduction du bilan carbone de l’événement et qui, surtout, sensibilisent et impliquent tous les acteurs du tournoi, des spectateurs aux sponsors en passant par les prestataires. Les joueuses, aussi VIP soient-elles, n’ont pas échappé à la règle. « Quand elle a gagné en 2010, Maria Sharapova est arrivée avec un jet privé à Strasbourg, se souvient, amusé, Denis Naegelen. Deux jours avant son départ, elle m’avait demandé de programmer son envol depuis l’aéroport et je lui ai dit que je ne voulais plus qu’elle prenne son jet (rires). Elle m’a regardé bizarrement. Mais comment je vais à Paris ? Ben tu vas prendre le train.” Elle a eu la gentillesse de m’envoyer un petit mot pour me dire que ça allait presque aussi vite et que c’était beaucoup plus confortable que son jet. » Fort de son expérience, l’homme qui a converti Maria Sharapova au TGV a été invité à présenter sa démarche à ses collègues directeurs de tournoi pendant le dernier Wimbledon. « Ça a été, je crois, extrêmement bien perçu. J’ai eu beaucoup de sollicitations d’autres directeurs de tournoi, qui m’ont demandé la présentation. Il y a une réflexion en ce moment au sein de la WTA qui les amène à penser qu’ils auraient intérêt à avoir une action globale sur ce thème. » Mieux vaut tard que jamais, l’autorité du tennis féminin est en train de développer un guide du développement durable à destination de ses 55 tournois avec trois objectifs principaux : l’élimination des plastiques à usage unique, l’amélioration du recyclage et l’intensification de la communication sur les sujets environnementaux. En décembre 2018, la FFT et Roland-Garros ont rejoint en tant que membre fondateur le mouvement de l’ONU Sports for Climate Action. Ils ont été rejoints par les trois autres Grands Chelems lors du dernier Roland-Garros, confirmant le rôle moteur des tournois dans la mise au vert du tennis professionnel.

 

« La sempiternelle question du calendrier »

Pour réduire de façon significative son empreinte carbone, le tennis professionnel devra tôt ou tard se confronter à la question du transport aérien, qui représente de très loin la part la plus importante des émissions. La compensation carbone (financer des projets de réduction ou de capture et de séquestration du carbone pour compenser ses émissions) est à la mode. Si le principe – déléguer à d’autres la responsabilité de son mauvais comportement – est discutable, la compensation demeure la solution la plus facile. Pendant le dernier Masters de Londres, l’ATP a franchi le pas en compensant les vols des joueurs et des équipes du tournoi, ainsi que les déplacements des spectateurs britanniques. Quelques semaines plus tard, le tournoi d’Auckland lui a emboîté le pas. Une dynamique dans laquelle semble vouloir s’engager le tournoi de Roland-Garros. Certains joueurs se disent aussi prêts à assumer leur responsabilité environnementale, à l’image de Kevin Anderson : « J’ai parlé avec d’autres joueurs qui aimeraient compenser leurs émissions de carbone. Il existe des programmes qui permettent de financer des projets de compensation. Je pense que c’est probablement la première étape », déclarait l’ancien 5e mondial à Metro en décembre 2018. Là encore, silence radio des grands noms sur la question.

L’autre solution, plus durable, serait de réduire les déplacements. Bien sûr, il ne s’agit pas de renoncer à la dimension internationale du tennis. Ici resurgit néanmoins le sempiternel débat sur le calendrier démentiel du tennis professionnel. « On joue onze mois dans l’année. C’est ridicule. Aucun autre sport ne fonctionne comme ça », critiquait Alexander Zverev en 2018. Sans oublier les centaines de joueurs et de joueuses qui écument les tournois ITF aux quatre coins du monde, souvent à perte. Pourtant, raccourcir la saison ou la remodeler pour réduire les allers-retours ne semble pas vraiment être la tendance du moment. Et vu la saine ambiance qui règne entre les différents patrons du tennis mondial, il n’y a pas de quoi être optimiste. Finalement, la véritable question est la suivante : le tennis est-il prêt à sacrifier une partie de sa croissance économique pour réduire significativement son impact sur l’environnement ? Travailler mieux pour gagner moins, ce n’est pas encore tout à fait l’état d’esprit actuel. À ce jour, l’idée d’un circuit professionnel éco-responsable paraît bel et bien relever de l’utopie.

© Chris Davies

Les mentalités sont en train de changer

Directrice du développement durable à la Fédération française de tennis depuis 2013, Vivianne Fraisse Grou-Radenez explique comment le tournoi de Roland-Garros intègre les problématiques du développement durable à son fonctionnement.

 

Courts : Comment un grand événement sportif comme Roland-Garros peut-il contribuer à la lutte contre le changement climatique ?

Vivianne Fraisse Grou-Radenez : On connaît la puissance de l’événement. Ce n’est pas juste une grande fête du tennis. Le tournoi doit aider au changement des comportements, à commencer par le nôtre. On peut agir sur la sensibilisation, l’éducation ou sur l’impact réel en réduisant nos émissions. On essaie de faire les deux.

 

C : Quels sont les postes les plus polluants dans un événement comme Roland-Garros ?

V.F.G.-R. : Le transport arrive largement en tête, il représente entre 85 et 90 % du bilan carbone du tournoi. Mais c’est valable pour la plupart des grands événements. C’est le déplacement de tous les spectateurs qui pollue le plus.

 

C : Quelle est votre approche de ce sujet de la mobilité ?

V.F.G.-R. : C’est le grand sujet du moment et c’est très compliqué. Un événement est-il responsable du déplacement des spectateurs étrangers ? Nous voudrions prendre nos responsabilités en compensant ces émissions. Nous essayons donc de trouver le modèle le plus cohérent, le plus transparent, sans céder à la mode d’une compensation immédiate. La neutralité carbone, c’est un peu la mode du moment. Nous en rêvons, mais il faut qu’elle soit bien réelle. Nous sommes un événement récurrent, dès lors il faut se montrer très vigilant sur la politique qu’on va construire.

 

C : Quel a été l’impact de la crise de la Covid-19 sur votre action ?

V.F.G.-R. : Le contexte de crise a donné lieu à une nouvelle réflexion stratégique sur nos objectifs, avec un plan d’action encore plus poussé de réduction de l’empreinte carbone, notamment sur la mobilité, l’alimentation, l’énergie et les déchets. Ce plan inclut aussi une contribution à des projets favorisant la biodiversité. Cette réflexion porte également sur le déploiement d’un engagement à terme plus solidaire et inclusif, sur le modèle du dispositif « #RG Ensemble » en 2020.

 

C : C’est assez symbolique, mais à quand la fin des sacs plastiques pour transporter les raquettes des joueurs ?

V.F.G.-R. : Dès cette année. Il y a encore trois ou quatre ans, il y aurait peut-être eu des mécontents mais là non. C’est un déchet qui est parfois utilisé trente secondes, entre le moment où l’on corde la raquette et où on l’amène au joueur. Ce n’est plus acceptable.

 

C : Et les bouteilles en plastique ?

V.F.G.-R. : Nous ne sommes pas encore en mesure de remplacer ces bouteilles. Nous avons un partenaire boisson aujourd’hui dont l’objectif est de recycler les bouteilles en plastique à 100 %. Ce partenaire s’améliore d’année en année.

 

C : La question écologique interroge la logique de croissance des événements sportifs. Est-ce une question que vous vous posez vraiment ?

V.F.G.-R. : Honnêtement, ce n’est pas encore le cas. Mais oui, c’est une question qu’on va devoir se poser. Je tiens à souligner que Roland-Garros, en restant dans la ville, n’a pas cherché le gigantisme. Les flux de spectateurs sont réduits grâce à tous les transports en commun accessibles. Cela étant, il ne faut pas oublier que le sport a un impact positif sur la société. Ce serait ridicule de se priver de son rayonnement international.

 

C : Êtes-vous optimiste quant à la capacité du monde du tennis à changer son comportement ?

V.F.G.-R. : Le contexte est difficile car il y a une urgence climatique grave, mais on ne peut pas dire que les choses ne changent pas. Je suis à ce poste depuis 2013 et j’observe que l’évolution des mentalités est impressionnante. On ne peut plus se permettre de ne pas avoir de stratégie sur le sujet. Les joueurs sont de plus en plus impliqués : l’évolution est claire depuis deux ou trois ans. Les partenaires et les marques sont aussi des moteurs. Elles viennent nous voir pour continuer à s’améliorer. Elles vont jouer un rôle majeur car elles ont tous les outils pour innover.

© Ewout Pahud

La petite balle verte ?

Dans la gueule d’un chien, sous les pieds d’une chaise ou à l’arrière d’une voiture, toutes les balles de tennis n’ont pas la « chance » de connaître une deuxième vie. Si elle stimule parfois l’imagination du joueur du dimanche, la question du recyclage des balles usagées pose un sérieux problème environnemental. On estime en effet à 360 millions le nombre de balles produites chaque année dans le monde et à plusieurs siècles le temps de dégradation d’une balle dans la nature. Composée d’un noyau en caoutchouc et de feutrine, la balle de tennis est un « déchet non conventionnel potentiellement recyclable », qui n’a donc pas vocation à terminer dans une poubelle classique, la poubelle verte pour les intimes. Alors que faire de ses vieilles balles ? 

En 2009, la Fédération française de tennis se saisissait de la question en créant la désormais fameuse opération balles jaunes, qui permet aux joueurs de déposer leurs balles usagées dans leur club. Onze ans et demi plus tard, ce sont plus de 12 millions de balles qui ont été recyclées pour construire des sols de terrains de jeux offerts à des établissements pour jeunes handicapés.

Si la France fait figure d’exemple en la matière, la marge de progression reste très importante, avec moins de 10 % des balles recyclées. Directeur du tournoi WTA de Strasbourg, Denis Naegelen a eu l’idée d’utiliser son événement comme point de collecte. « On demande à tous nos spectateurs de ramener leurs balles usagées. Si vous ramenez douze balles, on vous en offre trois neuves. On utilise mille balles pour le tournoi, mais on en récupère 10 000 », se félicite-t-il. Un système d’incitation qui pourrait, sait-on jamais, donner des idées aux magasins et aux grandes surfaces qui commercialisent les balles de tennis.

De plus en plus conscientes de leur impact environnemental et de l’intérêt croissant des consommateurs pour les produits éco-responsables, les marques innovent pour produire des balles plus respectueuses de l’environnement. Lancée en 2020 par RS, la gamme « Earth Edition » propose une balle avec une production dont l’empreinte carbone est réduite de 70 %. « Nous savons combien de balles nous vendons dans le monde, c’est loin d’être parfait pour l’environnement. Avec notre usine, nous avons investi dans des machines qui permettent d’économiser de l’énergie et on utilise de nouveaux matériaux », explique le fondateur de RS, l’ancien 4e mondial Robin Söderling.

Déjà fortement engagée dans la collecte et le recyclage des balles aux États-Unis avec l’opération Recycleballs, la marque Wilson va lancer la Triniti, une balle vendue sans tube sous pression. « Triniti n’est pas une balle sans pression, mais son niveau de pression est différent. La différence est assez grande pour éliminer les boîtes sous vide », précise Jason Collins, directeur des produits sports de raquette chez Wilson. Associée à une entreprise d’emballage écologique, la marque américaine prévoit de vendre la Triniti dans un contenant en papier entièrement recyclable. Utiliser les balles usagées pour en produire des nouvelles, l’idée est séduisante, mais pas encore d’actualité. « Le défi que nous rencontrons avec les matériaux recyclés est la perte accélérée d’air. Si nous devions fabriquer une balle à partir d’autres recyclées, elle perdrait rapidement en pression », explique Jason Collins. 

Sur la question de l’empreinte carbone, les balles n’ont hélas rien à envier aux joueurs de tennis professionnels. Une étude de l’université de Warwick en Angleterre a calculé la distance parcourue pendant la production d’une balle utilisée à Wimbledon : 81 000 kilomètres, des escales dans quatorze pays, « un des trajets les plus longs que j’ai vu pour un produit », dixit le docteur Mark Johnson, responsable de l’étude. Un long chemin, comme celui qu’il reste à parcourir pour rendre la petite balle jaune un peu plus verte. 

 

Article publié dans COURTS n° 8, été 2020.

La tsar mondiale de la pub

Comment rendre hommage à Maria sans évoquer sa carrière publicitaire ? Elle qui est restée plus longtemps en haut de l’affiche en termes de gains, de partenariats et de notoriété qu’au classement de la WTA. Il faut dire que la joueuse accrocheuse et à la plastique avantageuse s’est toujours doublée d’une redoutable femme d’affaires. La liste des marques avec lesquelles elle a collaboré ou auxquelles elle a prêté son image est impressionante : Canon, Avon, Porsche, Pepsi, Palmolive, Head, Prince, Evian, American Express, Tag Heuer, Samsung, Sony, Motorola, Nike, Gatorade, Land Rover, Tropicana… jamais une joueuse n’avait attiré autant de sponsors dans l’histoire de notre sport.

Beauté, ambition, charisme, puissance, détermination, ténacité : autant de valeurs auxquelles les marques ont voulu associer leur image.

Difficile d’en brosser un panorama exhaustif. J’ai donc choisi de vous montrer les campagnes les plus emblématiques, les images publicitaires les plus fortes, les plus sexy, kitsch ou drôles qui ont jalonné sa carrière.

En 2013, en t-shirt bébé pour Evian : « Live young ». On dirait qu’elle est née pour ça.

Maria aime bien faire le clone à l’occasion. Une campagne qui fera l’objet d’une véritable saga déclinée année après année…

« 1 carrière incroyable »… et 1 portrait géant : pour l’ancienne numéro UNE au moment de sa retraite, offert par Nike.

Après avoir frappé des centaines de sacoches sur le court, c’est avec le maroquinier Cole Haan que Maria s’affiche dans les rues.

Sur herbe, en spartiates et raquette de badminton… Voilà une tenue qui n’aurait pas été admise à Wimbledon !

Une magnifique campagne chinoise tout en graphisme et calligraphie, sortie en 2006 par son sponsor Nike.

Ce célèbre film Nike montre Maria de sa chambre d’hôtel jusqu’au court central de Flushing Meadows sur l’air de I Feel Pretty.

Elle est tellement belle que tout le monde se retourne sur son passage, mais quand elle commence son match, c’est le silence :

place aux cris de rage, hurlements et pluie de coups gagnants. McEnroe est admiratif. Maria n’est pas « que » jolie. 

« Ils voulaient que tu souries davantage, que tu sois plus polie, que tu cries moins fort, que tu sois moins agressive quand tu gagnes, que tu t’enfuies quand tu as fait des erreurs. Mais au lieu de devenir celle que le monde du tennis voulait, tu es devenue la joueuse dont il avait besoin. » Hommage de Nike lors de l’annonce de sa retraite sportive.

Pour arriver au top, elle a sacrément mouillé le maillot. Ou comment rendre un simple t-shirt blanc ultra-sexy.

Toujours plus d’énergie et d’enthousiasme dans cette campagne Nike de 2010 !

Nike encore : à l’entraînement, Maria Sharapova se révèle stakhanoviste des courts.

« Tu veux mes mensurations ? Six zéro, six zéro, six zéro. » 2006, Nike Tennis.

« Gardez vos yeux sur la balle. » 2016, Nike Women.

« Ça n’est jamais fini tant que je ne dis pas que c’est fini. » Maria Sharapova n’abandonnera jamais. Jamais. 2011, Nike.

Maria Sharapova, la personnalité la plus effrayante du tennis : ses adversaires sont représentés tels des mômes qui perdent tout contrôle. 2005, Nike Australie. 

Pour Maria, trouver un nouveau sponsor a toujours été simple comme un coup de fil… 2005, Motorola.

2009, Sony Ericsson.

2014, Samsung Galaxy S5.

Dans ce spot russe pour Samsung, elle joue au mur en robe de soirée dans son appartement… avec des balles trempées dans de la peinture rose !

« Maria ne veut pas simplement tenir son jeu de service, elle veut l’attraper par la gorge et le frapper de manière totalement insensée. » Sony Ericsson WTA Tour.

Dans ce film Canon, des fans arrêtent Maria dans la rue pour prendre une photo… non pas d’elle, mais de son chien Dulce ! 

Appareil photo Canon Powershot 2005 : Maria frappe tellement fort ses balles à l’entraînement qu’elles vont se coincer dans le grillage et forment un message, « Maria was here ».

Une joueuse à poigne, pour Tag Heuer. C’est vrai que sur le terrain, elle remet souvent les pendules à l’heure.

En 2017, Head aime bien les femmes… de tête. Logique.

« Chaque fille a besoin de son prince. »

« Il n’y a pas d’adversaire plus fort ou plus rapide que vous-même. », philosophe Maria au volant de sa Porsche 911.

« Tastes like : “Quiet please, Maria” » ou comment les Australiens se moquent gentiment de ses hurlements dans cette pub pour la pâte à tartiner Vegemite.

Bons baisers de Russie… avec ses propres bonbons Sugarpova, lancés en 2012.

En 2012, Head a invité Maria a défier Novak dans des exercices de précision. Un tennis bowling, puis service sur une boîte de balles posée sur la tête de Djoko. Réalisé sans trucages ?

Dans ce spot japonais pour Diet Pepsi Twist, elle tourne sur elle-même en faisant « twister » sa jupe !

Dans ce spot Gatorade de 2007, Maria montre l’étendue de sa détermination et écœure une à une toutes ses adversaires… qui finissent par perdre leurs nerfs.

Article publié dans COURTS n° 8, été 2020.

Ave Maria

Une dernière fois

© Antoine Couvercelle

C’était en février dernier, une dizaine de jours à peine avant que la Covid-19 ne mette la planète entière en « pause ». Maria Sharapova annonçait sa retraite et avec elle s’éclipsait l’une des championnes les plus emblématiques du début de XXIe siècle. Troisième plus beau palmarès en activité au moment de ses adieux, derrière Serena et Venus Williams, au moins un rang plus haut au niveau de la célébrité : quelle trace laissera la quintuple lauréate en Grand Chelem, sportive la mieux payée du monde une décennie durant et personnalité du tennis la plus illustre positive à un contrôle antidopage ? On dresse le bilan. 

 

Le sport : une trace indéniable

Cinq trophées du Grand Chelem, des triomphes dans chacun des quatre tournois majeurs, 21 semaines passées à la première place mondiale, 36 titres dont le Masters… Maria Sharapova a quitté le tennis nantie d’un palmarès de tout premier plan. Qui a fait mieux parmi ses contemporaines ? Serena Williams, évidemment ; Venus, aussi ; et, même si elle a arrêté il y a déjà longtemps, Justine Henin. C’est tout. La carrière de Maria Sharapova repose sur deux piliers : d’abord, la précocité. Victorieuse de Wimbledon à 17 ans et 2 mois, en 2004, elle en est la troisième plus jeune lauréate, après Lottie Dod en 1887 et Martina Hingis en 1997. Le 22 août 2005, elle devient aussi la cinquième plus jeune no 1 mondiale, à 18 ans et 4 mois. Avec ses victoires à l’US Open en 2006 et à l’Open d’Australie en 2008, elle a déjà gagné trois des quatre Grands Chelems à 21 ans !

L’autre point saillant de sa carrière est sa réinvention. Les jeunes années de Maria étaient tellement fructueuses qu’on n’avait pas forcément accordé toute leur importance aux nombreux pépins physiques qui les émaillaient, à commencer par des alertes à l’épaule dès 2007. La douleur devenue intolérable, le diagnostic tombe à l’été 2008 : double déchirure des tendons de l’épaule. Elle va rater presque un an de compétition, chutant jusqu’au 126e rang mondial, avant de bâtir son retour au premier plan, là où elle pêchait auparavant : sur terre battue. 

« Je me sens sur terre comme une vache sur une patinoire », a-t-elle lâché un jour en une formule devenue mythique. Elle n’y gagne effectivement qu’un seul titre, mineur, durant sa « première carrière » (2003-2008). L’ocre va pourtant devenir la meilleure surface de la seconde, au point d’y engranger dix de ses quinze derniers titres, parmi lesquels trois Rome et trois Stuttgart (les tournois où elle aura triomphé le plus souvent), et bien sûr deux Roland-Garros, en 2012 et 2014. « Si on m’avait dit que Roland-Garros deviendrait le Grand Chelem que j’ai gagné le plus souvent, j’aurais crié au fou ! »

L’image de Maria à genoux, bras écartés sur le Central parisien en 2012, est une des plus iconiques de sa carrière : « C’est surréaliste, le moment le plus unique de ma carrière. J’ai pensé que remporter Wimbledon à 17 ans était le plus grand trésor de ma carrière. Mais aujourd’hui est en réalité encore plus spécial. Derrière, il y a de longues et nombreuses journées de frustration, d’incertitudes. On ne sait pas si on va réussir, on ne sait pas même si on a vraiment envie. Après tout ça, je me dis que ça valait vraiment la peine. »

Elle est la sixième joueuse de l’ère Open à gagner les quatre tournois du Grand Chelem, après Court, Evert, Navratilova, Graf et Serena Williams. Sans pour autant, contrairement à cette prestigieuse brochette de championnes à 18 Majeurs et plus, avoir jamais réellement dominé le circuit. La qualité sans la quantité : la place de Maria Sharapova dans l’histoire est un brin à part, quelque part entre Martina Hingis (pour le nombre de titres majeurs, mais avec Roland-Garros en plus) et Andre Agassi (pour la complétude du palmarès, mais sans la capacité à engranger significativement une fois complété son carré d’as initial).

« J’ai pensé que remporter Wimbledon à 17 ans était le plus grand trésor de ma carrière. Mais aujourd’hui est en réalité encore plus spécial »

Le jeu : un apport léger, voire discutable

C’est probablement là que le bât blesse, où son empreinte s’avère la plus légère. Maria Sharapova n’a pas révolutionné le jeu. D’aucuns diront même qu’elle fait partie de celles qui l’ont appauvri. S’engouffrant dans la voie du tennis totalement dédié à la puissance ouverte dans les années 90, Maria a incarné comme nulle autre ce jeu en mode « boum-boum », droite puis gauche, en cadence, où frapper fort tient lieu de stratégie première… et sans guère de plan B. Un style qui a fait des émules et proliféré vers la fin des années 2000 : « On a vu arriver beaucoup de joueuses de l’Est à cette époque, se souvient Patrick Mouratoglou. Et ces joueuses-là avaient toutes appris à jouer de la même manière, fort, à plat et stéréotypé. On a connu jusqu’à 60 % des joueuses du Top 100 qui pratiquaient ce tennis-là. » Ce qui avait aussi inspiré une sortie mémorable à Amélie Mauresmo en conférence de presse : « Laissez-moi deviner : je joue “…ova” au prochain tour ? Je ne l’ai jamais rencontrée, mais je suppose qu’elle est grande, possède un revers à deux mains et frappe très fort des deux côtés. » Au crédit toutefois de la meilleure d’entre elles : si ce tennis monolithique a fait école, peu de joueuses ont su le pratiquer à un tel niveau d’excellence et de régularité que Maria Sharapova. On saluera aussi sa force de travail qui trouvera sa récompense avec ses deux titres à Roland-Garros, preuves éclatantes de ses progrès dans le domaine du déplacement et de sa maîtrise nouvelle de l’amortie.

Mais difficile de trouver un aspect du jeu, ou même un coup, auquel Maria associerait son nom dans la légende. Si l’on vante la volée de Martina (première du nom), le sens du jeu de Martina (la seconde), le service de Serena, le coup droit de Steffi, le revers de Justine, et que la seule association d’un coup et d’un prénom suffit à établir la référence, la caractéristique qui vient immédiatement à l’esprit concernant Maria serait sans doute à chercher du côté de son mental, de sa force de caractère. Quelque chose qui aurait à voir avec ses cris au moment de la frappe ou de son poing serré après chaque point gagné.

Pas de grande rivalité non plus à son actif. Si, dans son autobiographie Unstoppable parue en 2017, elle essaie d’en établir une avec Serena Williams, force est de constater que les deux joueuses ne boxaient pas dans la même catégorie, ni par le palmarès (23 Grands Chelems à 5), ni par le face-à-face : passé un 2-1 initial au soir de 2004 (et pas n’importe où, finales de Wimbledon et du Masters), Sharapova encaissera ensuite 19 défaites en 19 matchs, ne grappillant pas plus que trois sets à l’Américaine ! Dominée en puissance par Serena, maîtrisée par les variations de Justine Henin (3 succès pour 7 défaites) et Amélie Mauresmo (1-3), contrée par Kim Clijsters (4-5) et Angelique Kerber (1-3), c’est finalement face aux profils de frappeuses qu’elle excelle, enregistrant des confrontations directes positives devant les Azarenka, Kvitova, Muguruza et même Venus Williams, toutes plus instables qu’elle.

© Ray Giubilo

L’aura : immense !

Si Maria Sharapova est russe, elle aura bien vécu son american dream. L’histoire est connue : vivant à 150 km de Tchernobyl, ses parents ont mis le plus de distance possible entre le réacteur nucléaire et eux lorsqu’ils ont appris qu’ils allaient devenir parents. Maria est née moins d’un an après la catastrophe. « Si vous deviez choisir un évènement qui a fait de moi une joueuse de tennis, ce serait Tchernobyl, n’hésite-t-elle pas à dire. Si nous n’avions pas déménagé à Sotchi, jamais je ne me serais mise au tennis. C’est un complexe touristique et le tennis y fait partie intégrante de la vie quotidienne, alors que ce sport restait inconnu dans le reste de la Russie. »

Station balnéaire au bord de la mer Noire, Sotchi est la ville natale d’un certain Evgueni Kafelnikov. Le conte de fées est en marche : Maria est repérée par le père du futur premier Russe vainqueur en Grand Chelem, puis remarquée par Martina Navratilova lors de détections nationales organisées à Moscou en marge du tournoi WTA. Grâce à ces rencontres, la voilà bientôt à Bradenton, à l’académie du faiseur de rois des années 90, Nick Bollettieri (Agassi, Courier, Seles), dont elle sera la dernière étoile. L’arrivée en Floride, avec 700 dollars en poche et seulement son père à ses côtés, sa mère restant bloquée en Russie faute de visa, ajoute à la touche Cendrillon de son parcours : l’identification fonctionnera à plein pour des milliers de jeunes filles – et leurs parents par procuration – issues des pays de l’Est principalement, espérant décrocher le gros lot du sport le plus généreux financièrement côté féminin. Car la petite fille fauchée débarquée à Bradenton à huit ans deviendra, sur la durée d’une décennie, la sportive la mieux payée au monde d’après le classement du magazine Forbes. 

Ses gains sur le court sont conséquents… mais font pâle figure par rapport à ses contrats de sponsoring. En plus de gagner, Maria est grande, belle, intelligente et possède ce côté inaccessible qui fascine sur papier glacé. Elle a le glamour et l’étoffe d’une star et les sponsors se l’arrachent : Nike, Head et autres marques de sport, évidemment, mais aussi Porsche, Tag Heuer, Canon, Evian, Samsung… Elle participe à des défilés de mode au sein de l’agence de mannequins d’IMG, sort des lunettes de soleil et des baskets à son nom, dessine elle-même ses tenues ou en confie l’élaboration à des grands couturiers, s’associe au joaillier Tiffany (oui, celui d’Audrey Hepburn) pour ses boucles d’oreille… Tout cela culminant, une décennie plus tard, avec la célèbre gamme de bonbons Sugarpova. Ces énormes contrats de sponsoring lui procurent entre 20 et 30 millions de revenus annuels entre 2005 et 2015 inclus.

Elle n’oublie pas non plus le caritatif, d’une fondation venant en aide aux enfants victimes des conséquences de Tchernobyl à un rôle d’ambassadrice itinérante du programme des Nations unies pour le développement. Maria maîtrise tous les rouages de sa (pas si) petite entreprise, jusqu’à la communication de ses collaborateurs : elle sera ainsi pionnière pour imposer à son staff le silence complet devant les médias – le procédé fera école. Maria contrôle tout, Maria s’intéresse à tout… mais Maria malgré tout, et ce n’est pas le moindre de ses exploits, parvient à rester « d’abord et avant tout joueuse de tennis. La mode, le design, la musique… J’adore tout ça, le fait de ne pas être seulement une joueuse de tennis. Je suis une joueuse de tennis et une femme d’affaires. Mais le tennis est ma véritable passion, je m’en aperçois chaque fois qu’une blessure m’en éloigne. » Comme Serena Williams, Maria Sharapova aura su dépasser le strict cadre du tennis. Il faudra « l’affaire du meldonium » pour qu’elle chute (un peu) de son piédestal.

« Je suis d’abord et avant tout une joueuse de tennis, mais je ne suis pas seulement une joueuse de tennis. Je suis une joueuse de tennis et une femme d’affaires. Et j’adore ça. »

L’image : contrastée, sinon trouble

Maria a toujours divisé. À bien des égards, la Russe est clivante. Si elle peut compter sur une gigantesque communauté de fans (14 millions sur Facebook, 8,5 millions sur Twitter, 4 millions sur Instagram), toute une frange de passionnés de tennis (les plus anciens souvent) voit dans son jeu l’illustration des dérives, de l’appauvrissement même, du circuit féminin. Ses cris stridents indisposent aussi, y compris les autres joueuses. À la suite de l’émergence quelques années plus tard de Victoria Azarenka, autre hurleuse de premier plan, l’ITF se sentira même obligée de légiférer en interdisant les cris dans les catégories de jeunes. Parmi la communauté des joueuses, on reproche aussi à la Russe d’être hautaine, poussant la caricature de la star inaccessible jusqu’à s’abstenir de dire bonjour dans les couloirs. « Je n’ai pas d’amie parmi les joueuses et je ne cherche pas à m’en faire, assume l’intéressée. C’est un sport si individuel… C’est dur pour moi de m’imaginer partager une amitié avec quelqu’un et le lendemain me retrouver sur le court face à elle et avoir très envie de la battre. Je ne trouve pas ça sain. » Même en Russie, sa popularité resta longtemps inférieure à celle de ses compatriotes de l’âge d’or des années 2000, Anastasia Myskina et Elena Dementieva en tête. Ses forfaits récurrents en Fed Cup (elle n’y jouera en tout et pour tout que cinq rencontres dans toute sa carrière), notamment, sont mal perçus et son patriotisme remis en cause : « Elle est plus américaine que russe, et parle d’ailleurs russe avec un accent hasardeux », lâchera ainsi Myskina. « Je mentirais si j’affirmais que je n’ai jamais noté des signes de jalousie chez les autres joueuses, riposte Maria. J’ai gagné Wimbledon à 17 ans pendant que d’autres en avaient 23 ou 24. Mais cela fait partie de ma vie depuis que je joue en juniors. » Les choses se tasseront à mesure que Maria restera la seule Russe présente au tout premier plan, mais en attendant… ambiance.

Et ce n’est rien par rapport à la « tache » dans le parcours globalement immaculé de la Russe. Le 7 mars 2016, elle convoque une conférence de presse. Suspense : énième produit marketing à vendre ? Ou annonce de sa retraite ? Personne en tout cas n’avait vu venir la déflagration du contrôle antidopage positif. Une rareté en tennis. Hors produits dits « récréatifs » (Wilander et Hingis à la cocaïne), la plus grosse prise par la patrouille était jusque-là le one-shot en Grand Chelem Petr Korda (nandrolone, 1998). Le « cas » Sharapova s’inscrit dans une lame de fond qui amène plus de 200 sportifs de toutes disciplines à être contrôlés positifs à une substance, le meldonium, passée sur la liste des produits interdits au 1er janvier 2016. « C’est un médicament extrêmement courant dans les pays de l’Est, se défend Sharapova. On le prend comme une aspirine en Russie ! » Et d’arguer de sa prise « depuis dix ans, sur prescription de mon médecin de famille, pour traiter des problèmes de santé récurrents, un déficit en magnésium, une arythmie cardiaque et des cas de diabète dans ma famille. » Si le Tribunal arbitral du sport (TAS), ramenant à quinze mois la suspension de deux ans initialement prononcée, exonère la Russe de l’intentionnalité de tricher, l’affaire du meldonium est un cas d’école des liaisons dangereuses que le sport peut entretenir avec les médicaments : intention ou pas, Maria Sharapova aura bien touché sur le court les bénéfices avérés du produit en termes d’amélioration de l’endurance et de la récupération – deux caractéristiques justement de ses années fastes sur terre battue…

Pour autant, elle s’est remarquablement relevée du scandale : fans restés fidèles envers et contre tout, sponsors vite revenus, caméos télé (Billions) et cinéma (Ocean’s Eight)… Loin de l’opprobre et de la marginalisation réservés d’habitude aux sportifs contrôlés positifs. à l’annonce de sa retraite, la plupart des joueuses ont a minima fait part de leur admiration pour la championne – plus rarement de leur affection pour la personne. Manquera-t-elle au tennis ? Ses dernières années en pointillés (entre suspension et blessures, elle n’a joué que 30 tournois entre 2016 et 2020) permettent d’en douter : la Russe était déjà devenue une intermittente du tennis. Nul doute en revanche qu’elle manquera à son écosystème. Qui d’autre qu’elle aurait pu réserver la primeur de l’annonce de sa retraite à Vogue et Vanity Fair plutôt qu’à des médias de sport ? Quelle autre joueuse disparue des radars des grands titres depuis cinq ans aurait encore pu créer à ce point l’évènement ? En réalité, peut-être Maria Sharapova avait-elle depuis un moment déjà changé de terrain de jeu. 

 

Article publié dans COURTS n° 8, été 2020.

Laurent binet

« Mac, c’est du Picasso »

Goncourt du premier roman en 2010 avec HHhH, prix Interallié en 2015 avec la Septième Fonction du langage et auteur du récent Civilizations, Laurent Binet, 47 ans, s’est approprié avec passion son identité de volleyeur. Il s’est mis en scène en champion imaginaire face aux plus grands avant d’essayer de dompter sa propre patte gauche dans les tournois amateurs en se posant mille questions. Du tennis, il aime tout. Le récit épique qu’il engendre, le plaisir bestial qu’il procure, Mecir parce qu’il a fait son service militaire en Slovaquie, le dossier des deuxièmes balles, évidemment Federer mais surtout John McEnroe. 

Courts : D’où vient cette passion ?

Laurent Binet : J’ai commencé à me passionner pour le tennis à partir de Roland-Garros 1984 (McEnroe – Lendl), même si j’avais suivi Noah vite fait en 1983. Je jouais surtout à la plage avec une balle en mousse. Et très vite je me suis intéressé à l’histoire du jeu, à remonter le temps. Et encore aujourd’hui, les périodes dont je me souviens le mieux en termes de palmarès ou de résultat, c’est en gros de 1981 à 89. Je prenais ma raquette, ma balle en mousse et je jouais sur le mur de ma chambre (il se lève et mime) toute la journée. Et quand j’ai progressé, c’était avec une vraie balle de tennis. Je ne sais plus qui était de l’autre côté du mur dans l’immeuble (sourire)… C’est comme ça que j’ai développé tout mon style de jeu, qui est complètement déséquilibré, où je suis devenu beaucoup plus fort à la volée qu’au fond de court. Je me racontais des histoires, ce n’étaient pas que des matchs, mais des carrières qui se déroulaient. J’arrivais sur le circuit, au début je perdais au premier tour contre Brian Gottfried, par exemple. Je perdais en trois sets, après je prenais un set quand même à l’US Open, je passais un tour. Je ne faisais que les tournois du Grand Chelem, mais ça prenait du temps ! Je passais une après-midi à me faire je ne sais pas combien de matchs… À la fin, je tapais Lendl, je finissais par gagner un ou deux Grands Chelems. Je ne perdais plus beaucoup. Je sautais, je plongeais, j’étais partout.

 

C : Vous êtes entré d’une certaine manière dans le monde imaginaire du tennis.

L.B. : Comme pour mes bouquins, il y avait toujours le lien entre l’imaginaire et le monde réel. Je suivais de près l’actualité. Les joueurs que j’affrontais, c’était Mel Purcell, des mecs sur le circuit, en fonction du résultat et du niveau. J’allais plus taper Edberg ou Wilander en finale, selon les surfaces. La base, quoi.

 

C : Avec un héros ?

L.B. : J’avais des modèles. J’ai adoré Connors quand il a commencé à décliner de 85 à 90, il perdait tout le temps en demi-finale. C’était mon Dieu. Nick Hornby l’explique très bien dans Fever Pitch, chez le supporter fan d’Arsenal : c’était beaucoup plus frustrant mais plus intéressant d’être fan d’Arsenal quand ils étaient en galère que quand ils se sont mis à tout gagner. Connors, c’est ça. Pendant quatre ans il n’a plus gagné un tournoi. Et je me souviens que lorsqu’il en a remporté un à nouveau, à Washington en 1988, ça avait été un kif pour moi !

 

C : Pourtant, ce n’était pas le plus sympa.

L.B. : C’est ce que tout le monde dit de l’intérieur. Noah a raconté qu’une fois, il s’était blessé lors d’un de leurs matchs, Connors était venu le relever, lui avait tapé sur l’épaule genre « ça va ? ». Toute la foule avait applaudi, mais pendant ce temps, il était allé dire à l’arbitre : « Y’a time, faudrait peut-être le disqualifier ! » Mais ça, le public ne l’entendait pas… De l’extérieur, il avait l’air trop sympa, il faisait des matchs mythiques. J’adorais. J’adorais Pat Cash aussi, parce qu’il avait un jeu de malade avec sa volée. Durant ces années 84-89, je me suis identifié aux serveurs-volleyeurs. Et McEnroe est devenu mon grand héros. Ce qui est intéressant dans notre rapport de fan, et de fan français, c’est le rapport à la défaite. Et McEnroe, pour moi, c’est Roland 84, pas les sept autres titres en Grand Chelem.

© Art Seitz

C : Dans le genre uchronie, un genre que vous appliquez dans votre dernier roman Civilizations, qu’est-ce qui aurait changé si McEnroe avait gagné en 1984 ?

L.B. : Il a dit quelque chose que j’ai eu du mal à comprendre : « Si j’avais gagné ce match en 1984, tout aurait changé dans ma vie. » Il veut dire que sa place dans l’histoire du jeu aurait été plus haute. C’était émouvant de l’entendre dire ça. Pour moi, il a tort, ça ne se joue pas à ça. Il a un titre de Grand Chelem de moins que Lendl, mais tout le monde s’en fout aujourd’hui. Mais ça le travaille. Ça dit quelque chose de la psyché de ces mecs. Pour en revenir à l’uchronie, son principe, c’est le point de bascule. Tu changes un détail, et toute l’histoire en est changé. Là, possiblement, c’est ce p… de Wimbledon 2019. En termes de différentiel en nombre de titres en Grand Chelem, c’est important ! Moi, je pense que Federer et Nadal vont finir ex-aequo à 20 ou 21. Enfin, c’est la part de moi fan de Federer qui l’espère (sourire).

 

C : On ne comprend plus. Pour vous, c’est Fed ou Mac ?

L.B. : Mon dieu absolu c’est McEnroe. Pour la gestuelle. Chez Federer, ses coups sont parfaits, tu ne peux pas optimiser, il n’y a rien à changer. Le plus gros ordinateur dans la biomécanique ne pourrait pas faire mieux que Federer. Au service, les mecs ont tous des petits tics, des parasites. Lui, non. Son geste de service est parfait parce qu’il est très simple, en fait. La beauté de la chose chez Federer, c’est le relâchement.

Mais McEnroe, son service dos au filet… Deleuze disait « un service d’Égyptien ». Mac, c’est de l’art, c’est comme un beau tableau, l’originalité que tu auras dans un très beau tableau, c’est du Picasso. Le fait qu’il volleye debout, aussi. Esthétiquement, il n’y rien qui me parle plus que McEnroe. Avec la mythologie en fond de celui qui n’a jamais fait un footing avant 30 ans… Et puis j’ai découvert le tennis avec lui, un truc d’enfance, le « McEnroe Tacchini ».

 

C : C’est toujours marrant de comparer les époques.

L.B. : Lucas Pouille disait un truc intéressant : « Je regarde les vieilles vidéos d’Edberg ou de Rafter parce qu’à la volée, on n’a pas tellement progressé. » Certains « anciens » restent les meilleurs. Regardez le deuxième service. J’en discute souvent avec mes amis joueurs, et en deuxième balle, personne n’a fait mieux que Sampras. Là-dessus, Federer est moins fort que lui. La deuxième balle, c’est un vaste dossier ! Même au plus haut niveau, il y a des mecs qui sont sûrs, d’autres non. Federer ou Nadal font rarement des doubles dans les moments importants. Djokovic, il en fait. Dimitrov ou Kyrgios sont capables d’en faire quatre de suite. Moi, je lutte depuis toujours, je n’ai jamais réussi à assurer ma deuxième balle. Au niveau des sensations, ce n’est pas comme un revers chopé ou une volée où je ne me pose aucune question. Le service, c’est justement le moment où tu te poses des questions. Tu es seul avec toi-même. La volée, l’avantage, c’est que tu n’as pas le temps de penser. C’est du réflexe.

 

C : Vous avez l’air de tout analyser.

L.B. : J’analyse à mort, probablement trop. Ce qui m’impressionne le plus, outre la qualité du jeu qui est phénoménale, c’est le mental des joueurs. Le mental de Nadal, c’est unique. Les mecs forts, qui dominent leur peur dans les moments importants, qui se supassent, il y en a plein. Mais Nadal, c’est autre chose. J’ai l’impression qu’il ne connaît pas la peur. Il est dans un autre débat.

 

C : Il peut donner l’impression d’avoir peur de ne jamais être sûr de gagner quel que soit l’adversaire en face, et qu’il se réfugie dans les cadences infernales ou les tics pour surmonter certaines craintes.

L.B. : Je n’analyse pas ça comme ça. En fait, il ne se pose pas la question. Que ce soit le 1er tour contre un Ouzbek ou en finale contre Federer, il a le même état d’esprit. Il arrive à se concentrer sur chaque point en faisant abstraction de tout le reste, du match, du set, du jeu, du tournoi, de l’adversaire. Il joue chaque point comme si sa vie en dépendait, c’est un truc de dingue ! C’est un cliché de parler de « machine » pour ces mecs. Mais Djoko, ce n’est pas une machine. Federer, ce n’est pas machine. Nadal… Lendl, on disait que c’était une machine. Mais pas du tout. Il avait des problèmes contre les petits joueurs, par orgueil. Et moi, c’est ce que je me dis quand je rencontre quelqu’un qui a deux classements de moins que moi. Je me dis : « Mais qu’est-ce que je fous à galérer contre un nul. » Lendl était là-dedans. Nadal n’a jamais été là-dedans. C’est comme aux échecs si tu joues Deep Blue (un ordinateur), il ne sera jamais déstabilisé, il n’accusera jamais le coup. Nadal, il joue son point, il gagne ou perd, hop ! il passe au suivant. Ça, c’est fort. Federer, c’est encore autre chose. Oui, sa résilience après sa dernière finale à Wimbledon pour revenir alors que tout le monde ne lui parle que de ça, c’est génial. On voit bien qu’il est passé à autre chose. Mais ça reste humain. Nadal a quelque chose d’inhumain. Il y a juste son revers slicé… On sent que le coup, il ne l’a pas compris. Il lutte, il se casse le buste à chaque fois, tu sens qu’il galère, mais ça passe quand même.

 

C : Pour nous les très humains, jouer au tennis en compétition relève souvent du calvaire à cause du manque d’assurance technique.

L.B. : Il faut faire gaffe à ça. Un jour, j’avais comme adversaire un mec marrant, un peu âgé. Je lui avais dit : « Il ne faut pas oublier de prendre du plaisir, on est tout le temps dans la frustration. » Et il m’avait répondu cette phrase géniale : « Oh tu sais moi, ça fait très longtemps que je ne prends plus de plaisir sur un court ! » Le tennis, c’est comme une drogue, tu continues à jouer, mais… 

 

C : Mais quoi ?

L.B. : Ça sert pour le corps et l’esprit. Réaliser un beau coup bien exécuté, c’est une vraie jouissance corporelle. Tu sens tout ton corps, l’équilibre. C’est ce plaisir-là que tu recherches. Cette gratification, tu l’as toujours, même un jour où tu fais un match de merde, il y a quand même deux ou trois coups où tu vas te sentir bien. Ce moment-là, c’est un truc qui inonde tout ton corps. Il y a quelque chose d’un peu sexuel. Le plaisir, tu l’as avant la frappe, pendant, et après. Tu sens que le processus s’est mis en place, tu sais que la balle va aller où tu veux. Et après l’impact, tu vois le résultat et tu te dis : « C’est moi qui ai fait ça ?! » On fait des coups de pro, c’est intéressant. Quelqu’un avait croisé un jour Agassi et lui avait dit : « Vous savez, Monsieur Agassi, une fois sur cent je fais un coup droit comme vous. » Et Agassi avait répondu : « Ouais, moi c’est cent fois sur cent ! » C’est ce qui génère aussi la frustration. Tu te dis : « Si je l’ai fait une fois, pourquoi je ne peux pas le refaire ? » Mais la sensation que tu ressens relève de la magie, tu as un moment de grâce, tout se met en place et Bam ! Ace ! Mais il y trop de micro-détails pour le rééditer. Ce qui fascine, c’est cette capacité chez les pros à reproduire cet « exceptionnel ». Il y avait une stat géniale pour Federer. À 0-40 contre lui, l’adversaire n’en est que juste au début. Il a plus de 30 % de chances de gagner le jeu… Tu mènes 0-40 contre Federer, en fait, tu as peur (rires). 

Sortie prévue au mois de septembre 2020

C : On ne vous entend pas beaucoup parler de Djokovic.

L.B. : Je l’ai déjà dit, c’est comme dans le Bon, la Brute et le Truand. En fait il n’y en a que deux qui comptent : le bon contre la brute. Le truand (Djoko), tout le monde s’en fout, en fait. Bon, s’il passe devant les deux autres au niveau des titres en Grand Chelem… Je ne ressens pas d’antipathie contre Djoko. Oui, il fait tout très bien, c’est le roi de la géométrie, mais il n’y pas de choses incroyables. Ok, il ramène la balle 120 fois, il est très élastique, il met la balle où il veut, mais il fait moins extraterrestre que les deux autres.

 

C : Avec son destin de bombardé et de héros issu d’un petit pays de sport, il campe pourtant un vrai personnage de roman.

L.B. : Ça, ce sont les à-côtés. Ce qui me plaît, c’est le jeu. Ils sont sur un ring. Les frasques de Tyson hors du ring, je m’en fous un peu. L’histoire, elle se joue sur le court. Cet espace géométrique où tu dois régler des problèmes avec toi-même, tandis que deux volontés s’affrontent. Un match de tennis est autosuffisant en termes de dramaturgie. Il s’y passe tellement de choses pour surmonter tes peurs ou tes frustrations. Dimitrov disait un jour : « Qu’est-ce que ferait Nadal s’il était sur le court à ma place ? » et j’y pense souvent sur un court pour me recadrer. Federer a dit aussi un truc génial pour nous tous : « C’est normal de rater. » Putain, Federer qui te dit ça ! À moi qui, trois jeux après un horrible jeu de service, pense toujours à ces trois doubles… Les mecs passent à autre chose, donc ce n’est pas impossible. On peut y arriver. Ce type de phrases peut m’aider. Ouais, on peut rater.

 

C : Vous ne cachez pas que Dimitrov, c’est un peu votre chouchou. C’est un caprice personnel ?

L.B. : Pour supporter un mec, tu as besoin qu’il galère. Federer, il n’a pas besoin de toi. Grigor, il a besoin de toi pour gagner. Il peut passer des mois entiers à faire 80 % de revers slicés. Mais quand ça se débloque mentalement : Bam Bam Bam ! Souvenons-nous sa demie contre Nadal à Melbourne en 2017. Les meilleurs matchs de Dimitrov ne sont pas loin de ceux de Federer. Dimitrov, c’était aussi une manière de prévoir le deuil de Federer. Mais il ne sera pas le nouveau Fed. C’était une mauvaise approche, on voulait le double de Federer. Celui qui postulait, c’était lui… Mais il n’y pas à craindre l’après Federer. Le revers à une main revient fort avec Tsitsipas, Thiem ou Shapovalov. Tout va bien se passer. Medvedev aussi, c’est alléchant. J’aime bien le voir jouer. Tout le monde a été dur avec Simon mais c’était créatif. Tout le monde a adoré Mecir, et Medvedev, comme Simon, c’est le créneau Mecir…

 

C : Vous co-écrivez avec Antoine Benneteau le Dictionnaire amoureux du tennis (Plon), dont la sortie est prévue avant Roland-Garros.

L.B. : Oui, c’est Antoine Benneteau (ancien pro, entraîneur de son frère Julien) qui a eu cette idée d’appliquer au tennis ce concept du Dictionnaire amoureux. Il avait aimé mon livre la Septième Fonction du langage et il m’a contacté pour former un binôme, en gros je n’ose pas dire la tête et les jambes (il rigole), mais disons le sportif et l’écrivain. L’éditeur s’est dit que ça devait être un bon attelage. 

 

C : Ça consiste en quoi ?

L.B. : Avec son vécu, Antoine raconte par exemple les vestiaires de Wimbledon de l’intérieur. Il parle aussi de la première fois où il rencontre Wawrinka, avec Monfils à la cantine. Ils ont vu ce gars se pointer avec son entraîneur et ils se foutaient un peu de sa gueule, avant de se rendre compte au moment de partir que le gars parlait français et qu’il avait tout compris. Au-delà des petites histoires, il s’occupe aussi des stades, il dit ce qui lui plaît à l’Open d’Australie, même si cette année, l’image est un peu brouillée (sourire).

 

C : Et vous ?

L.B. : J’essaie de trouver des angles un peu marrants. Je fais le sujet « étirements », par exemple. Dans Open d’Agassi, Andre raconte le moment où il drague Steffi Graf. Il l’invite à taper la balle, ils font leur séance et à la fin, elle fait ses étirements. Lui, il est comme un collégien intimidé, il ne sait pas quoi faire, et il se met à en faire aussi alors qu’il n’en a jamais fait de sa vie. Je pars de là pour dire que je suis halluciné ! Tout le monde me dit depuis que je suis tout petit qu’il faut s’étirer, et Agassi avait déjà gagné quatre Grands Chelems sans en avoir jamais fait… On nous ment, les étirements ne servent à rien ! Ce qui est marrant, c’est que c’est moi qui ai pris dans le livre la majorité des coups techniques, Antoine n’a fait que le service. Je fais appel à ma modeste carrière de troisième série. Je mets aussi l’accent sur une chose chez ceux qui m’inspirent. Il y a cinq lignes sur Kevin Curren aussi. Un peu de Vijay Amritraj, avec son titre de gloire, qui est d’être un des trois joueurs à avoir battu McEnroe en 1984, et le seul sur surface rapide, au 1er tour de Cincinnati. Un truc fou ! 

 

Article publié dans COURTS n° 8, été 2020.

Smash dans le neuvième art

Le tennis et la bande dessinée, c’est une réjouissante et passionnante histoire séculaire. L’occasion de buller un peu, tout en restant alerte, raquette en main, pour une immersion récréative dans ces deux disciplines qui se renvoient la balle à merveille.

Quand le tennis rencontre la bande dessinée, cela donne souvent des aventures iconotextuelles enthousiasmantes et éclectiques, reflétant les évolutions et les tendances de la société. Entre grands classiques, comics américains, comic strips et mangas japonais, l’alliance se révèle protéiforme et haute en couleur. En 2009, Tenniseum, le musée de Roland-Garros, proposait « Bulles & Balles », une exposition en partenariat avec le Centre belge de la bande dessinée, passant en revue cette approche inédite sur cent trente ans d’histoire tennistique. Si les publications sur ce sport né du jeu de paume sont peu nombreuses dans le neuvième art, certaines se révèlent de vrais joyaux, signées de surcroît par de grands bédéistes qui furent aussi des tennismen avertis.

Des planches comme surfaces de jeu

Ainsi prend vie cet art subtil couché sur papier. Des séries aux one shot, les approches s’ouvrent à tous les genres. Grande histoire et fiction se répondent pour des échanges chorégraphiques et souvent jubilatoires. L’épopée des champion(ne)s nourrit l’imaginaire des créateurs, s’amusant avec les courbes et les hachures, la caricature et la ligne claire, la couleur et le noir et blanc. Des styles hétéroclites pour des enchaînements de vignettes tout aussi disparates, qui font la part belle à la spatialité, aux mouvements et aux palettes d’effets et de coups.

Smash, ace, lob, lift, passing-shot, revers… tout y est, rien ne manque. Et si les stars de renommée mondiale, comme Suzanne Lenglen, les Mousquetaires, Yannick Noah ou Roger Federer, investissent aisément les planches, d’autres icônes s’imposent sur le Central dans des bandeaux dynamiques. Babar, Bécassine, Pif, Snoopy, Dilbert n’ont pas hésité à monter au filet et à faire preuve d’ingéniosité lors de tournois du Grand Chelem.

Au fil du temps, le tennis s’est ainsi brillamment casé, se trouvant naturellement des affinités avec la pop culture via les mangas japonais (Prince du tennis) et surtout les comics américains. Wonder Woman a frappé de la balle dans Sensation Comics n61. Idem pour Mickey et Donald dans Walt Disney’s Comics and Stories. DC a offert de la romance (Falling in Love), au même titre que Marvel (Millie the Model, Patsy Walker dont la plupart des histoires ont été écrites par Stan Lee). Quant à Archie Comics, l’éditeur a célébré le sport de raquette dans plusieurs de ses teen series (Betty and Veronica, Cheryl Blossom, Laugh, PEP).

Le septième art s’invite aussi en fond de court. Le bédéiste Jacques de Loustal, à l’origine de l’affiche de « Bulles & Balles », est un joueur passionné de tennis. Dans un entretien, issu du dossier de presse, il évoque son album Cœurs de sable qui dépeint « l’aura des années 30, Suzanne Lenglen La Divine, qui vient se mêler à l’univers du cinéma, ses stars, Greta Garbo, et à travers ce sport un peu élitiste, des décors : la terre battue, toute l’architecture des clubs, le côté jardin du tennis […] ».

Des coups de crayon inventifs pour des coups de raquette fulgurants

De grands représentants du neuvième art se sont ainsi trouvé un même terrain de jeu, mettant leur plume et leur passion en action. Parmi les géants, le Belge Raymond Reding (1920-1999) est de ces fervents adeptes, parvenus non seulement à susciter nombre de vocations sportives à travers Jari et Jimmy Torrent, mais aussi à introduire en grande pompe la bande dessinée sur le Central. Au style ligne claire s’ajoutent Rivière et Floc’h avec le Rendez-vous de Sevenoaks dont une petite partie se situe dans un club de tennis, le Royal Lawn’s, pour quelques échanges de balles. Il s’agit du premier tome des aventures fantastico-policières de Francis Albany et Olivia Sturgess, paru dans le magazine Pilote en 1977 avant d’être édité en album chez Dargaud (l’intégrale est ressortie le 5 juin 2020).

Outre-Atlantique, on cite Will Eisner (1917-2005). Le créateur de Spirit a pratiqué le tennis jusqu’à l’âge de 66 ans. Selon un numéro d’Esquire de 1977, et cette planche de l’époque qui l’accompagne, il y jouait « environ cinq heures par semaine depuis vingt-cinq ans sans s’améliorer ». Mais il gagnait en prétextant non sans humour que « les leçons ne sont pas aussi importantes que la tricherie ». 

Et bien sûr Charles Schulz (1922-2000). Son goût pour le tennis lui vient de son épouse, Jean, et de son amie et championne Billie Jean King. Il a fait d’ailleurs construire un court derrière sa propriété. Le créateur de Peanuts a ainsi créé Molly Volley dans les années 70, a mis à l’honneur ce sport dans de nombreux comic strips, où « perdre est plus drôle que gagner », et a publié Snoopy’s Tennis Book. Billie Jean King l’évoque d’un ton élégiaque dans la préface de The Complete Peanuts Vol. 12: 1973-1974 : « Si j’ai eu la chance de remporter certains des titres les plus prestigieux, le trophée de la Snoopy Cup reste l’un des souvenirs les plus chers de ma carrière. »

Ainsi, des pionniers aux nouvelles générations qui perpétuent l’histoire de la balle jaune, le neuvième art fait preuve d’esprit sportif pour des jeux, sets et matchs ludiques et savoureux. Florilège.

Jari et le champion (tome 1, 1957) BD Must Éditions

Cet album est le premier de la série à succès du dessinateur belge Raymond Reding publiée dans le Journal de Tintin en plusieurs épisodes de 1957 à 1978, avant de paraître aux éditions du Lombard puis chez Bédescope. Son style réaliste et dynamique, très ligne claire de l’école Hergé, a tôt fait de séduire grâce à son intrigue mêlant sport et suspense. Ce premier tome relate ainsi l’amitié entre Jimmy Torrent, chirurgien et triple vainqueur des Internationaux de France, et le jeune orphelin Jari. Une succession d’accidents dramatiques va nouer et renforcer leur relation, avec au cœur une même passion : le tennis. Si le récit a le charme désuet de l’époque, le dessin et l’approche sportive restent admirables. Il faudra cependant attendre 2014 pour retrouver l’ensemble des histoires, publiées par BD Must, dans une intégrale en douze albums et un dossier illustré comprenant une biographie du créateur, une étude de la saga, des documents inédits et des fac-similés d’interviews de 1963 et 1978. 

 

Yannick Noah (Il était une fois…) (1984) ‒ Éditions Hachette

Cette biographie dessinée a d’abord été publiée dans le Journal de Mickey avant de devenir un album édité par Hachette en 1984. Elle retrace les débuts de Yannick Noah, son enfance, sa rencontre avec Arthur Ashe à Yaoundé au Cameroun, ses premiers tournois et son triomphe tumultueux contre le Suédois Mats Wilander à Roland-Garros en 1983. Outre le sujet principal, on doit également tout l’attrait de cet album au dessinateur André Chéret (1937-2020), créateur légendaire de Rahan, et au scénariste Claude Gendrot, ancien rédacteur en chef de Pif Gadget et directeur éditorial des éditions Dupuis.

 

Prince du tennis (2005) ‒ Éditions Kana

Takeshi Konomi fait partie des nouvelles générations qui ont contribué à populariser le tennis dans la bande dessinée. Cette série d’une quarantaine de volumes est devenue emblématique au Japon grâce au coup de crayon de cette superstar du manga. Ce premier tome a conquis son public dès sa sortie il y a quinze ans, boostant les inscriptions sportives dans les collèges et les lycées au fil du temps. Le succès fut tel que la franchise a été déclinée en dessin animé, en jeu vidéo et en comédie musicale. Ici, rivalité et méchanceté ne semblent faire qu’un dans ce collège dont le club de tennis est très réputé. Echizen Ryôma a 12 ans et c’est déjà un génie de la raquette, avec quatre victoires consécutives au championnat junior des États-Unis. Un don hors du commun qui va donner du fil à retordre à des adversaires titulaires de 4e et de 3e et lui permettre de participer aux tournois, habituellement interdits aux élèves de 5e. Le mangaka signe un David contre des Goliath, tricheurs et perfides, dans un découpage de cases faites d’obliques et de lignes brisées, qui participe à la rythmique frénétique de la balle jaune.

Légendes du tennis (2013) Éditions Glénat / Vents d’Ouest 

Place ici à la caricature et aux grand(e)s champion(ne)s à travers une série de portraits d’hommes, de dames, de présidents de fédération et de journalistes sportifs. Sur 49 pages, de « l’âge d’or » aux « espoirs » en passant par les « grands éternels », tous ont droit à des mini-biographies, contées avec amour et humour, entre histoire et technique. Et pour chaque page, un sketch dans une planche, des portraits satiriques et des citations légendaires. Un travail d’équipe instructif et attrayant, pensé par Christian Mogore (texte), Roger Brunel (scénario), Jean-Marc Borot (caricature) et Michel Rodrigue (dessin).

 

Match (2014) ‒ Éditions Delcourt

Hilarant, audacieux et plein de trouvailles ! Cet album relève des plus belles réussites du genre. Lire un match de tennis à l’état brut, dans son intégralité, point par point, et sans dialogue, c’est ce que propose cet ovni. Sur 280 pages, en noir et blanc, Grégory Panaccione, issu du cinéma d’animation, raconte un match parfaitement burlesque mais déjà d’anthologie, sponsorisé par Ricard. Un exercice de style qui se savoure sans temps mort, avec ces deux tennismen aux antipodes : Rod Jones, joueur professionnel anglais, et le Français Marcel Coste, personnage extravagant et caractériel, dont le calvaire le fait gagner en empathie – à défaut du match – au fil des pages.

 

Tennis Kids ‒ Ramasseurs de gags (tome 1, 2014) ‒ Bamboo Éditions

Drôle, espiègle et attachant. Les créateurs signent un premier tome où perdre est plus amusant que gagner. Six jeunes joueurs et joueuses apprennent le tennis dans un club, encadrés par leur prof, et vont vite se rendre compte qu’il est plus facile de le regarder à la télé que de le pratiquer sur un court. Place aux stratagèmes pour ces petits champions de la bêtise dans des mini-sketchs contés sur chaque planche. Dans sa biographie, le scénariste Ceka dit avoir commencé très tôt à y jouer, « passant rapidement du statut de jeune espoir à cas désespéré ». Le résultat se voit : rire garanti et dessin de Patrice Le Sourd coloré et dynamique.

Max Winson ‒ La Tyrannie (tome 1, 2014) et L’Échange (tome 2, 2016) ‒ Éditions Delcourt

La série de Jérémie Moreau fait partie des belles surprises et des bijoux du genre, offrant un regard pluriel sur les valeurs du tennis : sa psychologie, sa philosophie, sa mécanique, sa spatialité et son rapport avec l’Autre (les adversaires). Max est un champion de tennis hors du commun, une machine à gagner, dans une société hypermoderne qui semble évoluer selon ce sport et ses moindres faits et gestes. Mais Max est aussi un vingtenaire introverti et mélancolique, sous le joug de son vieux père, un coach tyrannique, dont il va s’affranchir et se libérer. Ces deux albums interrogent ainsi la place de ce héros hors-norme, conditionné à la victoire, face au public et à la renommée. Mais aussi l’art du tennis et de l’échange dans sa signification originelle, la notion de gloire et d’entraînement inhumain. La grandeur imposante, physique et spatiale, de Max est à l’aune de ce questionnement nourri de paradoxes existentiels. Une fable moderne dont le graphisme puise dans le style années 1920, le Petit Prince et le découpage du manga.

 

Jeu décisif (2017) ‒ Éditions Glénat

Une rencontre émouvante sur court pour un récit initiatique très shakespearien sur l’adolescence. Rémy tombe sous le charme de Clémentine qui s’entraîne seule et durement pour devenir une championne, sous la férule intransigeante de son père. Pour se rapprocher d’elle, Rémy décide de s’inscrire au club. Hélas, les ambitions dévorantes du paternel vont contaminer leur relation et dévoiler une vérité sur les victoires remportées par Clémentine. Théo Calmejane livre une fable douce et dramatique sur la pression exercée à la fois par les parents, qui veulent vivre leur rêve par procuration, et les institutions. Un album servi par un dessin enfantin, coloré et épuré.

 

Une histoire du tennis (2018) Éditions du Signe

Grande histoire et anecdotes se côtoient dans cette intéressante introduction à l’art du tennis pour les néophytes. Avec en ouverture Roger Federer, redevenu à 36 ans no 1 mondial après avoir remporté son vingtième titre du Grand Chelem en 2018, l’album retrace sur plus d’un siècle l’histoire du lawn tennis hérité du jeu de paume. Une approche ludique et un style graphique réaliste, conçus par Charly Damm (texte) et François Abel (dessin). Des planches riches d’informations entre les dates clés, les grands tournois, les pelouses anglaises, l’évolution des tenues sportives, les premières publicités promotionnelles et les trophées remportés par les figures mythiques. Le tout rythmé par une frise chronologique sur les grandes dates de l’histoire mondiale.

Rodger  L’enfance de l’art (2018) Éditions Hermine / Éditions Slatkine

Le dessinateur Herrmann (la Tribune de Genève), fan inconditionnel de Roger Federer, utilise ici sa plume et unit ses forces avec le dessinateur Vincent (le Courrier) afin de croquer pour la première fois ce prodige du tennis. Tous deux retracent l’enfance totalement fantasmée de ce mythe bâlois, réinventant les traits de caractère d’un surdoué hyperactif jusqu’à son sacre mondial à Wimbledon chez les juniors. Drôle et absurde, le récit raconte comment il est devenu « le plus grand champion du monde ». Ou plus exactement, comment ses parents sont parvenus par stratagème à lui faire devenir ce qu’il souhaitait « sans jamais l’avoir poussé ». Au cœur de cette métamorphose rocambolesque, Jésus, un maître bouddhiste zurichois, un préparateur physique sadique, Martina Hingis ou encore Nelson Mandela prédisant la naissance du futur champion. Pas question ici d’apprendre quoi que ce soit sur Federer, les auteurs signent une biographie cocasse et improbable, qu’on soupçonne d’ailleurs d’avoir été conçue sous acide, oscillant « entre l’hommage et l’envie de ramener l’icône à des dimensions plus terrestres ». 

 

Article publié dans COURTS n° 8, été 2020.

Baliboa

Pour l’amour du jeu

© Mickael van Houten

Des raquettes. Une balle. Et l’essence du jeu. Avec Baliboa, Hervé Paraponaris fait resurgir le plaisir de l’échange et de la sensation, loin de la géométrie forcée du court de tennis, loin des règles et de l’adversité. Les joueurs sont prêts ? Qu’importe, il n’y a pas d’arbitre, alors… jouez !

« J’étais sur une plage avec mon grand fils et ses deux jeunes frères et sœurs. Il n’y avait personne, pas de vent. Juste ces myriades de posidonies éparpillées autour de nous, ces balles de feuilles mortes que le ressac des vagues a échoué en boules sur le sable. On en a pris une, des morceaux de contreplaqué qui traînaient à portée… Et on a commencé à jouer de volée. » Un but ? Non, pas vraiment, pas au début. La douce oisiveté du promeneur qui flâne entre les ormeaux et les châteaux de sable se passe d’une finalité. C’est le plaisir de l’instant, du sable sous les pieds et du soleil dessus. Puis, la lourdeur du contreplaqué et le tac-tac étouffé de la pelote de mer qui vole de l’un à l’autre… Et peu à peu, l’effort, quelques gouttes de sueur. « On s’amusait, c’est tout. Jusqu’au moment où l’on s’est rendu compte qu’on s’évertuait à prolonger l’échange plutôt qu’à le gagner. »

La genèse d’une histoire est souvent une légende. Et Hervé Paraponaris raconte bien les histoires. Pourtant, on ne voit pas comment Baliboa aurait pu naître ailleurs que sur une plage, dans le plaisir tout simple du jeu partagé. Ce jeu, vous le connaissez, vous l’avez pratiqué… C’était peut-être avec un ami, deux bouts de bois flotté et un caillou anguleux filant de guingois, à droite, à gauche, sur une serviette voisine au fessier rebondi. Ou avec ces grossières raquettes de plage emmanchées d’un infâme plastique fluo qui éclataient aussi sec au moindre revers à une main un peu trop virulent.

© Hervé Paraponaris

Baliboa… un nom de balle et de bois 

Parce qu’il est amoureux de ce jeu, mais tout autant de l’objet – des objets ! –, Hervé Paraponaris, sculpteur, artiste contemporain et plasticien depuis plus de trente ans, a créé Baliboa. Baliboa, c’est une raquette, un jeu, un concept… Mais c’est d’abord un nom. « Un nom qui n’existe pas, explique-t-il, un nom qui conjugue la balle et le bois : le jeu en question marie les deux, ce n’est pas plus compliqué que ça. Baliboa, c’est en outre un nom de rebond, aux lettres très rondes, avec un i au milieu qui joue le rôle de déclencheur. Ça rebondit ! » Et c’est heureux car, dans ce jeu de raquettes qu’on pratique souvent sur la plage, les deux pieds dans le sable, mais qu’on peut aussi bien apprécier dans un jardin ou sur le bitume que vient chauffer l’été, c’est l’échange qui prime. « C’est ce qui m’intéresse depuis quelques années : tout ce qui a trait à l’objet en tant que sujet d’échange », confirme Hervé. Quoi de mieux que la raquette qui, d’une simple planche, devient passeuse de temps et d’espace lorsqu’elle frappe une balle ?

Comment ? Pourquoi ? De quelle façon ? Créer l’objet, c’est tenter de répondre à ces questions qui, si elles ne trimballent pas le parement solennel des réflexions ontologiques dont débattraient des têtes graves en colloque, offrent autant de finesse que de complexité. Les réponses se révèlent dans l’ouvrage de l’artisan. Dans l’œuvre de l’artiste. Dans son atelier, entre les outils, la sciure et les effluves de bois et de térébenthine. « En tant que sculpteur, j’ai une passion : la recherche des matériaux d’une part, et leur application, leur transformation, voire leur détournement de fonction d’autre part. » Oui, Hervé Paraponaris le répète, Baliboa est une aventure du matériau. La matière, sa densité, ses propriétés mécaniques et physiques… en pensant la raquette comme objet à l’usage défini, mais aussi comme prolongement du corps. « J’ai mené des recherches tant sur du contreplaqué traditionnel que sur l’ajout de matières agglomérées, de la mousse, du balsa… Je me suis aperçu que le balsa avait une résistance faible, mais beaucoup de légèreté et une belle qualité de rebond. C’est en poussant un peu plus loin que j’en suis venu au liège. En approfondissant mes recherches et mes tests, j’ai mis au point un composite. L’âme de la raquette est un contreplaqué sandwich : au liège se greffe une carapace de deux feuilles en contre-fil de hêtre déroulé. Le manche, quant à lui, est en liège. »

« L’homme ne joue que là où, dans la pleine acception de ce mot, il est homme ; et il n’est tout à fait homme que là où il joue. »

Dans la raquette, du liège pour mieux hêtre

Il faudrait avoir manié la gouge et le maillet ou être familier de ce travail du bois pour appréhender pleinement ce qui s’est passé en atelier. Mais le choix du liège, ainsi que celui du hêtre, n’est pas dû au hasard. « Questionner l’usage de l’objet – ici, de la raquette –, c’était aussi se demander comment fabriquer un outil performant en respectant certains principes. » Un exemple ? « J’ai moi-même joué avec beaucoup de raquettes et j’ai souffert, comme bien des joueurs, de tendinites et de tennis elbows. Ma raquette est un objet pour le loisir ; il était hors de question qu’elle soit traumatisante. » Le liège pèse cinq fois moins que le contreplaqué traditionnel que l’on trouve dans les raquettes de plage, une légèreté due à l’air emprisonné dans ses microcellules qui correspond à la majeure partie de son volume et de son poids. « Le contrefil de hêtre permet de durcir le liège ; l’ensemble est collé, pressé, calibré. On arrive à un poids final proche de celui d’une raquette de tennis adulte, un poids connu de la main du joueur. À la différence qu’une raquette Baliboa n’a pas de tamis, mais un plateau plein ! »

La polysémie de l’objet s’exprime sous bien des facettes. Il y a la relation entre l’objet et celui qui l’utilise. Mais aussi celle entre l’objet et son environnement, la trace qu’il laisse à sa fabrication, à son érosion. « Je me suis appliqué à utiliser le moins de matériaux possibles pour en exploiter toutes les caractéristiques, ce qui explique le choix du hêtre déroulé. Le bois est utilisé non pas brut mais en feuilles déroulées de l’écorce à sa naissance, ce qui limite les pertes. Quitte à couper un arbre, autant l’utiliser de la façon la plus économique et responsable possible. » La technique, ses us et son lexique dévoilent une logique qu’Hervé a appliquée au liège : « Il s’agit de liège de bouchon recyclé à 60 %, pour 40 % de liège forestier. J’en tire un aggloméré très léger et très performant, autorisant un travail de moulage et de placage. » Le tout fabriqué en France de A à Z, en mettant à contribution deux entreprises historiques, labellisées Entreprises du Patrimoine Vivant, l’une pour le liège, l’autre pour le placage.

« D’une manière générale, je souhaitais utiliser des matières naturelles, conclut-il. Une raquette, c’est un objet d’extérieur, de plein air, qui peut se retrouver et s’éparpiller dans un milieu naturel. Je voulais évidemment éviter que mes raquettes essaiment des bouts de plastique avec les chocs et l’usure. » Il fallait qu’elles soient en cohérence avec leur environnement. Alors, oui, derrière la beauté toute naturelle de ces raquettes Baliboa, il y a un petit quelque chose de ces pièces de bois flotté caressées par les vagues, saisies par des joueurs improvisant un échange au hasard de leur promenade…

© Renaud Marco

La règle qui n’en est pas une

«In fine, une fois qu’on a l’objet, se met en place une non-règle du jeu. » La formule d’Hervé est savoureuse, mais raconte bien tout ce que peut être Baliboa : un nom, des raquettes et un jeu partout, n’importe comment, avec n’importe qui. « Ce jeu ouvre une porte d’entrée qui me paraissait folle : il n’y a pas de terrain. C’est l’homme de Vitruve ! Le terrain est fait par la capacité de l’autre à ramener la balle. Et par ma capacité à moi, estimée et actée : je sais que je vais pouvoir aller chercher des balles. Toutes les balles que je vais ramener vont augmenter mon terrain, qui devient alors le terrain de mon dépassement. Je vais chercher cette balle et je vais même me surprendre à encourager l’autre quand il va chercher celle que je lui renvoie et que je perçois hors de possibilité ou que le terrain lui-même, mouillé, collant, rend difficile. »

L’essence du jeu ? Peut-être. Colas Duflo est l’un des rares philosophes à s’être penché sur la notion de jeu, dans une acception incluant les pratiques modernes. Si, pour lui, « espace et temps du jeu sont particuliers en ce qu’ils sont clos, délimités et formés par la règle », il expliquait aussi, en 1998, dans la revue Autres Temps, qu’il s’agit « d’un espace relationnel et d’un temps séquentiel. Ce qui permet d’analyser le rapport complexe que le jeu entretient avec la vie courante et pourquoi le jeu fait, dans une certaine mesure, “monde à part”. Cela ne veut pas dire que le jeu est coupé du monde, mais qu’il crée, avec la matière même de ce monde, un monde autonome. » L’échange de deux joueurs, qui succède à un échange et en précède un autre, le tout sur un terrain supposé, imaginé, en mouvement constant. Un monde à part, oui, sans adversité, où le plaisir ressenti dépend de celui de l’autre et où les différences, sociales notamment, sont abolies : la griffe de votre slip de bain rutilant ou de votre bikini sophistiqué ne vous sera d’aucune aide avec Baliboa… et vous aurez invariablement les pieds grattouillés par le sable pour peu que vous jouiez sur la plage.

© Géraldine Viellepeau

Dans un monde à part

La réflexion de Colas Duflo s’est nourrie des écrits d’un historien, Johan Huizinga, qui avait publié en 1938 un essai sur la fonction sociale du jeu, Homo ludens. Jugez plutôt : « Le jeu est une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un sentiment de tension et de joie, et d’une conscience d’être autrement” que “la vie courante”. »

Si Hervé Paraponaris parle de « non-règle du jeu », c’est que l’unique règle qui régit Baliboa est celle, tacite, de l’échange et de la relation. Vous souhaitez jouer à treize mètres ? Pas de problème, les matériaux « donnent leur pleine expression lorsqu’on joue de dix à quinze mètres ». Mais si votre partenaire préfère une plus grande proximité… Pourquoi pas ? « L’usage fait que l’on est plus performant lorsqu’on joue sur le sable avec une balle similaire à celle d’une balle de squash débutant, afin de pouvoir s’autoriser un rebond. » Le rebond… Là encore, et pourquoi pas ? C’est sans aucun doute cette liberté dont se prévaut Baliboa qui le différencie de ses homologues historiques, le frescobol au Brésil et le matkot en Israël. Le frescobol, ses larges raquettes de bois, sa balle en caoutchouc et son terrain mythique, la petite princesse des mers, cette plage de Copacabana alanguie hors de portée des yeux granitiques et envieux du Pain de Sucre… Ne pas faire tomber la balle y est impératif et l’on démarre très proches, avant de reculer. Quant au matkot, parfois considéré comme le sport national en Israël… On ne plaisante pas avec cette institution des étendues sablonneuses de Tel-Aviv. À Geula Beach, les raquettes en carbone aux prix à trois chiffres font résonner leur tac-tac incessant. Ici non plus, la balle ne doit surtout pas tomber et il s’agit de frapper fort, très fort, droit sur l’adversaire qui est alors, implicitement, le défenseur. Les Israéliens en témoignent : c’est un sport de relation, où l’on ne devient bon qu’à deux… mais où les forces se confrontent pour le plaisir.

© Mickael van Houten

De jeu et d’Homme

« En Israël, c’est vrai, ça fait un boucan de dingue, s’amuse Hervé Paraponaris. L’avantage du liège, c’est l’absorption du bruit. Avec, en plus, cette balle molle, la raquette fait un tac qui est jouissif, jouissif comme la rondeur crémeuse d’une religieuse dans laquelle on vient mordre. On vient mordre la balle en profitant des qualités du hêtre qui amène une élasticité de dingue, un temps de rupture très prolongé et beaucoup de souplesse. » Au bonheur du jeu se marie le bien-être de la sensation : celle d’avoir une raquette bien pleine, équilibrée, pas trop lourde, offrant la satisfaction de la tenir en main. De sentir toute l’élégance du bois et la confortable mollesse du liège. « Mais on est également surpris la première fois qu’on tape une balle : le coup de poignet n’est pas du tout en rapport avec la force qu’on met. Il y a une souplesse merveilleusement savoureuse avec un rendement, une élasticité, qui évoque les javelots de l’olympisme grec. »

Enfin, le jeu de volée… Un jeu où l’on réduit le temps et le mouvement : qu’on la pose, qu’on la claque, qu’on la dépose ou qu’on la pousse dans la raquette en face, elle perpétue l’échange. « La volée, c’est un coup délicieux, poursuit Hervé, un coup qui fait du corps un corps libre, non genré, très moderne », un coup qui n’imprime pas les différences physiques, qui pousse à la visualisation, puis l’anticipation jusqu’au réflexe. « On est moins technologique que le tennis, mais on arrive à avoir des volées particulières, des coups spécifiques à cette activité, comme tous les ersatz de ce sport. »

Le tennis… « Il a bercé ma jeunesse. Mais, car il y a un mais aux origines de Baliboa, quand j’avais douze ans, j’avais peur de jouer en match. […] J’affrontais un moment totalement hors de moi, je ne comprenais pas ce que je faisais là. Je prenais énormément de plaisir à jouer, à échanger des balles, à taper… sauf en match, qui m’opposait une situation insupportable. »

Il fallait donc remettre du plaisir dans le jeu. Cela passait par une raquette : avec Baliboa, c’est la raquette qui fait le jeu et le jeu qui fait l’homme. 

 

Article publié dans COURTS n° 8, été 2020.

Mathieu Forget

La vie en l’air

On connaît le père, un peu moins le fils. Lui aussi a joué au tennis, mais il a finalement choisi la voie des artistes. Danseur, acteur, acrobate et chorégraphe, Mathieu Forget prend plaisir à créer en entremêlant les disciplines. Son dernier projet : sauter en l’air et se faire photographier dans des positions aussi périlleuses qu’esthétiques. Rencontre avec un homme qui vole et dépasse les frontières. 

© Mathieu Forget x Asteryx

Courts : Comment le terrien joueur de tennis découvre-t-il un playground aussi aérien que le tien ?

Mathieu Forget : Depuis que je suis tout petit, j’aime faire le show. J’avais une obsession, les 2Be3, qui étaient chanteurs, danseurs et acrobates. J’ai fait du sport, de la gymnastique, de l’art, du dessin, de la musique. Vers mes 15-16 ans, je suis tombé amoureux de la danse hip-hop. Dans mes premières boums, les danseurs hip-hop étaient les mecs branchés de l’école et je voulais être un peu comme eux. J’ai attrapé le virus de la danse et je me suis mis à fond dans la danse de rue et le hip- hop. En regardant toutes ces vidéos, je suis devenu fan de Michael Jackson et de Usher. J’avais envie d’être dans leurs clips. Alors, quand j’ai fini l’école, j’ai dit à mes parents que je souhaitais partir aux États-Unis pour y faire mes études, que j’avais envie d’être danseur et de vivre mes rêves. Ils m’ont dit que si je jouais bien au tennis, ils me laisseraient partir aux États-Unis. C’était une manière de me challenger pour que je travaille dur pour obtenir quelque chose. Et j’ai réussi. En une année, j’ai énormément progressé, j’ai gagné les championnats de France de troisième série et j’ai eu une bourse pour partir aux USA, à l’université de Californie à Santa Barbara pendant quatre ans. Là-bas, j’ai commencé no 7 dans l’équipe, puis j’ai fini no 1. J’ai aussi été Top 50 universitaire. À côté, j’en ai profité pour prendre énormément de cours de danse, de chant, de piano. J’ai utilisé le système américain qui te permet d’apprendre beaucoup de choses et j’ai terminé avec un bachelor en théâtre et en danse, avec une spécialité dans le design de costume. Ensuite, je suis parti à Los Angeles pour vivre le rêve américain. Danse, travail à la caméra, auditions… une superbe expérience. Après, je suis rentré en France, puis parti à New York. 

 

C : Comme ton parcours l’indique, tu es un artiste multidisciplinaire. Quels sont les mots qui te définissent le mieux ?

M.F. : Je dirais que je suis un créatif, un artiste. Aujourd’hui, je dis que je suis « creator, producer, performer », mais au fond je suis avant tout un artiste, passionné et curieux de tous les arts, même du sport et d’autres milieux dans lesquels on peut trouver quelque chose d’artistique. C’est très dur pour tout artiste de se définir, car les artistes sont souvent curieux et ont envie de toucher à tout. 

© Mathieu Forget x Jon Reyes x Erick Hercules

C : Parmi tous les projets que tu as entrepris, j’aimerais évoquer avec toi les photos dans lesquelles tu te mets en scène en sautant en l’air dans plusieurs positions – artistiques, esthétiques, horizontales. La notion de mouvement y est primordiale. Quel est le sens de cette approche ? 

M.F. : J’ai toujours aimé la photo, la vidéo et les arts visuels en général. Quand les réseaux sociaux ont commencé, j’ai décidé d’utiliser Instagram, largement basé sur la photo, pour me faire découvrir. Mon talent, c’est la danse, j’ai essayé pas mal de choses mais rien n’a vraiment pris. Quand je suis arrivé à New York, je ne connaissais pas grand monde, alors j’ai utilisé cette application pour me connecter avec différents créatifs. Je suivais déjà beaucoup les photographes de rues, New York étant un playground incroyable pour la photographie. Je me suis dit que ce serait cool de faire des photos avec ces gens-là. J’ai commencé à les contacter en expliquant que j’étais danseur et que j’adorerais faire une petite collaboration. J’avais un peu peur à l’époque parce que je n’avais que 2 000 followers sur Instagram et ceux que je visais en avaient au moins 10 000. J’en ai contacté cinq et il y en a quatre qui m’ont répondu tout de suite : « OK ! Cool ! T’es dispo demain ? » Je me suis mis à me connecter avec de plus en plus de monde et à créer des photos très intéressantes. Comme j’avais la chance de beaucoup voyager grâce à mon travail de l’époque, je contactais des photographes dans toutes les villes où j’allais pour entreprendre d’autres collaborations. Au fur et à mesure, l’idée est venue de sauter dans les airs. Un photographe m’a capturé à ce moment-là. J’ai posté la photo et d’un coup, mes interactions ont doublé ou triplé. J’ai compris qu’il y avait quelque chose d’intéressant à faire. Là où ça a vraiment pris, c’est lorsque j’ai rencontré un photographe à Chicago qui s’appelle Zach Lipson. La photo est un peu spéciale parce que je saute et je fais un peu comme Superman avec mon poing. Il a mis tout le focus sur le poing et tout mon corps était un peu flou, en arrière-plan. Cette photo est devenue virale, elle a été repostée je ne sais pas combien de fois dans le monde entier. Du coup, beaucoup de personnes m’ont contacté pour faire des photos de ce genre avec moi. Ensuite, Zach m’a mis en relation avec un autre photographe basé à New York, Erick Hercules, qui fait de la photo de mode et des portraits, mais tout en lévitation. On s’est très bien entendu et c’est comme ça qu’est venue cette idée de créer ma marque à partir de la photographie en l’air, chercher à mettre mon corps dans certaines positions dans des lieux un peu improbables pour créer ces pièces d’arts visuels. 

 

C : Aujourd’hui, tu es reconnu comme « l’homme qui vole » et tu fais partie d’un groupe nommé Welevitate. Qu’est-ce qui regroupe les membres de cette communauté ?

M.F. : C’est Erick qui a fondé cette communauté. Elle rassemble toutes les photos des personnes qui volent dans le monde entier, mais qui ne sont pas retouchées numériquement. C’est très important, car aujourd’hui, beaucoup d’applications comme Photoshop, InDesign ou Lightroom te permettent de transformer un cochon en une personne. Welevitate, c’est uniquement du réel. Ce sont des gens qui sautent, souvent des danseurs ou des artistes, mais pas forcément. Je me suis joint à lui pour devenir un des représentants de ce mouvement que je trouve incroyable. Il y a presque 30 000 personnes qui nous suivent. C’est cool car je me suis rendu compte que d’autres gens que moi s’intéressaient à ce style de photographies. Aujourd’hui, dans l’équipe Welevitate, on est sept ou huit et on essaie de changer un peu le monde de la photographie. Et je trouve qu’on voit de plus de plus de marques, dans leurs campagnes de publicité, qui utilisent ce côté aérien et magique dans leurs photos. 

© Mathieu Forget x Asteryx

C : Nous allons commencer à parler tennis, mais sans forcément quitter le domaine artistique, puisque certaines de tes œuvres font référence au monde de la petite balle jaune. Comment est apparue l’idée de mêler le tennis et ton expression artistique ? 

M.F. : D’abord, c’est grâce au tennis que j’ai pu partir aux États-Unis pour étudier la danse, le théâtre et le design. Si je n’avais pas eu le tennis, je ne serais pas là où je suis aujourd’hui. Ensuite, même lorsque j’étais joueur de tennis, la danse m’a beaucoup apporté, une certaine souplesse ou encore le contrôle du corps. Pour résumer, le tennis correspondait à mon côté droit et la danse à mon côté gauche. Et pour ce qui est de mes jambes, c’est grâce au tennis que je peux sauter comme je le fais aujourd’hui. Les deux disciplines ont donc été très complémentaires. Les deux m’ont aussi appris des choses différentes : la danse se pratique surtout en équipe, le tennis est plus singulier. 

 

C : Quels sont tes premiers souvenirs de tennis ? 

M.F. : J’ai du mal à me rappeler de mes premiers souvenirs, mais j’ai des photos et j’étais tout petit, je devais avoir 4 ou 5 ans. J’ai commencé très tôt, puis j’ai arrêté à l’âge de 10 ans, je ne peux pas dire pourquoi. J’ai voyagé avec mes parents jusqu’à l’âge de 6 ans et lorsque les gens me demandaient où je vivais, je répondais que je vivais dans l’avion. Je baignais dans le tennis, j’étais dans les garderies des tournois. Mon père m’a raconté qu’une fois, alors qu’il jouait un match hyper important, j’ai réussi à m’échapper de la garderie et à entrer sur le court. Évidemment, il est totalement sorti de son match et il a perdu. J’ai repris le tennis vers 12 ou 13 ans. Je m’entraînais trois ou quatre fois par semaine et je disputais des tournois l’été à Biarritz. Je suis monté 15/1 à mes 17-18 ans. Mais quand j’ai eu l’opportunité de partir aux États-Unis, j’ai commencé à m’entraîner trois ou quatre heures par jour. C’est cette année-là que j’ai gagné l’Espérance à Roland-Garros. Ensuite, je suis parti aux États-Unis. À mon meilleur niveau, j’ai été classé -4/6, mais j’ai gagné jusqu’à -30 et j’ai même battu des joueurs qui étaient « promo ». J’avais un très bon niveau et j’ai même hésité à tenter l’aventure professionnelle. Mais pour cela, je devais lâcher un visa d’étudiant supplémentaire d’un an aux USA. C’était un choix difficile parce que je continuais à progresser et je me demandais si j’avais une chance d’aller sur le circuit. À cette époque, j’étais sparring-partner de Gaël Monfils et Jo-Wilfried Tsonga, donc je jouais avec les meilleurs du monde. Finalement, je me suis écouté et mon cœur était vraiment passionné par l’art et la danse, donc j’ai préféré partir dans cette direction. 

© Mathieu Forget x Erick Hercules

C : Le tennis comme l’art se pratiquent sur un terrain de jeu. Existe-t-il des similitudes entre ces deux mondes ? 

M.F. : Bien sûr ! Premièrement, je pense que tout artiste a besoin d’une certaine rigueur de travail. Ce que j’essaie de conserver du tennis, c’est cette rigueur. Quand je jouais, il fallait s’entraîner tous les jours, s’étirer, avoir une bonne alimentation et bien dormir. Aujourd’hui, des artistes se disent qu’ils peuvent se coucher à cinq heures du matin, ne pas travailler et se laisser aller, juste parce qu’ils sont artistes. J’étais moi-même un peu comme ça mais aujourd’hui je réalise qu’être artiste, c’est un job comme un autre, cette rigueur est nécessaire. Ensuite, les deux univers demandent beaucoup de créativité. Dans le tennis de haut niveau, les coups ne suffisent plus, tout le monde sait les faire. Alors il faut réfléchir à la bonne tactique, savoir comment s’adapter face à l’adversaire, trouver la stratégie pour gagner les matchs. C’était la même chose pour moi quand je passais des auditions. Quand tu passes une audition pour danser pour Jennifer Lopez ou Justin Bieber, il faut s’adapter. Connaître les chorégraphes, leur style de danse, savoir comment s’habiller. Même chose dans la photographie ou sur les réseaux sociaux. Il faut réfléchir à une stratégie en fonction de la marque avec laquelle tu veux bosser. 

 

C : Un autre point commun, peut-être : l’échange ou le partage. Peut-on considérer que les joueurs de tennis, comme les artistes, sont des passeurs d’émotions ? 

M.F. : Tout à fait. Surtout sur scène. Personnellement, c’est lorsque je suis avec du public, en train de danser ou de faire un show, que je me sens le mieux sur Terre. On reçoit une énergie incroyable de la part du public. Aujourd’hui, même via les réseaux sociaux, il existe aussi une audience qui échange avec toi. Dès que tu postes quelque chose, tu peux tout de suite savoir si ton projet plaît. 

 

C : L’esthétique et le chorégraphique semblent aussi réunir le tennis et la danse. Y a-t-il des joueurs ou des joueuses qui t’évoquent cet aspect ? 

M.F. : Bien sûr. J’ai une théorie, qui vient de mon grand-père, sur la définition d’un artiste. Un artiste, c’est une personne qui parvient à élever sa profession ou son art au stade le plus haut possible. Pour moi, Roger Federer, Rafael Nadal, Novak Djokovic, Andy Murray et tous les meilleurs du monde sont des artistes du tennis. Gaël Monfils aussi. Ils ont tous une manière de jouer qui est unique et ils le font avec élégance et facilité, ce qui demande non seulement du travail mais aussi du talent et une créativité d’artiste incroyable. Du point de vue du show, je suis un grand fan de Gaël, qui est d’ailleurs un bon ami. Comme moi, il adore sauter, faire des mouvements extraordinaires et des passing shots dans tous les sens. Bien sûr, on ne peut pas nier le talent et la légèreté de Roger Federer quand il joue. Cela m’inspire énormément dans mon travail. Le plus dur est de réussir à faire des sauts périlleux tout en donnant cette idée de facilité. Réussir à capturer ce moment quand je suis à l’horizontale ou à la verticale et donner l’impression que c’est hyper facile, comme si je buvais un café le matin. 

© Mathieu Forget x Asteryx

C : Sur ton site internet, tu cites plusieurs sources d’inspiration, notamment des artistes mais aussi deux joueurs de tennis, Rafael Nadal et Guy Forget. En quoi, selon toi, sont-ils des exemples à suivre ? 

M.F. : D’abord, mon père. Il a été un super joueur de tennis, mais il a été aussi un papa tellement gentil et tellement humble. Il voyageait beaucoup mais quand il était là, il passait beaucoup de temps avec nous. Il m’a aidé à faire ce que je voulais faire, il m’a permis de partir aux États-Unis, il m’a aidé financièrement. Non seulement c’est un très grand champion – et cela demande beaucoup de travail – mais il a gardé cette simplicité que j’espère aussi conserver si un jour je réussis dans mon milieu. Ensuite, Rafael Nadal. Lui aussi a une humilité incroyable. C’est un mec super gentil. J’ai eu la chance de le rencontrer une ou deux fois. Il est toujours très sympa, toujours très cool avec tout le monde. Sur le terrain, beaucoup de gens disent qu’il est méchant et qu’il a la hargne, mais moi je trouve incroyable sa capacité à se transformer en une machine, à ne jamais se déconcentrer et à être à 100 %. Il a travaillé d’arrache-pied pour réaliser ses rêves tout en gardant cette modestie. Le combo des deux, c’est le but ultime. 

 

C : On fait un petit pas de côté pour parler ping-pong. Tu as travaillé plusieurs années pour SPIN, une entreprise qui développe la pratique du tennis de table aux États-Unis de façon fun et innovante. Quel était l’objectif de ce concept et qu’est-ce que cela t’a apporté de fréquenter cet univers ? 

M.F. : L’histoire est drôle car le nouveau propriétaire de SPIN m’a rencontré autour d’une table de ping-pong à Biarritz. Je jouais au tennis de table avec mon père et mes amis, je faisais des saltos, bref je faisais un peu le singe. Il a adoré mon énergie et m’a expliqué le but du concept : créer des espaces conviviaux où les gens peuvent jouer au ping-pong et boire une bière en même temps. L’idée était aussi de changer l’image du ping-pong qui est un sport vu comme principalement asiatique, geek et pas très branché. J’y ai travaillé six ans en tant que directeur artistique. J’avais pour mission d’essayer de modifier l’image de ce sport, en rendant le tennis de table plus cool et en le mélangeant avec d’autres disciplines. J’ai organisé des événements et des soirées où j’ai mixé le ping-pong avec du breakdance et avec du tennis. Des mannequins sont venues jouer en talon. On a également travaillé avec des associations caritatives. On a eu des tonnes de célébrités, comme Florida Georgia Line, Justin Bieber ou encore Usher. Comme je connaissais le monde du hip-hop et le street art, je me suis aussi occupé de la décoration d’intérieur. C’était un terrain de jeu incroyable. 

© Mathieu Forget x Asteryx

C : Depuis ton enfance, tes passions te permettent de voyager beaucoup et de faire de nombreuses rencontres. Est-ce une richesse supplémentaire ?

M.F. : Humainement, voyager est quelque chose d’incroyable. On apprend tellement sur les différentes cultures, sur les gens, sur les manières de vivre, sur les idées. Ça ouvre énormément l’esprit et, artistiquement, ça donne de l’inspiration. Grâce à SPIN, au tennis et à l’université, j’ai eu la chance de beaucoup voyager aux États-Unis, en Europe ainsi qu’en Afrique du Sud et au Mexique. C’est quelque chose que je souhaite à tout le monde, notamment aux jeunes artistes. C’est d’ailleurs l’une des prochaines étapes de mon travail, j’ai envie de partir en Amérique latine ou en Asie. J’ai envie d’apprendre de toutes ces cultures. Aujourd’hui, je suis qui je suis parce que j’ai grandi en Europe mais j’ai appris de la culture américaine, ce qui me permet de fusionner les deux pour créer ce que je fais. Si demain j’ai aussi une inspiration asiatique, je pourrais l’ajouter à mon travail d’artiste, dans ma manière de danser, de m’habiller ou de communiquer avec les gens. Le travail de tout artiste est de comprendre le monde pour raconter son histoire le plus authentiquement possible. 

 

C : Une dernière question. Si je te dis « la vie est une œuvre d’art », qu’est-ce que cela t’évoque ? 

M.F. : C’est ma citation préférée, de Georges Clemenceau. Je l’ai lue quand je devais avoir 12-13 ans et elle m’a tout de suite marqué. Elle est simple mais tellement vraie. Je vois vraiment la vie comme une œuvre d’art. Au fur et à mesure, on dessine notre histoire, on a des hauts, on a des bas. La vie est faite de couleurs, de rencontres, d’amours et de chagrins, elle est faite d’un peu de tout. Un jour, j’espère que mon travail, qui est très visuel, pourra inspirer d’autres gens à vouloir vivre leurs rêves et à créer leurs propres œuvres d’art. 

 

Article publié dans COURTS n° 8, été 2020.

© Mathieu Forget x Asteryx

Odezenne à revers

Après le déjà très remarqué Dolziger St. 2 en 2015, Odezenne a sorti en octobre 2018 Au Baccara, un quatrième album studio qui assoit la réputation du groupe bordelais, après déjà dix ans d’existence. Difficile à étiqueter mais en communion avec un public de fidèles de plus en plus large, la musique – en français – d’Alix, Jaco (les deux chanteurs) et Mattia (le producteur) se fait plus impressionniste que démonstratrive, au service d’une mélancolie joyeuse sur nappes électro. Difficile aujourd’hui de passer à côté d’Odezenne mais ce que l’on ignore, c’est la passion dévorante d’Alix (37 ans) pour le tennis, qu’il a pratiqué longtemps et qu’il partage désormais en spectateur avec ses compères. Une histoire d’amour accidentée sur fond de revers à deux mains, qui ressemble à celles de ses chansons, entre émotion fiévreuse et chemins qui se séparent. Indirectement, on pourrait même dire que le tennis a donné naissance à Odezenne. Ou plutôt, c’est l’accident bête, un jour de soleil rasant sur une route du Sud-Ouest vers un stage d’anglais, qui condamnera définitivement la raquette d’Alix, bientôt remplacée par une guitare.

©Edouard Nardon & Clement Pascal

Courts : On ne sait rien de ta relation avec le tennis. D’où vient cette passion ?

Alix : J’habitais un petit village qui s’appelle Châteaufort, en région parisienne, où il n’y avait pas grand-chose à faire, à part un terrain de foot et deux courts de tennis. Je passais tous les jours devant et il y avait ce mec qui était venu donner des cours d’initiation. On pouvait commencer à six ans mais j’en avais à peine trois et demi. Tous les matins, je lui demandais quand même si je pouvais jouer. Il me répétait non, t’es trop petit. Finalement à quatre ans, il m’a dit allez, c’est bon viens, je te prends. à l’époque, les balles molles et les demi-terrains n’existaient pas. C’était : vraie raquette, vrai terrain, vraies balles. Et j’ai finalement commencé, avec ma raquette quatre fois trop grande pour moi (rires). 

 

C : Le début d’une longue histoire d’amour…

A. : Je me suis pris de passion totale, je ne peux même pas te l’expliquer. Je ne pensais qu’à ça. Je dévorais tous les Tennis Magazine. Dans ma chambre, il y avait des posters de tennis partout. à Noël, je voulais toujours une raquette, un jogging, des balles… Jusqu’à mes 15 ans, c’était tennis tennis tennis tennis, tout le temps. J’avais trois entraînements par semaine, des compétitions, des stages… Dès que j’avais un moment de libre, je jouais.

 

C : Tu avais qui en poster dans ta chambre ?

A. : Edberg. Grand fan d’Edberg, vraiment. C’était aussi l’époque Lendl, Agassi, Becker… mais pour moi, Edberg était numéro 1. C’était le seul qui avait ce service-volée de dingue. Il était fascinant. 

 

C : C’était quoi ton style de jeu à toi ?

A. : Plutôt fond de court. Revers à deux mains, à la Jimmy Connors un peu, c’était vraiment mon truc. J’avais des gros services aussi, mon autre point fort. Je n’étais pas très grand mais en tant que gaucher, c’était assez surprenant d’avoir un revers appuyé à deux mains. Et tout lifté à mort. Je liftais comme un bâtard, c’était trop bien (rires).

 

C : Tu parles d’Edberg comme référence mais gaucher et gros service, c’est plutôt Ivanisevic.

A. : Bien sûr, j’avais énormément de respect pour Ivanisevic mais ce n’est pas lui que j’affichais sur la porte de ma chambre. On a souvent des modèles qui ne nous ressemblent pas. En musique aussi, je suis plus souvent fasciné par ce que je ne peux pas faire que par ce qui est assez proche de moi. J’ai eu une période Agassi aussi, forcément. C’était l’attitude, l’extravagance, c’était rock’n’roll sur le court… Il y avait McEnroe aussi… ou Chang qui avait sorti son service à la cuillère… c’est trop beau, c’est des moments de gloire ! C’étaient des gars qui arrivaient avec une aura : il y avait encore la place pour des personnages sur le terrain. Et ma chambre, c’était une scène de théâtre avec tous ces gens-là.

 

C : Au-delà de la chambre, il y a aussi eu les clubs. Tu les considères comme un lieu de vie ?

A. : Complètement. Je connaissais tout le monde dans mon club. Mes entraîneurs, c’étaient mes grands frères. C’était une annexe de chez moi, en fait. Soit j’étais chez moi, soit au terrain à Châteaufort, soit au club.

 

C : Un club qui sera aussi le décor de « ton pire rancard1 »?

A. : C’était une nana qui m’avait repéré au tennis. Elle m’avait vu jouer et elle m’avait invité. Moi, je me suis pointé dans mon club en tenue, genre on va jouer. Mais elle, elle est arrivée en petite robe et tout… elle voulait draguer, quoi. J’étais ridicule. Et finalement, ça ne s’est pas fait. Je me suis senti trop mal… Elle avait deux ans de plus que moi, elle l’a vu. J’étais pas mûr. Par contre, quelques mois après, il y a eu une fête d’anniversaire et on s’est roulé une pelle (rires). Et j’étais pas en tennis !

 

C : Tu atteins un bon niveau et puis arrive le coup d’arrêt.

A. : Je me suis fait renverser par une voiture vers 14-15 ans. On habitait Bordeaux à ce moment-là. J’ai eu cinq fractures à la jambe gauche, arrêt net de neuf mois, avec rééducation et tout. Pile au moment où il y avait vraiment des gens qui étaient en train de se révéler. Quand j’ai essayé de revenir sur un court, tout le monde avait pris 15 centimètres, 10 kilos de masse musculaire. C’était vraiment pas le moment où il fallait arrêter… Du coup, je m’ennuyais un peu et je me suis inscrit à des cours de guitare, où j’ai rencontré Mattia, qui est le producteur d’Odezenne. Très vite, on a monté un groupe qui s’appelait les Satanic Spirit. La fin du tennis quoi, tout était dans le titre (rires). J’avais un groupe, j’avais commencé à fumer des joints, les filles prenaient plus de place… j’avais switché (rires).

 

C : Tu switches pour de bon à ce moment-là ?

A. : Oui, même si j’ai gardé au fond de moi la passion, je ne suis quasiment plus jamais remonté sur un terrain. J’ai fait un trait dessus. Parce que pour moi, le tennis, c’était la gagne. J’étais programmé pour ça, je faisais ce que je voulais avec la balle, j’étais à fond. Là, le train était passé et j’étais profondément vexé d’avoir perdu mon niveau. En plus, le tennis, c’est un sport hyper-mental. Quand tu foules le terrain et que tu n’as plus la confiance, il n’y a plus rien qui rentre. La première fois que j’ai voulu replacer mon revers à deux mains mais que j’en étais incapable, j’ai cru que j’allais crever. Parce que dans ta tête, t’es toujours un champion. Sauf qu’en fait non, la réalité est tout autre. Je pense que c’est aussi ce qui a fait que je n’ai plus su me raccrocher au tennis de haut niveau après ma convalescence. Je n’avais pas assez de mental, de sang-froid. J’avais une grosse rage. Je voulais être le meilleur, je voulais dézinguer tout le monde.

 

C : Le tennis a eu une énorme place dans ta vie et pourtant, on ne trouve aucune référence à ça dans tes textes.

A. : Je te dis, j’ai fait abstraction (rires). 

 

C : Est-ce que tu vois quand même des ponts entre la musique et le tennis ?

A. : L’esprit de compétition, déjà. C’est différent mais quand même, Mattia, Jaco et moi, on a ça en commun. Quand on fait quelque chose, on ne le fait pas pour être figurant. Même si on attache beaucoup d’importance au chemin, aux expériences qu’on va faire. 

Et puis en musique, t’as un circuit des salles, comme t’as un circuit des tournois. T’as des challengers, des têtes d’affiches, des mecs parfois devant toi, parfois derrière… Tu te jauges par rapport à eux.

Il y a surtout aussi la difficulté de durer dans la performance. J’ai vu des gens qui tuaient tout sur les courts à 12 ans et puis à 14 ans, ils n’étaient plus nulle part. Il y a des moments de fulgurance et des trucs qui se maintiennent. En musique, c’est pareil. Nous, ça fait dix ans qu’on est là, on commence presque à être un vieux groupe. On nous a comparés à beaucoup de groupes qui ont disparu aujourd’hui. La longévité, c’est une autre façon d’appréhender les choses : petit à petit tu grandis, tu formes ton truc… Les grands champions, les Sampras, les Federer, c’est quand même les seuls qui ont réussi à dépasser l’année en numéro 1 ATP ou à gagner je ne sais combien de Grand Chelem. D’ailleurs, je trouve qu’on n’en parle pas assez mais Serena Williams, c’est imbattable ce qu’elle a fait pour l’instant. Elle a 23 titres, c’est plus que Federer, plus que Graf, plus que tout le monde… 

 

C : Oui, sauf Margaret Court, qui en a 24 !

A. : Ouais bon, à l’époque, ils étaient 50 à jouer (rires).

 

C : Mais si tu devais toi aussi t’imaginer champion, tu pourrais te plier à ce mode de vie contraignant de joueur pro ?

A. : Je pense que tout dépend de ce que tu reçois en échange. Quand je vois la vie qu’on mène avec le groupe, on a une forme d’astreinte et de routine qui s’installent aussi. On est en circuit, on connaît toutes les aires d’autoroute par cœur : quand il y a L’Arche, on est content parce qu’on ne va pas manger au Quick ; on connaît tous les Ibis de France ; il y a la sieste à 17 h 00 après les balances ; à 19 h 00, c’est le premier whisky avant de monter sur scène… Ce sont d’autres rituels mais des rituels quand même. Et tu l’acceptes, tu l’accueilles, et tu l’embrasses même, cette vie, quand elle te donne en retour de l’enrichissement et des beaux souvenirs. Moi, je me sens béni. Si j’avais fini par gagner des titres et satisfaire une boulimie de gagne, je pense que je me serais aussi complètement plu dans cette routine. C’est une histoire de balance.

 

C : Pour la conception d’Au Baccara, vous parlez beaucoup de « plénitude » et de « moment de grâce », précisément comme au tennis, dans ces instants into the flow 2. C’est quoi le secret pour atteindre cet état de plénitude ?

A. : Je me souviens quand ça m’arrivait au tennis, quand je vivais ces moments où tout rentre, c’était quand j’avais mis de côté les enjeux et l’envie de gagner. Quand je m’étais attaché à l’amour de jouer, à la sensation, au moment présent. Pour moi, ces revers à deux mains décroisés le long du couloir, qui rentrent à ça sans faire de bruit… c’est des moments de grâce, tu vois. Et c’étaient des moments où je jouais relâché, alors que souvent j’étais très crispé. Ce qu’on a vécu avec Au Baccara en studio, c’est exactement ça. Pour les autres albums qu’on a pu faire, on gardait une certaine conscience des challengers, du circuit… Cette fois-ci, on ne savait même pas qu’on était en train de faire l’album. On était en train de brancher les machines, de chauffer le studio et malgré nous, on créait des chansons. Et du coup, on était extrêmement relâchés. Les moments de grâce, c’est quand tu es complètement dans l’instant présent, dans le geste, dans la sensation. C’est toi et le sport, ou toi et la chanson, et rien d’autre.

 

C : Vous avez tout écrit sur Google Doc, à quatre mains. On peut y voir un parallèle avec le double ?

A. : Ce qui est complètement fascinant avec Google Doc, c’est que chacun peut effacer, changer, en temps réel, en même temps, sur un seul document. Ça change tout. Alors, quand t’habites avec ton pote depuis presque 20 ans et que tu n’as plus de pudeur par rapport à ce que tu peux livrer dans l’écriture, tout à coup, tu mets quatre mains, et surtout deux cerveaux et quelques bières ; et à la fin, tu ne sais même plus qui a écrit quoi. Et c’est vrai qu’un bon double, c’est forcément un bon binôme avant tout. Des gens qui se connaissent et qui savent qui va aller sur la balle, etc. C’est une clé en tout cas. D’ailleurs, je n’ai jamais été bon en double parce que je n’avais pas de binôme.

 

C : La scène, ça te rappelle les matchs ?

A. : Il y a une expression que Jaco dit quand on arrive dans une salle, si ce n’est pas totalement complet par exemple : bon, y a terrain, y a match ! Mais ce qui me vient à l’esprit, c’est surtout les TOC. Avant de monter sur le terrain, j’en avais énormément. J’avais ma bouteille à gauche, je mettais d’abord ma chaussure gauche, j’avais un certain short qu’il fallait absolument que je porte, c’étaient des trucs débiles. Et les gimmicks avant les concerts, on parvient pour la première fois à s’en détacher. On arrive enfin à monter sur scène quasi comme on est. On se fait un hug avant et puis on fait ce qu’on a à faire, c’est parti. Mais jusqu’à la dernière tournée, c’était invraisemblable. Ça avait commencé par un check et au final, il y avait 35 minutes de protocole à suivre pour monter confiants sur scène. 

 

C : Et puis il y a l’enjeu qui est présent, sur scène comme sur le terrain.

A. : Mon meilleur souvenir quand j’étais joueur, c’étaient les cinq minutes avant le match. J’entrais sur le terrain, j’étais déjà en train de jouer la partie et, quelque part, la partie était déjà jouée. C’est là que se jouait la confiance. La bonne chaussure, le bon short, le bon soleil, le bon terrain, le bon vent, le bon côté… et ces moments-là, j’en ai encore le goût, j’en ai l’odeur… et ça, ce sont des moments qui me manquent. Je n’ai jamais retrouvé ça ailleurs. 

 

Article publié dans COURTS n° 3, automne 2018.

1 Konbini : « Interview Love – Odezenne » (octobre 2018)

2 Lire Courts No1,  « Into the flow »

« épatez la galerie ! »

Jeu de balle le plus répandu au XVIe siècle, la courte paume est l’ancêtre de tous les sports de raquette. Des tripots populaires à la cour d’Henri IV, des millions de parties acharnées ont rythmé la Renaissance et imprégné la société jusqu’à propager nombre d’expressions dans la langue française. Aujourd’hui érigée au rang de patrimoine, la courte paume passionne toujours une poignée d’irréductibles, bien décidés à faire vivre ce sport autant que son histoire. 

Radley College Tennis Court © Frederika Adam / frederikaadam.com

À peine franchi le seuil du numéro 74 de la rue Lauriston, dans le XVIe arrondissement de Paris, nous voilà enveloppés des atours de la tradition. « La société sportive du jeu de paume et de raquets » est renseignée, à même le mur, au deuxième étage. Évidemment, la tenue blanche est de rigueur, bien qu’un joueur évoluant sous nos yeux s’autorise le port d’un pull de coton torsadé, col en V, dont le jaune canari participe in fine à l’élégance intemporelle qui imprègne les lieux : parquet ancien, boiseries et lambris, fauteuils Chesterfield, tapis persans… à mille lieues de l’opulence ostentatoire et de la surenchère technologique des salles de fitness « tendance ». Tout connote, ici, le charme discret et l’assurance de ce qui n’a rien à prouver. 

Nous sommes accueillis par le champion de France en titre, le « lauréat de la raquette d’or », dans le jargon. Matthieu Sarlangue – dont le nom truste sans discontinuer depuis 2010 le palmarès gravé à même les murs du club-house – revient sur son coup de cœur pour la paume : « J’ai eu la chance de commencer assez jeune grâce à mon père qui m’a initié. Je pratiquais déjà le tennis mais je me souviens davoir été très sensible à l’atmosphère si particulière d’un terrain de courte paume. La hauteur des plafonds, la lumière du jour, les impacts qui résonnent presque comme dans un lieu de culte… Et puis la richesse d’un jeu où les situations varient sans cesse. L’asymétrie du carreau frappe de suite le novice. Les marques au sol du dedans et du devers (respectivement les côtés du serveur et du relanceur) sont dissemblables et permettent de jouer les chasses qui constituent le seul moyen de prendre le dedans et donc de servir. Il y a la galerie – d’où provient la métonymie « épater la galerie » car le public y prend place – qui jouxte le terrain et dont le toit joue un rôle de premier ordre (notamment au service). Le tambour marque un décrochage du mur côté devers et provoque des rebonds beaucoup plus axiaux et aléatoires. La grille, le dedans, la cloche constituent autant de cibles synonymes de gain du point. Enfin, les balles sont fabriquées à la main par le maître paumier du club et n’offrent pas un rebond toujours régulier. Bref, tous ces ingrédients conjugués laissent une place non négligeable aux aléas et autres faits de jeu, obligeant les joueurs à une forme d’humilité face à l’incertitude. » 

Cambridge Green (Crown) © Frederika Adam / frederikaadam.com

Jeu des rois et roi des jeux 

Il est vrai que la courte paume demeure un jeu très codifié. D’aucuns prétendent d’ailleurs qu’une dizaine d’années d’apprentissage seraient nécessaires pour en connaître toutes les subtilités… La badinerie renvoie davantage à la multiplicité des paramètres et à la diversité des situations de jeu qu’à l’apprentissage des règles. Il faut, d’ailleurs, probablement y voir une des raisons du succès historique de cette pratique sportive. 

À une période pas si lointaine, la complexité d’une pratique exigeant une parfaite maîtrise du corps, combinée à une forme d’intelligence en mouvement, répondait à l’antique précepte : mens sana in corpore sano. Ce n’est donc pas un hasard si les humanistes Rabelais ou Montaigne maniaient la raquette et vantaient les mérites d’un exercice physique varié qui « purifie l’esprit et améliore la dextérité des hommes1 ». Au XVIe siècle, la courte paume connaissait effectivement un pic de popularité se matérialisant, à Paris, par le déploiement de 250 salles ! 

Plusieurs facteurs expliquent cet engouement. D’abord, la longue paume – qui se jouait à mains nues et en extérieur sur un terrain plus vaste – jouissait déjà d’une grande popularité. Au point qu’en 1397, le prévôt de Paris interdit sa pratique tous les jours de la semaine sauf le dimanche, sous prétexte que « plusieurs gens de métier et autres du petit peuple quittaient leur ouvrage et leur famille pendant les jours ouvrables, ce qui était fort préjudiciable pour le bon ordre public2 ». 

Ensuite, durant une période de transition entre une société féodale et une société de cour, la population comme la noblesse – cliente assidue des cages – appréciait les exercices violents qui lui rappelaient la guerre ou l’y préparait3. C’est à ce titre que de Garsault, scientifique prolixe du XVIIIe siècle, écrivait : « L’art de la paume pour l’infanterie est à comparer à celui du cheval pour la cavalerie4. » Dans le même ordre d’idée, on retrouve l’expression « s’escrimer de la raquette » sur une gravure de 1657 représentant des enfants jouant à la paume. 

Jeu riche et varié, à la fois noble et populaire, la paume se pratiquait tant à la cour du Roi que dans des tripots : établissements de jeux qui jouxtaient souvent les maisons closes. Les sommes misées sur les parties expliqueraient d’ailleurs le système de comptage des points qui aurait, ensuite, été adopté par le tennis. « C’est l’hypothèse la plus vraisemblable », confirme Matthieu Sarlangue. « Le système monétaire de l’époque fonctionnait sur une base sexagésimale (relative au nombre 60) et était fractionnée en 15-30-45. Par exemple, un denier d’or valait 15 sous… Étant donné les nombreuses mises dont faisaient l’objet les parties, l’habitude fut prise de compter les points en valeur monétaire ». 

Pourtant, le « jeu des rois et roi des jeux » va connaître un long déclin qui s’amorce sous le règne de Louis XIV. Bien qu’il ait fait construire une salle du jeu de paume à proximité immédiate du château de Versailles – celle-là même où, ironie du sort, fut prêté le serment à l’origine de la séparation des pouvoirs et de la souveraineté nationale en 1789 – et qu’il se soit assuré les services d’un maître paumier, le Roi Soleil délaissa très largement la courte paume au profit du billard. Souffrant de la goutte, les exercices physiques intenses lui étaient déconseillés par son médecin. 

Par ailleurs, l’étiquette stricte instaurée à sa cour ne lui permettait plus de se donner en spectacle comme son aïeul Henri IV qui, en sueur et la chemise déchirée, s’attirait les faveurs des Parisiens lors de parties acharnées. 

Enfin, la pression démographique sur les grandes villes françaises augmenta le prix du foncier. Déclinaison urbaine de la longue paume, la version « courte » nécessite tout de même une bonne trentaine de mètres de long sur une douzaine de large. Ajoutez une hauteur sous plafond d’une dizaine de mètres et vous obtenez un volume digne, en plein Paris, des spéculations les plus féroces. 

© Sébastien De Pauw

Héritage et nouveau souffle 

C’est probablement à l’aune de l’empreinte laissée par la paume que l’on mesure le poids historique de ce jeu et sa popularité. « Tous les sports de raquette proviennent de la paume, comme un grand nombre d’expressions qui ont franchi les siècles : rester sur le carreau, le prendre par-dessus la jambe, enfant de la balle, tomber à pic, qui va à la chasse perd sa place, faire faux bond… », explique Matthieu Sarlangue. 

« Même la forme rectangulaire des théâtres français, contre l’arrondi italien, s’explique par la reconversion des tripots en salles de spectacle !  Mais à mes yeux, l’histoire du jeu nourrit avant tout la courte paume telle qu’elle se pratique encore de nos jours. Il y a trois clubs en France où l’on joue quotidiennement (pour environ 300 licenciés). À Pau, Fontainebleau et ici, à Paris, où des cours sont organisés le mercredi après-midi pour les plus jeunes. Dans le monde, il y a environ 8 000 joueurs dont les meilleurs disputent les quatre Open internationaux qui se tiennent dans les mêmes pays que les Grands Chelems de tennis. Le Comité français de courte paume est très dynamique et travaille de concert avec la Fédération française de tennis pour promouvoir notre sport. Je bénéficie par exemple d’un encadrement de la FFT spécifique pour ma préparation physique. » 

Quelques instants plus tard, il est temps de passer aux travaux pratiques. Sur le carreau, nous effectuons un saut dans le temps de plusieurs siècles, aux origines du tennis. Tout respire l’histoire : à commencer par la raquette en bois de plus de 400 grammes, dont le tamis – asymétrique et à peine plus grand que la paume d’une main – est cordé à plus de 50 kilos ! Le maître paumier du club, Rod McNaughton, attaque l’initiation avec l’enthousiasme de celui qui partage sa passion. Avant que la frustration n’émerge, il nous rassure : « C’est normal ! J’ai eu l’occasion de jouer à la courte paume avec les meilleurs joueurs de tennis – Federer entre autres – et même eux ont besoin de temps pour trouver leurs marques. On ne frappe pas comme au tennis en frottant la balle de bas en haut, le lift est impossible et inutile ! Le tennis, c’est simple : la raquette est légère, le tamis est grand et les balles souples alors on peut prendre la balle montante à hauteur d’épaule… Ici, il faut oublier tout ça. » 

Que les joueurs de tennis tentés par l’expérience se le disent, tout est à la fois semblable et très différent. La balle, qui présente pourtant une familière feutrine jaune, est composée d’un noyau de liège enroulé dans sept mètres de tissu. C’est lourd, dur, ça fuse et rebondit peu. Vu la taille du tamis, vous allez très certainement décentrer vos premières frappes et l’onde de choc se propagera jusqu’aux extrémités de vos orteils. Mais déjà, il faut défendre le dedans (grande ouverture munie d’un filet) et nous comptons récupérer un peu de crédit en volleyant. La première balle arrive, vite, trop vite. Juste le temps d’esquisser un mouvement d’évitement, comme un juge de ligne dans l’axe d’un gros serveur, et le filet tremble derrière nous… 

Rod McNaughton nous rappelle alors que « le tennis est une déclinaison simplifiée de la courte paume. Courte paume que les Anglo-Saxons nomment d’ailleurs fort opportunément real tennis ».

 Le développement du tennis en France est, en effet, intimement associé à la détente et aux lieux de villégiature. Dès la fin du XIXe siècle, les stations balnéaires de la côte d’Azur ont vu fleurir les terrains improvisés, grâce au kit portatif que le major Wingfield fit breveter en 1874. Un peu piqués au vif, nous demandons alors où situer le padel (plus intuitif encore que le tennis) dans ce continuum historique ? Et notre maître paumier de rétorquer avec humour : « c’est la version de plage de la version de plage. » 

Opposés à la paire Sarlangue – McNaughton, nous éviterons de nous appesantir sur les statistiques de la rencontre… Les parfaits gentlemans évitent le piège de la condescendance consistant à nous laisser un jeu. Si en moins de deux heures nous n’avons pas pu développer des sensations de « main », le ressenti général fut cependant très positif. Il nous est apparu clairement qu’une offre plus large susciterait à coup sûr un certain engouement, voire des vocations. Dans une Europe néolibérale, inféodée à la sacrosainte loi du marché, l’offre suit très généralement la demande et ne la précède qu’à coups d’études de marché et autres procédés savants relevant d’un marketing bassement mercantile. Un insupportable anachronisme pour le jeu des rois mais peut-être aussi le passage obligé pour que… vive le roi des jeux ! 

 

Article publié dans COURTS n° 3, automne 2018.

© Sébastien De Pauw

1 François Rabelais, Gargantua, 1534.

2 Squashjeudepaume.com

3 E. Belmans, Grandeur et décadence de la courte paume en France (XVIe-XVIIIe siècle), 2009.

4 F.-A. de Garsault, Art du paumier raquetier et de la paume, 1767.

Donnay 

Saga Belgica

Au tournant des années 70 et 80, la société belge Donnay fut la plus grande marque de tennis au monde, rivalisant même sur le plan de la notoriété avec le géant allemand Adidas.

Mais comment expliquer qu’une PME familiale perdue à la frontière des Ardennes françaises se soit élevée au firmament du tennis ? 

Étonnamment, la presse économique ne s’est jamais intéressée aux raisons de cette success story, mais bien à la question plus triviale et polémique des causes de la faillite de Donnay. Confrontée à la disparition des archives de l’entreprise lors de la faillite de 1988, elle développera la thèse que Donnay ne dut son succès qu’à sa locomotive suédoise Björn Borg dans un marché en croissance, et que, aveuglée par les seules vertus du bois, elle fut incapable de gérer la transition vers les raquettes synthétiques. La saga Donnay offre pourtant bien d’autres réponses…

 

La culture du secret

Fixons d’abord le théâtre de l’action. Couvin, petite ville industrieuse de 3 000 âmes, lundi 13 janvier 1913 : sept partenaires se réunissent en urgence autour d’un notaire ami pour signer les statuts d’une société coopérative. Parmi eux, un jeune homme de 28 ans, émile Donnay, devenu l’homme de confiance d’Achille Courthéoux après avoir organisé un réseau de distribution alimentaire couvrant toute la Wallonie, est visiblement mal à l’aise.

Issu d’un milieu modeste, il craint pour sa réputation. Quelque temps plus tôt, il a accepté d’apporter sa compétence financière à un projet de nouvelle fabrique de manches d’outils, empreint de l’idéal social et libéral d’une coopérative au service de ses ouvriers. Comme dans bien des projets d’entreprise, la plus grande confidentialité était de rigueur : deux des associés étaient au service d’une fabrique locale et la concurrence à venir allait exacerber les tensions politiques entre les deux camps. Mais émile Donnay était bien loin d’imaginer le risque d’être assigné en justice pour violation de propriété intellectuelle et vol d’un fichier client.

Hélas, ce n’est que trop tardivement qu’il réalise que l’un des deux ouvriers sécessionnistes a fait main basse sur les plans d’une nouvelle presse de courbage de manches d’outils et la liste des clients. Aussi profondément choqué qu’il ait dû l’être, émile Donnay est dans l’impossibilité de se désolidariser du projet, et impose la création rapide d’une société afin de soutenir l’argument d’antériorité dans l’usage de la presse litigieuse fraîchement montée. Le conflit judiciaire inévitable éclate et l’honorabilité des coopérateurs n’est épargnée que par la suspension du dossier à la suite de l’invasion allemande du territoire belge.

émile Donnay est profondément marqué par cet acte fondateur peu glorieux, au point d’entretenir la confusion sur l’origine de la société, mais aussi par les années de guerre où il révèle la pleine mesure de son humanisme.

L’esprit d’entreprise et le goût d’aventure 

Animé de la conviction que l’ordre naît du chaos, il écarte l’associé peu scrupuleux, transforme la coopérative en société anonyme pour en prendre progressivement le contrôle et en faire un modèle d’organisation teinté de fordisme. Dans ce modèle, émile Donnay donne à l’ouvrier une place centrale. Se sentant investi de responsabilités, ce dernier émet spontanément des propositions d’amélioration à la « Forge », précurseur d’un bureau de R &D, et s’enorgueillit d’une productivité bien supérieure à la norme. Grâce à cette culture, l’entreprise sort renforcée des plus grandes tourmentes du siècle : à la crise de 1929, émile Donnay répond par une diversification d’activités dans le tennis et les articles haut de gamme et à la Seconde Guerre mondiale, il s’ouvre le premier marché mondial en fabriquant les raquettes de tennis et de badminton pour le compte de Wilson.

Si émile Donnay fait preuve d’empathie à l’égard de chacun de ses ouvriers, curieusement, il affecte un détachement vis-à-vis de ses deux fils, voire même une forme de froideur envers l’aîné, André. Pire, il néglige leur éducation alors qu’il réalisait pleinement combien elle lui fut salutaire.

En 1951, oubliés les tourments passés : émile Donnay, alors âgé de 67 ans, accepte un défi industriel des plus risqués. En visite à Chicago, il s’engage auprès de Wilson à produire un important lot de raquettes de tennis au prix unitaire de l’équivalent actuel de un euro, bien en deçà de son coût de production. Si cet acte, en apparence inconsidéré, aurait mené à leur perte bien des entreprises, émile Donnay le justifie jusqu’au plus humble de ses 400 ouvriers : le marché seul pouvant dicter les prix, il appartient à l’entreprise d’adapter son mode de production pour y répondre. Une mobilisation sans précédent anime dès lors l’entreprise : les propositions d’innovation sont au cœur de chacune des discussions d’ouvriers et ceux-ci prestent spontanément des heures supplémentaires pour honorer la fameuse commande dans le délai imposé. Le service de « la Forge », qui n’est en fait composé que de simples ouvriers mécaniciens, a aussi l’intelligence de consulter les ingénieurs des ACEC, firme internationale de construction ferroviaire basée à Charleroi, non loin de Couvin. Ces derniers dessinent un véritable plan de reengineering et dotent l’entreprise couvinoise de la ligne de production la plus automatisée au monde. 

Dotée d’un tel outil, l’entreprise rebaptisée « Donnay SA » privilégie le volume, c’est-à-dire le chiffre d’affaires, sur la marge bénéficiaire, et recourt à l’endettement pour financer un besoin de fonds de roulement accru. Promu administrateur délégué en 1955, André Donnay est animé de la même vocation sociale que son père, dans la lignée des glorieux maîtres de forge d’autrefois, et se félicite d’être le principal pourvoyeur de main-d’œuvre de la région. En 1975, il peut également se réjouir d’avoir supplanté le concurrent flamand Snauwaert au rang de « the world’s largest manufacturer of tennis rackets », comme en témoigne un logo de circonstance apposé sur les plus belles raquettes. Malgré ces succès et un mariage d’amour avec l’une des héritières des établissements Courthéoux qui lui donne quatre enfants, le bonheur et la sérénité se refusent à lui. Est-ce une vie non souhaitée d’obligations de représentation qui valorise la consommation d’alcool en société ou ce sentiment étrange de ne pas pouvoir expliquer l’absence d’amour pour un père décédé en 1972 ? 

La production en masse, érigée en dogme depuis 1952, trouve sa pleine récompense à la fin des années 60. Le début de l’ère Open, conjuguée à l’arrivée de la télévision passée à la couleur, engendre un afflux massif de pratiquants encouragés par la démocratisation du tennis. Le Taïwanais Kunnan Lo, fondateur de ProKennex, va même jusqu’à dire que c’est la Donnay qui a rendu possible cette démocratisation par l’instauration de prix bas. Il ajoute qu’il leur doit une fière chandelle pour avoir imposé sur le marché une politique de prix à laquelle l’Asiatique seul pourra répondre…

Outre-Atlantique, le succès de Donnay excite d’abord la convoitise du groupe Palmolive et de sa filiale Bancroft, désireux d’accompagner l’entrée du public cible des femmes dans le tennis. Ensuite, c’est le groupe Pepsi-Cola qui souhaite valoriser les synergies avec sa filiale Wilson, client historique de la firme wallonne. André Donnay rejette chacune de ces offres, soucieux de préserver le plein emploi dans sa ville de Couvin.

Au déclin des commandes de Wilson, Donnay répond par l’activation d’un réseau de distribution propre dopée par le coup de génie de son directeur général Guy Pignolet : l’engagement en octobre 1974 d’un jeune Suédois charismatique, Björn Borg ! Grâce à ce dernier, et aussi à deux designers de talent (le Parisien François Garet et le Couvinois Jean Tomasetti), la « Allwood » et la « Borg Pro » deviennent immédiatement emblématiques et reposent aujourd’hui dans le Walhalla des 10 raquettes en bois les plus mythiques.

Le succès de ces modèles en bois de légende masque les prouesses technologiques de ses raquettes synthétiques « Caldon » (développée en partenariat avec les usines de Callenelle, aujourd’hui Saluc SA, leader mondial de la boule de billard) dès 1970, et « Donnay 3 Set » (développée en partenariat avec un ingénieur parisien dans l’usine française de Signy-L’Abbaye) à partir de 1975. Il est donc faux de prétendre que Donnay fut incapable d’anticiper le passage de la menuiserie à la chimie.

Mauvaise gestion et détournement de royalties

À ce retrait progressif de Wilson correspond aussi le développement d’une activité de négoce de sacs, chaussures et vêtements de tennis portant la griffe Donnay ainsi que de balles de tennis Penn. Les dirigeants de l’entreprise considèrent cette activité comme un accessoire obligé parce que nécessaire pour convaincre les distributeurs de vendre leurs raquettes. Ce calcul se révèlera une erreur fatale.

Aveuglée par la noblesse de son activité historique de production et le sentiment vague d’une rentabilité moindre, Donnay se contente de créer une centrale d’achat à Hong Kong érigée en outil de défiscalisation, tout en s’abstenant de se doter d’un cadre strict de gestion. Pire, dans un élan insensé de naïveté, elle offre le choix à ses distributeurs de se fournir auprès de sa centrale ou de leurs propres façonniers, sur le simple engagement contractuel de verser les royalties sur l’ensemble du chiffre d’affaires concerné.

Encouragés par l’absence de contrôle et la focalisation de Donnay sur ses raquettes, de nombreux distributeurs minimisent progressivement les royalties à payer. Si dans un tel cadre le négoce présente une rentabilité minime, le besoin de fonds de roulement, lui, croit inexorablement. Aucune inquiétude ne s’ensuit pourtant, les vannes du crédit étant pleinement ouvertes dans le climat ambiant d’enthousiasme alimenté par une croissance exponentielle du chiffre d’affaires. 

 

Passage aux raquettes synthétiques

Le mois de mai 1983 sonne le glas des raquettes en bois. Personne n’avait pu prédire cet abandon brutal des consommateurs, et surtout pas les fabricants spécialisés en raquettes synthétiques qui s’étaient vus contraints par leurs distributeurs d’inclure dans leur gamme de produits un modèle en bois (telle la Prince « Woodie », ou encore la Head « Vilas »).

Une fois encore, Donnay relève le défi de la transition dans un temps record. Au prix d’un nouvel endettement, une chaîne de fabrication innovante et fortement automatisée est mise en service au début de 1984. Le savoir-faire belge en matière de raquettes synthétiques saute aux yeux des dirigeants de Wilson. Impressionnés, ils commandent le développement des spécifications de fabrication de la raquette « Pro Staff 6.0 » et la font produire tant à Couvin (pendant un peu moins de 3 ans) que dans leurs usines de Chicago et Saint-Vincent.

Avec quelle Donnay avez-vous joué ?

La descente aux enfers

En 1986, la Société nationale de crédit à l’industrie émet un rapport financier qui impute les difficultés financières de Donnay à une activité de négoce trop dispersée. Aussi, elle l’invite à se recentrer sur son activité raquettes et à trouver un nouvel investisseur en capital. Cette recherche d’investisseur, ainsi qu’une conversion du passif en dette à long terme, tardent à se concrétiser. Et que dire de la réaction d’André Donnay qui refuse le plan de contraction d’effectif déjà entériné par la délégation du personnel ? L’espoir est toujours de rigueur. N’est-ce pas la seule notoriété de la marque qui a permis de convaincre le dirigeant d’une banque allemande de suppléer au retrait de la BBL au cours d’un simple déjeuner ?

Il appartient à un nouveau directeur financier mandaté pour restructurer le passif d’apporter la mauvaise nouvelle : les créances sur les filiales de distribution sont irrécouvrables, leurs stocks surévaluant de vieux coucous en bois ! Le conseil de famille tombe de Charybde en Scylla. Face à une telle situation comptable, les candidats investisseurs prennent leurs jambes à leur cou, mais les repreneurs guettent l’entreprise aux abois…

L’appel à la Région wallonne, alors d’obédience socialiste et déjà actionnaire à Couvin, constitue la dernière planche de salut. Sollicitée dans l’urgence, elle exprime immédiatement une réponse bienveillante : « Nous recapitaliserons à hauteur d’un nouvel octroi de crédit bancaire. » Malheureusement, le concert des banques créditrices doute de cet engagement et y voit une forme de bluff : l’autorité régionale interviendra seule, au risque de voir disparaître le fleuron de son économie.

Ce pari aussi fou que cruel pousse Michel Donnay, représentant de la troisième génération subitement nommé administrateur délégué aux heures sombres, à faire aveu de faillite le 19 août 1988.

Tapie à la manœuvre

Séduit par la marque depuis de nombreuses années, Bernard Tapie manœuvre subtilement pour convaincre tant la curatelle de lui céder les actifs que la Région wallonne d’investir à ses côtés. Inspiré du rapport de la SNCI, sa stratégie est simple : se concentrer à Couvin sur la production de raquettes de tennis et booster leur distribution par l’engagement d’un joueur charismatique : André Agassi. Fini le négoce des « accessoires », auquel il substitue de simples licences de la marque. Bernard Tapie annonce la reprise de l’entreprise au milieu des représentants syndicaux !

Mais l’histoire se répète : en l’absence de contrôle, les licenciés se plaisent à gruger le manager français en sous-déclarant leur véritable chiffre d’affaires soumis à royalties. En outre, sa politique de marketing est un échec qui saute aux yeux du jeune Agassi. Croyant faire œuvre utile, ce dernier écrit au directeur général de Tapie : « Si vous vous rapportiez à l’exemple de Nike, vous réaliseriez qu’il est nécessaire d’investir dans la communication une somme au moins équivalente à ma dotation de sponsoring. À défaut, vous gaspillez votre budget. »

Telle la grenouille qui voulait se faire plus grosse que le bœuf dans la fable de La Fontaine, Bernard Tapie se lance en juin 1991 dans le dossier d’acquisition du géant Adidas. Pressé de dégager quelque liquidité, il cède sa participation Donnay International à la Région wallonne, croyant réaliser au passage une substantielle plus-value. Mais sa comptabilité empreinte de window dressing grossier s’écroule aussi vite qu’un château de cartes. Demeuré dans la peau du renard face au corbeau, Bernard Anselme, ministre-président de la Région wallonne, se présente alors à son hôtel particulier de la rue des Saints-Pères pour lui annoncer la mauvaise nouvelle : l’aventure belge du Français se solde par une perte de 10 millions d’euros, restée confidentielle jusqu’à ce jour.

Devenue le seul actionnaire de Donnay International, la Région wallonne vend alors ses actifs industriels au prix fort à de doux rêveurs italiens et leur concède l’usage de la marque. L’usine de Couvin abandonne la production de raquettes au profit de son négoce et s’aventure dans la fabrication de vélos en carbone avec le soutien d’Eddy Merckx. Cette construction bancale s’écroule dès le début de l’année 1993. Suspectés injustement d’appartenance à la mafia par les médias, les investisseurs italiens en sortent déconfits et l’un d’eux est même poussé au suicide.

Récupérant la pleine gestion, la Région wallonne décide de placer deux managers en apparence motivés à la tête de sa filiale, qui est désormais cantonnée dans une activité de négoce. Mais lasse des promesses légères démenties par trois exercices comptables en perte, elle rompt le contrat des deux managers et engage en janvier 1996 un gestionnaire aussi modeste que providentiel, Robert Robert. 

La révélation

Lors d’une pause-café, ce dernier révèle calmement au représentant de l’autorité régionale les trois clés du succès : primo, une activité de négoce bien gérée génère une marge brute de 30 % ; secundo, les distributeurs et autres licenciés ont une fâcheuse propension à tricher lorsqu’ils ne sont pas contrôlés ; tertio, les produits dérivés (chaussures et textile principalement) génèrent l’essentiel du bénéfice et sont à mettre en valeur grâce aux raquettes de tennis.

Le représentant de la Région, qui suivait le dossier Donnay depuis 1988, est abasourdi et comprend en un instant les raisons de vingt années d’échec. L’expérience de Robert Robert est tout de suite mise à profit et les premiers bénéfices apparaissent après quelques mois seulement. Trop tard malheureusement pour la Région Wallonne qui, engagée dans une cure de dénationalisation, brade en 1996 sa participation à un Anglais pour un peu plus de 3 millions d’euros.

Cet Anglais n’est autre que le cryptique Mike Ashley, patron du réseau de distribution d’articles de sports SportsDirect et président du club de football de Newcastle. Ce dernier s’était intéressé à la marque belge en découvrant que l’un de ses locataires d’entrepôt, distributeur principal de Donnay en Angleterre, dissimulait des volumes considérables de marchandises. Aujourd’hui, il déclare que cette acquisition fut la plus belle opération de sa carrière !

Dans la perspective du centenaire de la marque en 2010, SportsDirect accepte de concéder ses droits à deux ingénieurs coréens passionnés de tennis qui, à partir de New-York, lancent une nouvelle ligne de raquettes. De quoi entretenir la légende et, qui sait, voir un jour Donnay faire à nouveau briller les étoiles du tennis mondial. 

 

Article publié dans COURTS n° 3, automne 2018.