fbpx

Marion Bartoli

« Ce qui fait la différence,

c’est ce que le joueur a mis pendant

des années sur le terrain »

© Ray Giubilo

Hommes et femmes confondus, Marion Bartoli reste la dernière Française à avoir remporté un titre du Grand Chelem. C’était à Wimbledon, en 2013. Avec un état d’esprit et des méthodes d’entraînement à la marge de ce qui se fait traditionnellement dans le système français. Celle qui a récemment signé son autobiographie Renaître porte un avis forcément éclairé, et connaisseur, sur la question.

 

Courts : La culture française ne serait-elle pas compatible avec la performance sportive de haut niveau ?

Marion Bartoli : On ne peut pas dire que les Français n’ont pas de mental, non. Il est vrai que le fait d’avoir un certain confort n’aide pas forcément pour le sport de haut niveau. Mais ça, ce n’est pas uniquement en France. Le fait de connaître des difficultés, que ce soit dans ses conditions d’entraînement, sur le plan financier ou autres, peut vraiment aider un enfant à se forger par lui-même un mental différent et de grandes qualités de combativité. J’en suis l’exemple incarné. Donc avant toute chose, je crois que tout dépend de son parcours personnel, de son éducation, de son histoire familiale. 

 

C : Depuis le sacre de Yannick Noah à Roland-Garros en 1983, seules les joueuses françaises sont parvenues à gagner des Grands Chelems : Mary Pierce, Amélie Mauresmo et vous. Entre vous trois, quelles étaient les qualités communes qui vous ont mené au Graal ?

M.B. : La volonté, avant tout. Mary, Amélie et moi avons eu des parcours très différents mais avec pour point commun d’avoir vécu des choses pas faciles à gérer. C’est cette difficulté dans notre parcours qui nous a unies, et qui a probablement forgé chez nous une volonté absolue de gagner. Nous étions toutes les trois de grandes combattantes avec une détestation de la défaite qui nous poussait en permanence à vouloir nous améliorer, à nous remettre en question pour monter toujours plus haut. Enfin, nous avons toutes les trois une très grande sensibilité sur le plan affectif. Cette affectivité nous a permis de nous entourer des bonnes personnes au bon moment.

 

C : Est-ce un pur hasard si ce sont uniquement des filles qui ont réussi à passer ce cap en France, ou est-ce plus difficile pour des garçons de s’affranchir d’un éventuel climat négatif ?

M.B. : Ce n’est quand même pas passé si loin chez les garçons. Il y a eu plusieurs finales de Grand Chelem entretemps, et il faut dire aussi une concurrence très importante. Pour la génération actuelle, ce n’est pas évident de gagner un Grand Chelem dans cette époque-ci ! Il y a eu aussi quelques petites blessures, qui ont handicapé Tsonga et Monfils notamment. Après, il a peut-être manqué les 2-3 % supplémentaires que les filles ont accepté de faire, le fait de dédier absolument tout à notre sport. C’est peut-être ce qui fait la différence dans les derniers matches. On peut avoir une super structure d’entraînement autour de soi, au bout du bout, ce qui fait la différence au sommet, c’est vraiment ce que le joueur a mis pendant des années et des années sur le terrain. Mais ça, je ne pense pas que soit une histoire de garçon ou de fille. C’est plus un état d’esprit personnel, lié à sa propre histoire.

 

C : Si vous étiez aux manettes de la DTN, qu’essayeriez-vous de changer dans les mentalités ? 

M.B. : Je crois que les réformes entreprises aujourd’hui par le DTN Pierre Cherret sont bonnes. Après, il ne faut pas attendre des résultats trop rapidement. Cela prend du temps pour changer une machine pareille. Il y a eu de mauvaises habitudes prises depuis trop d’années. Mais si on me demandait mon avis, j’irais dans ce sens et je veillerais à ce qu’il y ait, au quotidien, beaucoup plus d’heures d’entraînement, avec beaucoup plus d’intensité. Et puis, il faut une culture de la gagne, du résultat. Faute de quoi les jeunes ne peuvent pas continuer à être pris en charge. Sinon, on leur envoie le message que le résultat n’a pas énormément d’importance. En réalité, le résultat a énormément d’importance dans le sport de haut niveau. 

 

C : Hommes et femmes confondus, vous êtes donc la dernière Française à avoir gagné un Grand Chelem (en simple). Quelle importance revêt encore pour vous ce titre aujourd’hui ?

M.B. : C’est bien évidemment une fierté immense. Mais je sais que cela ne restera pas comme ça éternellement et je souhaite vraiment qu’un joueur ou une joueuse en gagne un rapidement après moi. C’est très important pour le rayonnement du sport français à l’international. Et puis cela ne m’enlèvera pas mon titre ! Pour moi, cela a bien évidemment été un moment fantastique. J’ai encore souvent des images dans ma tête. Parfois même, je me remets la vidéo de la finale pour me replonger dans les souvenirs de ce 6 juillet qui aura été une journée extrêmement spéciale. Il y a toujours ce petit goût amer de ne pas avoir pu continuer derrière. Ce titre m’avait donné l’envie de soulever des montagnes et de ne pas avoir été capable de le faire à cause d’une blessure à l’épaule, ça n’a pas été facile à gérer. Mais dans les moments difficiles, en particulier lorsque j’ai eu mon anorexie, ce trophée m’a aussi donné la force de me battre, de me relever. Cela restera un moment magique que je n’oublierai jamais. 

 

Entretien publié dans COURTS n° 5, été 2019.

French win ou… french lose ?

© Art Seitz

« Nous sommes très bons dans la formation technique, physique… Mais sommes-nous capables de former des hommes et des femmes ? »

(Pierre Cherret, DTN de la FFT)

« Ceux qui percent au plus haut niveau sont avant tout ceux qui s’autorisent à transgresser la hiérarchie. Là-dessus, on part de loin. » 

(Makis Chamalidis, responsable du département de la performance mentale à la FFT)

« Les joueurs français n’ont pas de mental », « Fédération française de la lose »… Derrière le poncif éculé ou le trait d’humour badin, se cache une vraie question : aussi riche soit-elle, la culture française est-elle compatible avec la performance de haut niveau ? Mille exemples suffiraient à prouver que oui. L’absence de toute victoire tricolore en Grand Chelem depuis 37 ans (chez les hommes) interpelle néanmoins forcément. La réalité est extrêmement complexe, paradoxale. À l’image de l’identité française. 

Au Sud, des effluves latines emplies d’émotions et de spontanéité. Au Nord, les réminiscences d’un protectionnisme hérité de traditions séculaires. À l’Est, le goût des choses bien rangées. À l’Ouest, une infinité bleutée de possibles. Et au milieu de tout ça : la France ! La France, tiraillée depuis des siècles par ces influences opposées, pour ne pas dire conflictuelles. Une fois posé ce postulat géographico-culturel, faut-il encore s’étonner des paradoxes du peuple gaulois, ce peuple tour à tour conquérant et assailli, exalté et refroidi, arrogant et plein de doutes ? Décrire le Français, pour le reste du monde, a toujours eu ce « je ne sais quoi » d’impossible. On appelle ça la french touch, manière de botter en touche.

C’est peut-être dans sa relation avec le sport que le Français est le plus souvent placé face à ses contradictions. D’un jour à l’autre, le supporter tricolore est tout aussi prêt à s’enflammer pour un sportif qu’à s’en détourner le lendemain, sans prévenir, sans état d’âme. Glorifier la lose bleu-blanc-rouge est même devenu une forme d’humour national. On aurait dû en sentir les prémices, dans ce pays qui a toujours érigé en héros ses plus grands losers, toujours préféré les destins brisés aux serial winners, qui chérit le talent inné plus que la valeur acquise, qui préfère la beauté du geste à l’efficacité au point d’aller s’interroger sur la légitimité d’avoir conquis le beau trophée planétaire – la Coupe du monde de football – au nom d’un soi-disant esthétisme bafoué. 

Posons la question à brûle-pourpoint : serait-ce donc cela, ne pas avoir de mental, à l’échelle d’un pays ? « Je ne dirais pas qu’on a un mental faible en France, mais que l’on a une mentalité moins naturellement adaptée que d’autres pays au sport de haut niveau, nuance Patrick Mouratoglou, l’entraîneur de Serena Williams. On est beaucoup dans le jugement, la critique, avec un manque évident de confiance en soi. Cette mentalité pénalise nos sportifs. » Cette dernière affirmation, qui nous sert ici de base, se doit d’être prise avec des pincettes au pays des Zidane, M’Bappé, Parker, Riner, Fourcade ou autres Karabatic. Mais c’est vrai qu’en tennis, le champion que la France attend depuis Yannick Noah, dernier vainqueur – masculin – tricolore d’un tournoi majeur il y 37 ans (Roland-Garros 1983), n’est toujours pas arrivé. Est-il seulement né ?

Par rapport à cette lancinante situation, la Fédération française de tennis a décidé de prendre le taureau par les cornes. Jusqu’à présent, le discours officiel se cachait derrière la théorie conjoncturelle et la masse de joueurs produite parmi l’élite du top 100. Preuve incontestable du savoir-faire à la française, certes. Mais quid du petit plus qui fait le grand champion ? Pierre Cherret, le directeur technique national, est arrivé début 2018 avec un discours radicalement différent par rapport à ses prédécesseurs : « La réalité oblige à dire que les joueurs étrangers, quand ils doivent jouer contre un Français, se disent tous : il faut s’accrocher jusqu’au bout, il y aura forcément un moment où il va se tendre… TOUS ! Ce n’est pas normal. Nous sommes et avons toujours été bons dans la formation sportive. Mais sommes-nous capables de former des hommes et des femmes suffisamment solides pour supporter le poids émotionnel que représente le fait d’aller gagner un Grand Chelem ? »

L’une des grandes actions de l’ancien coach de Cédric Pioline, à l’heure de charpenter sa nouvelle politique sportive, a été la création d’un département de la performance mentale. Montée avec la collaboration de Yannick Noah, cette unité ouverte en septembre dernier a pour but d’accompagner psychologiquement les jeunes espoirs français. Comprendre et cerner leurs doutes, leurs anxiétés. Et y pallier autant que possible. Elle est dirigée par Makis Chamalidis, un psychologue qui intervient depuis plus de 20 ans à la FFT. L’homme en a vu, des champions déchus. « J’ai envie de dire qu’en France, on préfère être le chasseur que le chassé. Le chasseur est planqué, il sort, il tire puis se replanque. Être chassé, c’est être attendu et répondre présent… Nos joueurs sont souvent moins à l’aise avec ça car la peur d’être jugés fait souvent partie de leur éducation. Si je fais ça, que va penser untel ? Dans les points importants, cela se transforme en peur de rater, de décevoir. Notre job, c’est de les aider à faire, et plus à espérer. être un champion, c’est cela : se livrer, s’exposer, tracer sa route quelle que soit l’opinion des autres. »

Ce n’est pas donné à tout le monde. Car qui dit s’exposer dit exposer aussi ses faiblesses, ses doutes, sa part un peu plus sombre peut-être. Donc prendre le risque de déplaire. Ce n’est pas évident en France, où l’on n’est jamais très tendre envers les têtes qui dépassent. C’est pourtant obligatoire, pour se libérer définitivement de ces freins intérieurs qui conduisent immanquablement à la sortie de route dans les moments les plus tendus. Ces mêmes moments où les grands champions, eux, savent toujours jouer leur meilleur tennis. « Le problème est que chez nous, on stigmatise plus l’échec qu’on ne valorise la confiance, s’insurge Loïc Courteau, responsable de la performance au Centre national d’entraînement. Et quand tu réussis, on te montre du doigt. Cela gêne énormément ceux qui ne parviennent pas à avoir la même réussite. Pour se construire une confiance quand tu es gamin, dans cette ambiance-là, c’est extrêmement difficile. »

Dans un sport aussi concurrentiel que le tennis, on connaît la difficulté technique et physique pour arriver au sommet. Mais il faut réaliser que la plus grande difficulté est probablement d’ordre émotionnel. « La technique permet de gagner des points, mais c’est le caractère qui permet de gagner de grands matches », a coutume de dire Toni Nadal. Devenir un champion, capable de gagner des titres du Grand Chelem, implique avant tout de s’affranchir des chemins tout tracés afin de suivre sa propre voie. Et au diable ce qu’ils en disent.

D’un avis presque unanime, c’est une chose plus naturelle aux États-Unis, où le rapport à l’échec, considéré comme un caillou sur le chemin de la réussite, est semble-t-il moins complexe. Quoi que Sam Sumyk, le célèbre coach français qui a notamment emmené Victoria Azarenka et Garbiñe Muguruza au sommet, établi de longue date aux États-Unis, tempère la théorie : « Que je sache, les Federer, Nadal, Djokovic ne sont pas Américains… Personnellement, je ne crois absolument pas à la théorie du “mal français”. Chaque culture a ses qualités et ses défauts. Mais il est vrai que l’Américain est généralement plus enthousiaste, plus positif sur la durée. Le Français perd plus rapidement son optimisme. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi… »

« Le problème est que chez nous, on stigmatise plus l’échec qu’on ne valorise la confiance. »

 (Loïc Courteau, responsable de la performance au CNE)

« Dans vos prédictions en bois, il fallait compter sur mon obsession à vouloir progresser… » 

(Marion Bartoli, extrait de son autobiographie)

« Le métier des psychologues est de soigner des gens. Là, on ne parle pas de soigner des gens, au contraire ! Le haut niveau, c’est de la démesure, de l’excès. »

(Patrick Mouratoglou, entraîneur de Serena Williams)

© Art Seitz

Une piste souvent évoquée est que le sport y est culturellement dévalorisé, notamment par rapport aux activités intellectuelles. L’ancienne joueuse française Florence Guedy (83e mondiale en 1976), qui avait mis en place il y a quelques années des activités d’apprentissage en ligne au sein de la FFT, fait le constat qu’aux États-Unis, « on peut très bien concilier sport de haut niveau et études poussées. En France, c’est l’un ou l’autre. » Et il faut bien reconnaître que, depuis toujours, nos ouailles les plus sportives se voient enjointes à « passer leur bac d’abord »…

On touche là aussi à un cas d’école de cet esprit français si souvent tiraillé entre plusieurs faisceaux. On voudrait bien s’engager. Mais non sans assurer ses arrières. Au cas où… Or, le sport de haut niveau ne souffre d’aucune micro-seconde de doute, d’hésitation. Ça aussi, c’est quelque chose que Pierre Cherret aimerait changer dans les mentalités : « Très peu de gens arrivent à “percer” dans le tennis donc à la base, c’est un projet un peu fou, qui nécessite d’être assez extrémiste. Si tu prends un parachute, il va te freiner plus qu’autre chose. En fait, il faudrait raisonner à l’inverse : tente d’abord ta chance au plus haut niveau et si ça ne marche pas, tu pourras toujours te raccrocher aux études. Car le sport est une formidable école de la vie. On n’en a probablement pas assez conscience. » Makis Chamalidis va plus loin encore : « La culture française crée de bons élèves, avec un énorme respect pour la hiérarchie. On respecte ceux qui sortent de HEC. On aime moins les Bernard Tapie, les self-made-men. Mais ceux qui percent au plus haut niveau sont avant tout ceux qui s’autorisent à transgresser la hiérarchie, qui ont soif d’apprendre, qui ont une grande intelligence émotionnelle. » Voilà qui nous ramène à cette réplique magnifique du jeune Yannick Noah, « sermonné » durant sa formation au sport-études de Nice – dans les années 1970 – par le DTN de l’époque, Jean-Paul Loth parce qu’il « séchait » des cours pour aller faire du rab’ d’entraînement : « Sauf votre respect, Monsieur, je suis venu d’Afrique pour être un champion de tennis, pas pour faire des études… » 

Depuis Noah, seul un trio de spice girls à la française a donc eu cette force de caractère nécessaire pour se hisser jusqu’à la victoire en Grand Chelem. Mary Pierce (Open d’Australie 1995, Roland-Garros 2000) et son think positive directement hérité de son éducation nord-américaine, est sans doute un cas un peu à part. Mais que l’on sache, Amélie Mauresmo (Open d’Australie, Wimbledon 2006) et Marion Bartoli (Wimbledon 2013) sont des joueuses bien de chez nous. Elles sont aussi des splendides exemples de la nécessité absolue, pour voler vers son succès, de tracer sa propre voie sans souci du qu’en-dira-t-on.

Mauresmo l’avait fait de la manière la plus radicale qui soit en faisant son coming-out devant la planète entière, alors qu’elle était en route vers sa première finale majeure à l’Open d’Australie, en 1999. À 19 ans. « Pour faire ce qu’elle a fait là, il faut une force immense », admire Loïc Courteau, qui a été son entraîneur pendant quasiment toute sa carrière. « Pourtant, Amélie était souvent montrée du doigt sur le plan mental car les gens ne retenaient que ses échecs à Roland-Garros. Le fait d’avoir gagné le Masters en 2005 l’a libérée car jusqu’alors, elle entendait qu’elle avait été une no1 mondiale sans grand titre. Or, on ne gagne pas le Masters par hasard. En 2006, sa grande année, elle n’était pas plus forte. Juste plus sereine. »

Et que dire du « cas » Bartoli, probablement le plus révélateur, le plus frappant de tous. Dans son autobiographie Renaître (lire page 104), Marion explique bien le mécanisme qui a fini par l’amener à se construire contre le reste du monde. C’était juste une façon, pour elle, de se boucher les oreilles face aux jugements néfastes pour sa confiance. Pas assez puissante, pas assez rapide, pas assez douée, trop faible au service… Beaucoup ont tout fait pour, au mieux, la formater au système, au pire l’en éjecter. La grande force de Marion, calfeutrée dans sa bulle familiale, aura été de ne jamais cesser de croire en elle face aux critiques. « Dans vos prédictions en bois, il fallait compter sur mon obsession à vouloir progresser… », écrit celle qui aura été récompensée de ses efforts par un sacre à Wimbledon, en 2013. 

Pierce, Mauresmo, Bartoli… Depuis 1983, cela fait donc 5 Grands Chelems à 0 pour les filles. La force de caractère requise serait-elle, par chez nous, l’apanage des femmes ? « Non, ce n’est pas une histoire d’homme ou de femme, juste une question de courage, estime Sam Sumyk. Le courage de ne prêter aucune attention à ce que la “masse” pense. Le jugement d’autrui est quelque chose de très toxique. Il faut le balayer. Mais c’est de plus en plus dur, à cause des réseaux sociaux. »

Qu’est-ce qui, dès lors, va différencier le champion des autres ? Pour le coach d’origine bretonne, le monde se divise avant tout entre les fixed mindset et les growth mindset, autrement dit ceux qui se complaisent dans ce qu’ils sont, ce qu’ils savent, et ceux qui veulent sans cesse apprendre, découvrir, s’améliorer. Makis Chamalidis révèle lui cette anecdote étonnante : « Yannick Noah m’a dit un jour qu’on ne peut être un grand champion sans avoir connu une faille, affective, matérielle, ou autre. Quand on est vraiment équilibré, pourquoi vouloir gravir l’Everest ? On est satisfait de ce que l’on a. Même Federer, s’il a encore autant envie de gagner, c’est qu’il est quelque part investi, possédé. Nous ne sommes pas dans la tête de ces champions. En revanche, ils compartimentent beaucoup. Ce que l’on a peut-être plus de mal à faire en France… »

On en arrive au côté paradoxal de l’histoire. Pourquoi, dès lors, s’acharner à vouloir « soigner » le mental des tennismen français si leur déséquilibre serait, au contraire, leur plus grande force ? L’objection est signée Patrick Mouratoglou : « Je ne crois pas en l’idée de faire suivre des joueurs par des psychologues. Parce 99 % des psychologues n’ont aucune idée de ce qu’est le sport de haut niveau. Leur métier, c’est de soigner des gens. Mais là, on ne parle pas de soigner des gens, au contraire ! Le haut niveau, c’est de la démesure, de l’excès. Les psychologues, naturellement, auront la démarche inverse. Du coup, ils peuvent faire beaucoup plus de mal que de bien. Pour moi, c’est le travail des coaches. La responsabilité des encadrants de joueurs est immense. Car leur influence sur leur manière de penser a des conséquences sur toute leur carrière. »

Le débat reste ouvert, il est sans fin. Jusqu’au jour où un tennisman français surgi de nulle part triomphera à Roland-Garros et mettra tout le monde d’accord…  

 

Article publié dans COURTS n° 5, été 2019.

Les paradoxes du tennis italien

© Hugues Dumont

L’Italie est rarement à la une de la presse spécialisée internationale. À tort. Derrière le flamboyant leader naturel, Fabio Fognini, l’arrivée d’une pléthore de brillants joueurs se dessine. Des récents triomphes en Grand Chelem ont également fleuri le palmarès transalpin. L’Italie est indéniablement l’une des nations les plus en vue sur les courts du tennis mondial. 

Le maestro de l’étonnement 

Forzaaaa !!! Vaiiiii !!! Les clameurs de la foule se font entendre. Nombreuses, répétitives, et à sens unique, elles laissent pourtant le joueur qui en fait l’objet étonnamment indifférent. Le court no 2 de la Porte d’Auteuil résonne de ces multiples encouragements prodigués au virevoltant Italien. Le public, tant français qu’international, assiste au spectacle avec délectation et ne se prive pas de manifester sa préférence pour l’un des « chouchous » de Roland-Garros. Les places disponibles en tribune se comptent sur les doigts d’une main : quel spectateur, amateur averti de tennis ou non, voudrait manquer les arabesques de Fabio Fognini ? Celui-ci étale toute sa panoplie sur la terre battue : coups droits fouettés sans effort, revers caressés mais percutants, amorties élégamment distillées, vista saisissante… Le Fabio show ne serait toutefois pas aussi incandescent sans les habituels rictus, colères et discussions du personnage avec l’arbitre, mêlés à une apparente nonchalance déconcertante qui le quitte rarement. Ce cocktail de tennis chatoyant et d’attitude fantasque en fait un des joueurs les plus populaires de la planète tennis.

Fognini dispose d’un des plus beaux palmarès du tennis italien. Les huit titres dans son escarcelle 1 le placent en deuxième position, derrière Adriano Panatta 2, en nombre de trophées remportés par un joueur transalpin dans l’Ère Open. Son meilleur classement, 13e à l’ATP, est également digne d’un joueur de tout premier plan. Cependant, les victoires contre le top 5 sont rares et un triomphe en Grand Chelem relèverait d’un exploit inattendu. À l’US Open en 2015, il réalise une performance titanesque pour surprendre Nadal en cinq sets, après avoir été mené 2 manches à 0. Mais qui ne le sait ? La roche Tarpéienne est proche du Capitole, et retombant dans ses travers, Fabio s’incline en 3 sets au tour suivant contre Lopez. Un scénario presque classique pour lui. Des résultats parfois en dents de scie qui contribuent à cette impression de génie sur courant alternatif. Ce grain de folie qui le rend si attachant semble l’empêcher de franchir un palier. Ou pas. 

Le joueur de Ligurie, cette douce Riviera italienne, est capable de se transcender, de maîtriser ses émotions et de gagner un titre du Grand Chelem… en double. La conquête de l’Australian Open en 2015 avec son compatriote Simone Bolelli est mémorable. Le duo joue un tennis prodigieux tout au long du tournoi et devient la première paire 100 % italienne à brandir un trophée du Grand Chelem en double messieurs. 

La Coupe Davis l’inspire également. Cette fibre collective le pousse dans ses derniers retranchements et l’amène à se surpasser. Ainsi, il domine haut la main Andy Murray en trois sets à Naples en 2014. Fabio, on le pressent aisément, n’est pas indifférent à la ferveur des rencontres de Coupe Davis. Les tifosi peuvent être survoltés lorsque l’équipe nationale est à l’œuvre. Une ambiance patriotique, festive, voire même euphorique envahit alors le stade.

D’où la question épineuse, peut-être : un joueur de simple à succès, virtuose et intrinsèquement individualiste, peut-il se réaliser davantage encore dans les épreuves collectives ? La force du groupe, l’esprit stimulant de l’équipe ne viennent-elles pas insuffler motivation et constance malgré la désinvolture ambiante ? Ou est-ce l’élan national qui permet à Fabio de se dépasser ? Fognini effleure ces questions par un coup droit court gagnant croisé venant se déposer délicatement sur la ligne, tandis que bien d’autres paradoxes apparents semblent recouvrir le tennis italien.

© Hugues Dumont

Le clair-obscur de l’armada italienne 

L’Italie est rarement considérée comme une des nations phares du tennis. La Botte n’a pas la même aura que d’autres nations, plus tennistiques, sous un angle historique ou contemporain. Tant à l’égard du nombre de grands champions ayant marqué les annales du sport que sur le plan de l’émergence d’une nouvelle génération, l’Italie ne semble pas jouer dans la même catégorie que la France, les États-Unis ou l’Espagne. Le pays devrait se contenter du prestigieux Masters 1000 de Rome, ou Internazionali BNL d’Italia, situé dans le magnifique site du Foro Italico, et des lointains exploits de Panatta et Pietrangeli à Roland-Garros, pour rêver à une gloire prochaine. 

L’état des lieux actuel est en vérité beaucoup plus lumineux et ravive le tricolore du drapeau italien. En octobre 2018, le classement ATP révèle qu’aucun autre État ne dispose d’un 20e joueur aussi bien classé à l’échelle mondiale : Gian Marco Moroni occupe la 227e position et l’Italie devance ainsi légèrement la France et les États-Unis 3. Plus récemment 4, la péninsule place cinq joueurs dans le top 100 et douze entre la 101e place et la 200e place à l’ATP. Le vivier tennistique national est, contrairement aux a priori, particulièrement dynamique et une pléthore de joueurs de talent font progressivement leur apparition dans l’élite de notre sport. Cette densité est spectaculaire.

Par ailleurs, et à contre-courant de la tendance sociétale transalpine où la jeune génération nécessite de facto beaucoup de temps avant de percer, cinq joueurs dans le top 200 ont moins de 25 ans : Berrettini, Sonego, Quinzi, Baldi et Napolitano ont tous 23 ans. De belles promesses pour l’avenir qui, à l’exception de Berrettini, devront traverser les Futures et les Challengers avant de rejoindre le top 100. Les tournois du circuit ATP World Tour sont quasiment inaccessibles pour ces joueurs tandis que les qualifications en Grand Chelem sont des méandres à l’issue incertaine.

Le parcours laborieux de Gianluigi Quinzi illustre la difficulté d’arriver au plus haut niveau. Repéré très tôt par Nick Bollettieri, il s’entraîne aux États-Unis et conquiert à 17 ans le titre à Wimbledon en simple juniors. Il domine notamment Kyle Edmund et Hyeon Chung sur le gazon londonien. Désigné rapidement comme le digne héritier des figures historiques du tennis italien, Gianluigi se morfond ensuite dans les tournois de seconde zone. Défaites prématurées, changements d’entraineurs à la chaîne, blessures à répétition… la carrière du joueur de Vénitie prend un tournant cauchemardesque. Après des années de déboires, Quinzi remonte piano piano la pente et occupe aujourd’hui la 153e place mondiale. Il aborde dorénavant les tournois avec davantage de sérénité et sans cette pression étouffante.

Mais l’Italie reste dans l’attente d’un grand champion qui pourrait se démarquer. Si les jeunes espoirs sont nombreux, tous les yeux sont désormais rivés sur un phénomène : Lorenzo Musetti, vainqueur de l’Australian Open 2019 et finaliste de l’US Open 2018 chez les juniors. À 16 ans. Doué, très doué même, revers à une main, combatif, la nouvelle pépite du tennis italien semble également avoir la tête sur les épaules. Coaché par son entraîneur de toujours, Simone Tartarini, il dispose du soutien de la fondation de Patrick Mouratoglou, la Champ Seed Foundation. 

Sous la houlette de Musetti ou d’autres champions en devenir, le tennis italien rêve de jouer à nouveau les premiers rôles. À l’aune du crépuscule du légendaire trio Fed-Nadal-Djoko, une période de flottement pourrait s’installer au sommet du tennis mondial au profit des Azzurri. Au-delà de ce scénario à moyen terme, un autre versant du tennis italien a récemment atteint des résultats exceptionnels.

© stellenellosport.com

Le dépassement des paradoxes 

Deux titres du Grand Chelem, quatre joueuses dans le top 10 mondial, de multiples victoires en Grand Chelem en double, trois championnes différentes à la place de numéro 1, toujours en double : ces dix dernières années, les joueuses italiennes ont trusté quelques-uns des plus prestigieux trophées.

Francesca Schiavone est tout simplement inoubliable. Le titre à Roland-Garros en 2010, une finale l’année d’après et 4e mondiale la même année. Véritable lionne sur le court, habitée par une rage de vaincre de tous les instants, Francesca a su conquérir le public parisien à coup de volées gagnantes et de revers à une main de toute beauté. Schiavone est d’ailleurs actuellement la dernière joueuse au revers à une main à glaner un titre en Grand Chelem. 

Dans un style plus posé, Flavia Pennetta a inscrit son nom en majuscule dans les plus belles pages du tennis national. Première Italienne à entrer dans le top 10 en simple dames (2009) et à atteindre la place de no 1 en double (2011), elle couronne sa carrière d’une victoire à l’US Open en 2015. À l’issue d’une émouvante cérémonie au Foro Italico, en compagnie de Fognini, son mari, et d’une multitude de championnes, elle met un terme à sa carrière en mai 2016.

À l’US Open, Pennetta s’impose face à Roberta Vinci qui avait dominé Serena Williams au terme d’un match d’anthologie en demi-finale. Vinci était parvenue à faire déjouer Serena, grâce à une combinaison de slices rasants et de montées à la volée déroutantes. Elle empêchait ainsi l’Américaine de réaliser le Grand Chelem en 2015. Le journaliste Ubaldo Scanagatta soulignait à juste titre : « On se souviendra davantage de Vinci remportant son match face à Williams que de la victoire de Pennetta à l’US Open 5. » Victorieuse de tous les titres du Grand Chelem en double dames, Vinci monopolisa la première place mondiale avec sa compatriote Sara Errani. Terrienne dans l’âme, Errani fait à nouveau flotter le tricolore italien sur le central de Roland-Garros en atteignant la finale en 2012. 

Discrètes, les championnes italiennes ont, avec calme, régularité et abnégation, placé la barre très haut pour leurs homologues masculins. Le glorieux quinquennat du tennis féminin ne peut qu’inspirer leurs alter ego à l’affût de coups d’éclat. Afin que la Porte d’Auteuil vibre aux sonorités italiennes, non plus sur le court no 2, mais bien sur le Philippe-Chatrier, par un beau dimanche ensoleillé du mois de juin. 

 

Article publié dans COURTS n° 4, printemps 2019

1 Au 7 février 2019

2 Panatta a remporté 10 tournois au cours de sa carrière.

3 « Quella classifica ATP in cui comanda l’Italia » de Marco Caldara, Tennisitaliano.it, 30 octobre 2018. Les 20e joueurs français et américain occupaient, respectivement, la 231e et la 234e place mondiale à cette époque.

4 En février 2019.

5 « Roberta Vinci Ends a Career Defined by One Match » de Ben Rothenberg, The New York Times, 14 mai 2018.

Ma vie, un sport de combat 

Michaël Jérémiasz, Marabout, 2018

« Une histoire pour tous »

Certains sujets de société mettent mal à l’aise, incommodent, dérangent. Le monde du handicap en fait partie. Sa différence fait peur. De nombreux préjugés l’entourent. Michaël Jérémiasz en parle ouvertement dans ce livre. Il explique son histoire et la raconte le plus simplement possible. Comme si c’était presque normal de vivre en fauteuil depuis l’âge de 18 ans. 

C’est une histoire exceptionnelle, émouvante et différente de toutes les autres. Michaël est jeune, sportif et pétri d’optimisme. Il grandit au sein d’une fratrie soudée. Sa famille est là pour le guider. Titine, sa grand-mère paternelle, meurt d’un cancer alors qu’il est tout juste adolescent. Il est confronté à la mort pour la première fois, mais aussi aux larmes de son père Richard. Un cardiologue ashkénaze, cultivé et tolérant, qui vouait à sa mère un amour profond, respectueux. « Je parlais encore le yiddish avec elle », dit-il à ses fils. Michèle, la mère de Michaël, est séfarade d’origine algérienne. Elle renonce à sa carrière d’enseignante pour élever ses enfants. Elle leur transmet toute son énergie, son aptitude à se réjouir du soleil et de la vie. 

Avoriaz, l’année de ses 18 ans. Avec ses frères et ses cousins, Michaël se lance à ski. Par défi, il saute dans la brume et disparaît. Une interminable parenthèse d’éternité. Quatre jours plus tard, il reprend conscience sur un lit d’hôpital. Paraplégique. Tout bascule à partir de là. Ses repères, ses projets, ses idées. Son combat commence pour continuer, pour donner un véritable sens à sa vie. Pour ne rien lâcher. Jamais. Ça aurait pu nous arriver à tous. Peut-être. Encore aurait-il fallu par la suite être capable de se reconstruire, de devenir multi-médaillé des Jeux paralympiques et numéro 1 mondial de tennis. Son handicap, Michaël ne l’a pas seulement surmonté de haute lutte, il l’a mis au service du sport et de la nation tout entière. 

 

« Le tennis m’a sauvé la vie »

Très vite, le sport pour Michaël devient un formidable outil d’indépendance. « Quand tu es paraplégique, tes bras c’est tes jambes. » Il faut développer le haut du corps pour être autonome dans ces conditions. « Nous nous concentrons essentiellement sur le haut du corps, notamment les épaules qui sont beaucoup sollicitées », confient les entraîneurs spécialisés. Cet entretien physique prolonge l’autonomie pour les personnes les plus handicapées, sans parler du bien-être psychologique, à la manière de toutes les pratiques sportives.

« J’aimerais travailler dans le monde médical », écrit Michaël. « Au fond, je suis un infirmier, un aide-soignant. Je voue une estime et une fascination immenses à ces personnes si précieuses. J’aime comprendre la mécanique des corps, comment les réparer, les soigner. » 

Mais le sport, c’est aussi un moyen de s’échapper, de sortir de ce milieu médicalisé et d’affronter une société encore assez hostile aux personnes handicapées. Avant son accident, Michaël était déjà un bon joueur de tennis. Après, il est devenu un champion et un athlète. Le sport de haut niveau lui a permis de se créer une identité. 

Confiance en soi, socialisation, gommage des différences : pratiquer un sport quand on est handicapé, c’est bénéficier des mêmes bienfaits pour le corps et l’esprit qu’une personne valide. L’activité physique devient un élément essentiel dans la construction de l’image qu’on a de soi. Certaines personnes handicapées ont tendance à se renfermer sur elles-mêmes et à ne plus sortir, par peur du regard des autres. Dans ces cas de figure, le sport sera un vecteur de socialisation et de maintien de l’estime de soi.

 

« Le handicap est une urgence »

Après ses exploits sportifs internationaux, Michaël Jérémiasz fonde des associations pour accompagner les personnes handicapées et s’implique auprès de nombreux partenaires et grandes entreprises. Son objectif : changer le regard porté sur le handicap et ses contraintes. Ambassadeur influent de la candidature victorieuse « Paris 2024 », Jérémiasz est désormais à 37 ans un militant engagé : « J’ai choisi de me servir de toutes les portes que m’ont ouvert le sport et la compétition, pour défendre une société plus juste, plus égalitaire avec les personnes handicapées. »

Le combat de Michaël est très médiatisé. En partie grâce à ses immenses victoires sportives. Il évoque d’autres souvenirs. Intouchables, un film émouvant sorti en France en 2012 et tiré d’une histoire vraie. L’action débute à Paris avec Philippe, un homme riche qui a perdu sa mobilité à la suite d’un accident de parapente. Il est tétraplégique. Driss, l’autre personnage du film, est un jeune homme d’origine sénégalaise. Sans aucune compétence médicale, il devient l’assistant de Philippe. Driss a le bon sens de ne pas le traiter comme un handicapé. Une amitié profonde entre les deux hommes s’ensuit. Ce pour quoi la plupart des handicapés se battent aujourd’hui, c’est le droit d’exister à part entière dans la société. De s’épanouir et d’être respecté. Pouvoir s’intégrer, au même titre que n’importe quel autre individu. « En France, le handicap n’est plus une priorité mais une urgence », déclarait le président Emmanuel Macron en 2017, à la veille de son quinquennat. Beaucoup reste encore à faire.Les associations concernées ne cessent de le répéter.

Lisez le livre de Michaël Jérémiasz, vous serez touchés par son témoignage. Un témoignage fort et optimiste, résolument tourné vers l’avenir. Mais aussi un plaidoyer en faveur de ceux qui souffrent pour continuer à vivre. Que vous soyez ou non en contact avec une personne en situation de handicap, votre regard en sera modifié. 

 

Article publié dans COURTS n° 6, automne 2019.

Marcos Baghdatis

Le champion du peuple

© Ray Giubilo

Pour son grand malheur, et son plus grand bonheur, Marcos Baghdatis a été très fort au tennis. Il n’avait cependant jamais rêvé d’être tennisman, puisqu’il n’aimait pas forcément ça.

Avant-centre de l’Apollon Limassol, oui. Compagnon de soirée à refaire le monde sur les plages de Chypre, oui. Partenaire de joutes obscures en Coupe Davis d’Ouganda en Lituanie, allez, pourquoi pas. No 2 mondial, ou 8 ou 12, ou 45, ça, non. Baghdatis n’a jamais voulu être Federer. C’est juste que le grand monde bouillonnant qu’il n’avait jamais appelé est venu à lui. Et que ce monde-là n’a jamais eu à regretter d’avoir accueilli l’un de ses trublions les plus ébouriffants. 

 Il n’était pas une rock star, ou un génie de la gagne, mais tout le monde adorait sa bouille et son style. Il pouvait redescendre très bas au classement, sans qu’aucun ne puisse penser une seconde qu’il n’allait pas encore faire péter quelque chose, un truc à la Marcos avec des rires et des larmes, des épices et des tourments. Dans ses trous d’air comme dans ses épiques passades, il n’était jamais anodin. Son jeu de pilonnage et de contre-attaque ne restera pas obligatoirement dans les mémoires, sauf qu’il en tirait une quintessence diabolique avec sa bravoure et ses émois. Il apportait un supplément d’âme, avec du suspense et l’envie que ses matchs ne finissent jamais. Les gens l’aimaient car il incarnait cette ascension incongrue d’un « petit » îlien, comme un Robin des bois venu chaparder quelques émotions et quelques Oscars aux guerriers du circuit. Ils aimaient aussi ce sourire vrai qui ne camouflait rien des zestes de tristesse et de mélancolie qui l’habitaient. 

Marcos Baghdatis doit au tennis le jour le plus dur de sa vie, ainsi qu’il l’a décrit, quand il a débarqué, un jour d’hiver de ses 14 ans, du soleil à Montreuil au sein de l’académie Mouratoglou (première du nom) qui l’avait repéré aux Petits As de Tarbes. « Il était différent, je l’ai senti tout de suite, dira son premier mentor Patrick Mouratoglou. Je ne voyais que lui, avec son charisme, sa manière de se signer. Après une semaine d’essai, son père me le confiait. » Tout le problème, justement. Christos, le papa, voulait un champion que ne voulait pas être Marcos. Le fiston avait tellement peu le choix qu’il ne cessait de répéter à son père qu’il avait envie de jouer au tennis pendant leurs entraînements alors que c’est tout l’inverse qui lui traversait l’esprit. Et un jour, donc, sans crier gare, le père a laissé le fils qui ne disait jamais non dans une sombre banlieue de France. « Je pleurais tout le temps, tous les jours, au téléphone avec mon père. La seule chose que je voulais, c’était rentrer, retrouver ma famille et mes copains. Le seul truc que j’aurais voulu qu’il m’explique un jour, c’est ça : pourquoi tu as laissé ton fils comme ça, pourquoi tu m’as laissé ? » La question restera sans réponse. 

Il n’y en a pas toujours dans ce monde du tennis professionnel où il faut aussi gérer, dès l’adolescence, la douleur du déracinement et l’ambition par procuration. Le jeune Chypriote, qui rendra tout le temps hommage à sa famille française d’adoption (les Benaïm de Courbevoie) a fini par comprendre que la vie ne lui laissait pas d’autre issue que de se débrouiller du mieux qu’il pouvait sur un court. Il l’a fait. À sa manière. En tutoyant les sommets et les bas-fonds, comme s’il refusait de se consumer, tel Icare, sous les radiations de la renommée et du star-system. 

Toute sa carrière, il aura fait le minimum du maximum tracé par son destin insolite. Champion du monde junior, il connaît déjà sa première crise existentielle. Il aime se défoncer physiquement à l’entraînement – il le fera toute sa carrière, et même les derniers mois précédant sa retraite –, tout en refusant de forcer exagérément sur la machine. « Il avait 18 ans et il ne voulait rien entendre, s’était souvenu son entraîneur d’alors Guillaume Peyre. On avait dû se séparer avant Roland-Garros 2004 après une explication orageuse dans une chambre d’hôtel sur un tournoi en Slovaquie. » Grosse déprime. Puis redémarrage. Un an plus tard, les deux hommes se réconcilient. Vont au tournoi de Bâle dans une vieille 206 en partant d’Avignon, et reviennent avec l’assiette du finaliste après avoir battu Haas et Nalbandian. 

La gloire l’attend deux mois plus tard à Melbourne, inouïe comme son épopée. Sorti de presque nulle part, il ne se contente pas d’éliminer Gimelstob, Stepanek, Ljubicic ou Roddick, et de remonter de deux sets à rien en demi-finale contre Nalbandian. Il fallait aussi que l’atmosphère soit si lourde et moite pour qu’un orage éclate au cinquième set à 5-4, 15A, donnant une dimension quasi mystique à un événement qui consacrait en prime time un drôle de bonhomme extatique de 21 ans qui mordait dans la balle à pleines dents. Il ne tremblera pas au moment de la reprise et ne sera pas très loin, en finale, de mener un set et un break contre Rodgeur Federer. 

© Ray Giubilo

Le diablotin aux supporters hystériques avait frappé un grand coup dans le monde d’un tennis qu’il électrisait par sa fougue juvénile. Dès Roland-Garros, une pleine façade d’un immeuble du 16e arrondissement de Paris exhibe sa tête en mode XXXXL à l’initiative d’un sponsor. « Icône différente du joueur traditionnel, cible aspirante avec son tennis de show-off qui plaît aux jeunes, traduisent les publicitaires. Il y a de l’instinct avec lui parce qu’il est moins lisse. » Il est 8e mondial. Il est demi-finaliste à Wimbledon. Il est le co-auteur d’une inoubliable dramaturgie à l’US Open, dans un match contre le fantôme électrisé d’Andre Agassi en fin de cycle, qui, vainqueur de la joute des gladiateurs, finira la soirée allongé sur le trottoir près des navettes. « Je suis le dernier couillon à perdre contre Agassi », conclura Bagdhatis, épique et réaliste, héros éliminé. 

« Combien de matchs on a vécu avec lui où il avait les rencontres en main avant que ça ne s’arrête, comme s’il avait une incapacité à terminer des grands trucs, raconte aujourd’hui Karim Koulakssis, un producteur qui l’aura suivi toute sa carrière, fasciné comme beaucoup par la personnalité et la destinée du Chypriote. Le match le plus dur de Djokovic en super forme quand il gagne son premier Wimbledon en 2011, c’est contre lui, aussi. Avec Marcos, il y a eu plein d’émotions, c’est sûr. C’est un mec très sensible, très famille, très attaché à un clan qui, finalement, n’accorde sa confiance qu’à très peu de monde. Ce qui le résume le mieux, c’est ce sentiment de s’excuser de ne pas être à sa place. L’histoire de sa vie dans le tennis, peut-être… Il était face à ceux qui jouaient leur vie sur un terrain, tandis que lui abordait tout ça avec une certaine désinvolture, parce que ce n’était pas la passion de sa vie. » Baghdatis aimait la foule plus que les trophées, les émotions plus que les victoires. Il n’a jamais supporté ce « toujours plus » qui l’enfermait dans la lessiveuse des champions programmés. 

Ce n’est pas parce qu’il avait atteint la finale d’un tournoi du Grand Chelem à 21 ans qu’il se voyait Prince de la planète tennis. Au contraire, les efforts qu’on lui intimait de faire pour franchir les derniers pas vers les sommets, bien plus durs encore que tous les sacrifices concédés depuis sa jeunesse perdue, ont aussitôt agi comme un dernier repoussoir. En deux ans, sa relation avec Patrick Mouratoglou s’altère au point que les deux hommes ne se reparleront plus vraiment. « Un vrai climat de haine chez lui, racontera le mentor français, passé du père sportif au rang de mentor désactivé. Avant ce fameux Open d’Australie, Marcos avait été au plus bas pour des raisons personnelles et il y avait eu de la violence dans mes propos pour le faire réagir. Il m’en avait voulu. Après, il n’a plus voulu mettre l’investissement nécessaire selon moi. Il avait une relation de haine avec le tennis et je représentais le tennis… » Melbourne 2006 restera le point cardinal de la carrière d’un jeune homme catapulté très vite par une étrange alchimie dans une zone de tous les extrêmes. Après, dans les treize saisons qui ont suivi, il lui restera quelques larmes et beaucoup de barouds d’honneur. 

Il aura en effet beaucoup pleuré. Sangloté à Montreuil. Chialé quand Federer a remporté son premier titre à Wimbledon. Larmoyé tout seul dans un studio à Rosny-sous-Bois, le jour où la Grèce avait battu en 2004 le Portugal à l’Euro comme pour le conforter dans ses rêves. Gémi aussi quand il lui arrivait si souvent d’être au fond du trou. C’était un combattant au cœur d’artichaut, partout à suer sauf sur les plateaux télé, en revisitant le globe avec la nationalité des nombreux coachs qui l’accompagneront dans la quête d’un nouveau coup d’éclat. La flamme revenait, parfois. Il finissait à 4 h 34 du matin après une bataille dantesque face à Hewitt en 2008 à Melbourne. Contre Wawrinka en 2012, assommé par les revers long de ligne du Suisse, il explosait sur sa chaise quatre raquettes en moins de vingt secondes, toujours hors norme même dans ses dégoupillages. Et toujours à Melbourne, décidément la terre de toutes ses turbulences. Il s’entraînera dur jusqu’au bout, en s’usant dans la préparation physique plus que dans les gammes, persuadé qu’il n’y aurait jamais de limite pour lui. 

Un jour de juillet 2019, sur le court 2 de Wimbledon, Matteo Berrettini mit fin à cette drôle de quête d’un homme qui avait fini par réussir le plus important à ses yeux, fonder une famille. Interviewé à la sortie du court, Marcos Baghdatis commença une phrase sur le public qu’il ne pourra pas terminer, les yeux embués. « C’est la seule chose que je ne veux pas quitter… » Ce joueur simple et profond aimait les gens, qui le lui rendaient bien. 

 

Article publié dans COURTS n° 6, automne 2019.

© Ray Giubilo

Forest Hills 

Le temple oublié du tennis 

© West Side Tennis Club

Véritable institution du tennis new-yorkais, le West Side Tennis Club à Forest Hills a tenu une place prépondérante dans l’histoire du jeu en organisant l’US Open de 1915 à 1920 puis de 1924 à 1977. Un héritage riche mais parfois un peu encombrant pour un club qui n’a pas renoncé à retrouver sa grandeur passée. Reportage dans le temple oublié du tennis.

Une voie privée, un îlot de maisons cossues au beau milieu du Queen’s : c’est à pas de loup qu’on entre à Forest Hills, un des clubs les plus chics de New York. Huit magnifiques courts en gazon viennent mordiller les pieds d’un club-house style Tudor construit en 1913. Trente autres courts complètent ce paradis du tennis, dont profitent les quelques 800 membres du West Side Tennis Club. Pendant que l’US Open bat son plein à seulement quelques kilomètres, une dizaine de sexagénaires s’ébattent dans ce cadre idyllique, tout de blanc vêtus, tradition oblige. Car Forest Hills n’est pas seulement le plus beau club de tennis de New York, c’est aussi un monument de l’histoire du tennis mondial. Tout juste sortie de sa partie de tennis hebdomadaire, Beatrice Hunt, la sympathique historienne du club, 63 ans, nous guide dans ce sanctuaire. « Voici le premier trophée du championnat des États-Unis. Là, c’est la table qui servait à poser la coupe Davis. Nous avons préféré la mettre en lieu sûr au 1er étage car elle était trop proche de la piste de danse… », énumère-t-elle presque comme si de rien n’était, sous mes yeux ébahis, pendant la visite du club-house. 

 

Quand les Beatles atterrissent sur le court n° 5

L’histoire du West Side Tennis Club commence en 1892. Les 13 membres fondateurs établissent leur club à Manhattan, sur trois modestes courts en terre à l’Ouest de Central Park. Après un passage dans le Bronx, le WSTC s’installe définitivement dans le Queen’s en 1912, à Forest Hills, où il trouve un terrain à la mesure de son ambition. Alors que le tennis se mue en spectacle, Forest Hills devient naturellement le théâtre des premiers grands événements tennistiques américains et internationaux. « En 1914, 12 000 spectateurs ont assisté au Challenge Round de la Coupe Davis entre les États-Unis et l’Australie. Cet engouement a aidé le club à obtenir l’organisation de l’US National à partir de 1915 », raconte Beatrice Hunt. L’US National Championship, qui deviendra l’US Open, ne quittera les lieux qu’à trois reprises (à Philadelphie de 1921 à 1923) jusqu’en 1977 et son départ vers Flushing Meadows. La visite suit son cours quand ma guide marque une pause inattendue. « C’est ici que l’hélicoptère des Beatles s’est posé », m’annonce-t-elle en désignant le fond d’un des courts en gazon. Car Forest Hills est aussi un nom qui sonne doux aux oreilles des amateurs de musique. En 1964, en pleine Beatlemania, les quatre gars dans le vent choisissent la voie des airs pour se rendre de Manhattan au Forest Hills Music Festival. Leur atterrissage en douceur sur le gazon du court no 5 fait partie de la légende du club. Tout comme cette fan vraiment très attachante, qui s’était enchaînée volontairement à l’hélicoptère pendant le concert, obligeant l’organisation à se mettre en quête d’une tronçonneuse… 

 

Le stade des premières

Avant d’accueillir les grands noms du rock, c’est bien pour les premières stars du jeu que le Stadium fut construit en 1923, seulement quelques mois après le Centre Court de Wimbledon. « On dit souvent que le Centre Court de Wimbledon a été construit pour Suzanne Lenglen, notre stade a été construit pour Bill Tilden », rapporte Beatrice Hunt. À l’époque, sa structure en forme de fer à cheval et ses 14 000 places en font un édifice novateur. « Les joueurs marchaient depuis le club-house jusqu’au court sur un chemin en briques. Ils faisaient leur entrée sur le court par un chapiteau, où se trouvaient les places des proches des joueurs et la presse », décrit l’historienne du WSTC. Premier jeu décisif (1970), première night session (1975), égalité des gains entre les hommes et les femmes dès 1973, c’est à Forest Hills que les bases du tennis actuel ont été posées. 

La grande histoire du tennis retient que, pour l’instant, tous les Grands Chelems y ont été achevés, à l’exception de celui de Steffi Graff en 1988. Sans compter les petites histoires qui ont participé à la légende de ce court. Il y a cette statue d’aigle posée en haut du stade qui, à la faveur d’un violent orage, tenta de s’envoler mais fut vite rattrapée par sa condition monolithique et échoua à deux pas du court. Elle interrompit une partie historique sur un court voisin entre Althea Gibson, la première joueuse de couleur à prendre part à l’US Open et Louise Brough, la favorite de cette édition 1950. Cette envolée improvisée brisa l’élan d’Althea Gibson, alors qu’elle menait 7/6 dans le troisième set. À la reprise du match le lendemain, la joueuse d’Harlem s’inclina 9/7 en seulement 11 minutes. 

Mais la palme de la malchance revient à ce pauvre spectateur, blessé par balle pendant un match de night session entre John McEnroe et Eddie Dibbs, en 1977. Le coup de feu serait parti d’un des grands immeubles qui entourent le club, créant une sacrée panique. « Je demande ce qu’il passe et on nous répond que quelqu’un “ has been shot ” (a été blessé par balle), s’est souvenu John McEnroe dans L’Équipe en juin dernier. J’avais dix-huit ans, je ne savais pas quoi faire. Alors Eddie a dit : “Dans ces conditions je me casse de là.” Et il est parti du court en courant. Au bout de dix minutes quelqu’un nous dit “quelqu’un has been in shock” (en état de choc). Eddie : “C’est maintenant que vous le dîtes ?” Nous sommes revenus sur le court. Bien après le match, on a appris qu’un spectateur avait vraiment été atteint par une balle. » Avec Beatrice, nous menons l’enquête sur les lieux du crime, dans les tribunes de l’escalier 8. Comment diable cette balle a-t-elle pu atteindre ce Pierre Richard new-yorkais, qui s’en sortit avec une blessure sans gravité ? Nous restons dubitatifs. Affaire classée, ou presque. 

© Art Seitz

« On ne s’est jamais vraiment remis de la perte de l’US Open »

Le dimanche 11 septembre 1977, les supporters argentins envahissent le court pour porter Guillermo Vilas en triomphe dans la nuit new-yorkaise, après son succès face à Jimmy Connors en finale de l’US Open. Une dernière image de joie pour masquer la fin en eau de boudin de l’histoire entre Forest Hills et l’US Open. L’année suivante, le Grand Chelem américain déménage à Flushing Meadows. « Le boom du tennis est tel qu’un jour on jouera peut-être la finale de l’US Open dans un stade de 75 000 places. Mais maintenant le site de Flushing Meadows sera plus adapté que Forest Hills, un club où il n’y a pas assez de places assises, pas assez de places de parking, pas assez de vestiaires, mais surtout pas assez de clairvoyance », lit-on alors dans le New York Times du 12 septembre 1977. Un constat amer en forme de critique adressée aux dirigeants du West Side Tennis Club, incapables de trouver un accord avec la fédération américaine (l’USTA) pour conserver leur bien le plus précieux. « L’USTA voulait qu’on agrandisse le stade, mais à la charge du club. Le club n’a pas voulu payer. Il y avait aussi un désaccord sur le partage des droits télés », justifie Beatrice Hunt. 

Le WSTC soigne son spleen en organisant le World Championship Tennis de 1980 à 1990, puis quitte le devant de la scène, hanté par le spectre de sa grandeur d’antan. « On ne s’est jamais vraiment remis de la perte de l’US Open, avoue Beatrice Hunt dans un sourire. C’était une part très importante de notre culture. » Malgré plusieurs propositions dans les années 1990 et 2000, le club renonce à vendre le Stadium, symbole de son glorieux passé. En pleine décrépitude, l’édifice est finalement rénové en 2013 par une entreprise de l’industrie musicale qui l’exploite depuis à raison de seize concerts par an, renouant avec l’histoire musicale du club. Aujourd’hui, une surface dure multicolore semble recouvrir de toute sa banalité l’histoire mythique du court, en attendant des jours meilleurs. « On essaie toujours d’avoir un tournoi de tennis », affirme Beatrice Hunt. Parfois évoquée, l’idée de délocaliser un ou plusieurs matchs de l’US Open à Forest Hills est pour l’instant restée sans lendemain. Roger Federer suivant les pas de Bill Tilden dans la nuit new-yorkaise pour redonner au Forest Hills Stadium ses lettres de noblesse : la scène est peut-être trop romantique pour être vraie. Elle donne au moins un peu d’espoir, le meilleur remède à la mélancolie du West Side Tennis Club, le temple oublié du tennis. 

 

Article publié dans COURTS n° 6, automne 2019.

30 ans

et des poussières… 

© Icône Image Conseil
© Icône Image Conseil

Depuis quelques semaines, Le joueur et son ombre de Brice Matthieussent est en librairie. Tennis et littérature n’ont pas souvent fait bon ménage. Mais c’est le cas cette fois-ci, lors d’une plongée noire dans les méandres psychologiques d’un joueur au destin tout tracé. Involontairement, il se trouve que j’ai joué ma modeste part dans la genèse de ce roman. Pour comprendre pourquoi et comment, il me faut raconter une histoire de trente ans, dans laquelle se mêlent hasard, amitié et toucher de balle…

Tout ça, c’est la faute de John Fante, Arnaud Clément et Bernard Tomic ! Tout ça quoi ? Un roman, un vrai, un bon, avec du tennis en toile de fond. Même plus que cela d’ailleurs, puisque le héros est la vedette de demain sur le circuit ATP, la petite merveille à qui l’on promet monts et merveille, couvée et coachée par un père too much. Ce roman, Le joueur et son ombre, est signé Brice Matthieussent. Un dingo de tennis pur sucre, radical même, le genre de gars qui se délecte à deux heures du mat’ d’un premier tour Arthur De Greef – Pedro Sousa au Challenger de Lima, filmé à la webcam et diffusé par un streaming incertain.

Bon, je reprends le fil : Fante, Clément et Tomic donc. Drôle de trio, même si deux de ces loustics ont légèrement tapoté dans la balle. Attaquons par John Fante. Parce que si je n’avais jamais lu les romans de cet écrivain américain d’origine italienne, maudit de son vivant, devenu culte de ce côté-ci de l’Atlantique une fois passée l’arme à gauche, il n’y aurait peut-être jamais eu de Joueur et son ombre. Je décrypte : milieu des années 1980, je suis attiré par les couvertures magnifiques – généralement des photos en noir et blanc – des romans de Fante qui viennent d’être publiés en France par Christian Bourgois. C’est souvent risqué d’acheter un livre parce que la couv’ est belle mais là, c’est le bingo et l’EuroMillions dans la même journée ! Le premier que j’ouvre, Demande à la poussière, est traduit par Philippe Garnier, singulier correspondant de Libération à Los Angeles qui a redécouvert Fante, notamment parce que Charles Bukowski n’a de cesse d’en dire du bien quand il n’est pas rond comme une queue de pelle. Garnier consacre alors un grand article à Fante à la fin de l’été 1984. C’est ce papier qui convainc Bourgois d’éditer en France cet auteur inconnu. Et moi, j’enchaîne : Demande à la poussière, Bandini, Rêves de Bunker Hill, Mon chien Stupide, dont l’adaptation au cinéma par Yvan Attal sort ces jours-ci en France. Je précise, petite parenthèse en passant, que les précédentes tentatives de mise en images des mots de Fante ont été des catastrophes, comme Demande à la poussière de Robert Towne ou Bandini de Dominique Deruddere, mais laissons sa chance au film… 

Très vite, je suis happé par la liberté de ton, cette écriture qui sort des clous. Fante, c’est une histoire à lui tout seul des États-Unis du XXe siècle, le rêve américain promis aux émigrés, les lumières d’Hollywood. Le tout est vécu avec excès, une formidable énergie du désespoir, de l’ironie et de l’humour. What else? Ici, la balle est celle des matchs de baseball, et le héros ultime Joe Di Maggio, Sicilien d’origine, légende de son sport et éphémère mari de Marilyn Monroe.

De livre en livre, de bonheur en bonheur, une formule sur la quatrième de couv’ m’attire : « traduit par Brice Matthieussent. » La réussite et le succès de Fante en France tiennent aussi et surtout à la qualité de la traduction de ces textes. Et ce Matthieussent, c’est une évidence, a bien fait son boulot au regard du phénomène Fante en France. Un traducteur qui ne prend pas la mesure du texte, de son rythme, de sa musicalité, de son parfum même, se contentant de le « passer » dans une autre langue, celui-là n’a rien compris. Mais ici, ça swingue, ça crie, ça rit, ça pleure, on y est ! Matthieussent devient pour moi une sorte de légende un peu mystérieuse car je ne connais ni son visage ni son âge. Je le retrouve, au gré d’autres lectures : Richard Ford, Bret Easton Ellis et surtout Jim Harrison.

Trente ans plus tard, me voilà organisateur d’un festival littéraire dans le sud de la France. Je traîne sur les sites web des maisons d’édition à la recherche de la bonne brochette d’auteurs à inviter et je découvre alors que Matthieussent est également romancier. Cela fait même un petit moment, mais ça m’avait échappé. Coup de pouce du destin, il sort justement un livre : Luxuosa (P.O.L., 2015). On l’invite, il accepte. Je suis heureux comme un gosse à la veille des grandes vacances. Je vais rencontrer celui que je considère comme mon passeur, mon guide, mon maître ès littérature américaine. Et re-bingo, le type est adorable et on se découvre une passion partagée pour le tennis. Je capte vite que c’est un die hard fan. Pas de ceux qui aiment ce sport au printemps, pas de ceux qui racontent que c’était mieux avant (Ah Borg ! Ah McEnroe ! Ah Connors ! Quelles personnalités, etc.), pas de ceux qui pensent que McEnroe a mené deux sets à rien et break en finale de Roland-Garros 1984, pas de ceux qui vous racontent, sûrs d’eux, que Chang a servi à la cuillère contre Lendl… en finale de Roland-Garros. 

Deuxième protagoniste de l’histoire : Arnaud Clément. Inutile de vous présenter le bonhomme. Il n’est pas question ici du joueur mais du directeur de tournoi, l’un des jobs de sa nouvelle vie. Aixois dans l’âme, « La Clé » s’est mis en tête de relancer le tournoi Challenger de sa ville. Aix, terre de tennis, étape historique du grand circuit et d’une demi-finale de Coupe Davis France – Nouvelle-Zélande en 1982, théâtre en 1977 de la victoire en finale d’Ilie Nastase sur Guillermo Vilas. Le match est resté dans les mémoires puisque le Roumain coquin utilisait la raquette à double cordage, dite spaghetti, qui fut bien trop indigeste pour celui qui était alors invincible sur terre battue, restant sur une série de 53 victoires consécutives sur cette surface. En 1984, le tournoi disparut du calendrier ATP pour réapparaître en Challenger en 2003, avec cette année-là une finale au couteau entre le survitaminé Mariano Puerta et un niño de Majorque nommé Rafael Nadal, comme à Roland-Garros deux ans plus tard. La renaissance fut assez brève – deux éditions – puisqu’il s’est avéré que le tournoi était géré par une bande de Rapetou, incapables, au soir de la deuxième édition, de payer une grande majorité des joueurs. Rideau, donc, avant que Clément ne relance l’affaire en 2014. Avec décontraction, sérieux et succès. J’ai toujours bien aimé le personnage d’Arnaud Clément, ultra-professionnel et volontaire sur un court, sympathique et modeste en coulisses. Il a mené une carrière exemplaire à plus d’un titre, notamment par sa capacité à faire fructifier son potentiel. L’archétype du type bien avec lequel il est très agréable de passer du temps. C’est donc avec plaisir que je me rends à son tournoi. En ce samedi de demi-finales, édition 2018, j’ai justement invité Brice, qui vient de Marseille en voisin. Ce qui nous amène au coupable numéro trois : Bernard Tomic.

Cette année-là, Aix est sur le chemin de l’enfant perdu du tennis australien, dont on ne mesure plus très bien l’intérêt pour le circuit professionnel. Tomic, quart de finaliste à Wimbledon 2011 à 19 ans, a perdu les pédales à cause d’un père fou et violent et d’une incapacité à se colleter les lumières de la gloire. Son talent, immense – unique même – ne peut compenser un je-m’en-foutisme manifeste et des couchers au petit matin. Avec Brice, en tout cas, on est très heureux de voir de près l’animal, classé cette semaine-là au 243e rang mondial, et qui s’est hissé en demi-finale après avoir notamment écarté une balle de match au premier tour. Tomic, son œil de faucon, son insolente facilité, sa merveilleuse nonchalance et son toucher de velours. L’Australien, malgré le chaud soleil de Provence, est tout de noir vêtu. Un choix qui va interpeller l’ami Brice. « Noir, oui, mais surtout des moirages multicolores totalement incroyables. Je me suis dit que sa tenue était un rappel des folies qu’il doit faire le soir. Et me vient l’idée qu’il y a le joueur le jour et le joueur la nuit. Avant ce moment précis, dans les tribunes du Country Club d’Aix, je n’avais jamais imaginé écrire un roman sur le tennis, raconte-t-il. Tomic m’a donné l’idée d’inventer un joueur à la mode Docteur Jekyll et Mister Hyde. » Il sera également australien et s’appellera Chris Piriac. La comparaison avec Tomic s’arrête là, même si lui et son double romanesque ont en commun un art consommé de la défaite et d’une vie dissolue. 

Fante-Clément-Tomic, on a fait le tour du propriétaire dont je suis en quelque sorte le trait d’union. Quinze mois plus tard, le temps qu’il a fallu à Novak Djokovic pour remporter trois titres du Grand Chelem supplémentaires et à Nadal deux Roland-Garros, Le joueur et son ombre se retrouve donc en librairie, au beau milieu de cette bataille de chiffonniers qu’est la rentrée littéraire.

J’aime l’idée que cette jolie succession de hasards, comme dans un film de Claude Lelouch, a pu conduire à la naissance d’un livre. Brice, ce petit cachotier, ne m’avait jamais rien dit de ses intentions. Et puis, en février dernier, arrive dans ma boîte mail un texte qu’il me demande de relire, c’est Le joueur et son ombre. Quel choc ! Dans mon petit panthéon personnel, c’est comme si Jimmy Connors, reprenant sa carrière, m’avait demandé de le conseiller.

Sans trop en dévoiler, ce roman raconte l’histoire d’un joueur prometteur, à la personnalité double et complexe, qui va prendre un chemin bien plus escarpé et accidenté qu’attendu, jusqu’à se noyer dans les défaites. « Je suis fatigué de la société de la victoire, de cette culture qui nous pousse à devenir le meilleur. J’ai voulu explorer l’inverse », poursuit l’auteur dont connaît aussi la passion pour Dostoïevski. 

Foisonnant, intense et échevelé comme un Federer – Nadal grand cru, Le joueur et son ombre explore des coulisses romancées du circuit. Il ausculte, à travers le personnage de Piriac et de l’un de ses adversaires, le côté sombre de nos âmes et notre part de schizophrénie. Une schizophrénie d’ailleurs souvent bien affirmée chez les joueurs de tennis, professionnels comme amateurs. Sommes-nous tous des Chris Piriac ? Allez vérifier par vous-même… 

 

Article publié dans COURTS n° 6, automne 2019.

Brice Matthieussent Phebus, 2019

Matthieussent digest

Professeur de philosophie de l’esthétique à l’école des Beaux-Arts de Marseille, Brice Matthieussent – désormais à la retraite, le bienheureux – a mené en parallèle une foisonnante carrière de traducteur de littérature anglo-saxonne. Matthieussent a traduit autant de livres que Martina Navratilova a remporté de titres : plus de 150 ! À son palmarès : Bukowski, Miller, Kerouac, Bowles, Ford, Thoreau, Easton Ellis, Updike ou Jim Harrison, dont il est devenu la véritable voix française et dont il fut l’ami. Il s’est ensuite lancé dans le roman en 2006 avec La vengeance du traducteur (P.O.L., 2009), prix du Style 2010. Le joueur et son ombre est son sixième roman et le premier qui aborde le monde du tennis, son autre grande passion.

Daniil Medvedev

L’âme russe

2019 US OPEN © Ray Giubilo

Vous connaissez Daniil. Peut-être Medvedev. Et de nombreux Daniil Medvedev. Sur le court comme en dehors, le Russe, finaliste du dernier US Open, échappe aux étiquettes. Portrait.

« C’est comme les poupées russes qui s’emboîtent. Il y en a une grande et, en dessous, il y a des nuances de jeu. » C’était il y a quelques semaines. Daniil Medvedev n’était pas encore finaliste de l’US Open. Mais le Russe de 23 ans venait de vivre ses premiers bouleversements estivaux, à l’heure où les fans gardent sur le circuit un œil un peu distant, les pieds dans le sable chaud et le spritz à la main, dans un grand verre bien frais. Gilles Cervara, son entraîneur français, se réjouissait des possibilités de son poulain, après que ce dernier eut soulevé le vase déroutant du Masters 1000 de Cincinnati. 

Les poupées russes. Un poncif, un vrai, à l’heure d’évoquer en vrac : le pays des tsars et du communisme moustachu, les immensités d’acier, de bronze ou de béton des statues soviétiques, les babouchkas en chapkas et robes longues, jamais loin du samovar familial dans l’isba sibérienne… Parmi ces allégories figurant la Mère Russie, la matriochka aux joues rouges, qui renferme une matriochka aux joues rouges, elle-même dévoilant une matriochka aux joues rouges, raconte un peu de l’âme russe : la vérité se cache toujours derrière les apparences et il faut ouvrir bien des poupées gigognes pour comprendre une personne.

 

Le Joueur, Fiodor Dostoïevski (1866)

Sa silhouette de grand escogriffe n’a pas grand-chose à voir avec ces sympathiques poupées replètes, mais Daniil Medvedev semble parfois nous montrer une nouvelle matriochka à chacun de ses coups de raquette. « Il est capable de jouer plusieurs types de jeu », continue Gilles Cervara dans L’Équipe, au milieu du mois d’août. « Il peut avoir des coups très tendus, très plats et très longs. Il peut jouer sans rythme. Mais il est aussi capable de développer un jeu hyper agressif et de mettre des coups de fond de court qui font des points gagnants. » De monter au filet, également, à l’image de sa finale face à Rafael Nadal, à l’US Open : il était allé chercher 30 % de ses points à la volée… Stan Wawrinka en a d’ailleurs subi les conséquences en quart de finale. Ses qualificatifs ? Solide. Un jeu pénible à jouer. Différent. Revers très à plat. Et le Suisse de conclure : « Il est très fort pour vous faire perdre votre rythme. »

Dans une chronique pour L’Équipe, Mats Wilander, qui compare le bonhomme à un félin de sa génération, le chat Mecir, au jeu tout aussi illisible, l’exprime en des termes bien plus crus : « Daniil Medvedev vous pousse à croire que vous jouez un tennis de merde. »

Lui pratique un tennis anachronique, soutenu par un sens du jeu ébouriffant. Un coup droit à la préparation étrange, un revers qui va chercher loin, loin derrière, une âme de contreur qui vous met en échec, mais une adaptation permanente aux circonstances, possible lorsqu’on sait tout faire. « J’essaie de faire rater aux joueurs des coups qu’ils n’ont pas l’habitude de jouer », confirme-t-il en conférence de presse. « J’ai gagné de nombreux matchs simplement parce que l’adversaire ne s’habituait pas à mon jeu et ratait beaucoup. » Faire en sorte que son vis-à-vis réfléchisse, gamberge, tergiverse, au point qu’il ne sache plus comment ni quoi faire. L’amener à ouvrir, confiant, une matriochka sur le tout premier point ; en montrer une nouvelle sur le deuxième à ce joueur curieux ; le voir en sortir, étonné, une troisième dans la foulée, puis une quatrième et une cinquième… « Une série comporte le plus souvent cinq, sept ou dix poupées, détaille l’indispensable Wikipédia, mais peut aller, pour les plus grands modèles, jusqu’à 64. » 64. L’adversaire de Daniil Medvedev risque bien d’en casser sa raquette.

2019 US OPEN © Ray Giubilo

Guerre

À moins que le Russe ne casse la sienne avant ? Car, si l’on peut éplucher son jeu comme un oignon, l’on découvre aussi nombre de Daniil et de Medvedev à le regarder évoluer sur et en dehors des courts… C’est un mètre 98 qui a tendance à se faire plus petit qu’il ne l’est, plutôt discret, pas tape-à-l’œil : dans le privé, ce garçon est « limite effacé », témoignait Jean-René Lisnard pour 20 Minutes, durant l’US Open. Lui le voit évoluer au quotidien puisqu’il l’accueille au sein de son académie, Elite Tennis Center, depuis 2014. « Quand il vient manger au club, c’est vraiment Monsieur Tout-le-monde. Il passe inaperçu. Il a beaucoup de distance vis-à-vis du star system. » Docteur Jekyll lui-même dépeint pourtant une réalité plus contrastée : « Je suis vraiment quelqu’un de particulier. À l’extérieur du court, je parais, à mes yeux et à ceux des gens qui m’entourent, très simple, facile et calme. Mais, en fait, mon monde intérieur est très complexe et difficile. Je dirais qu’il est incompréhensible, même pour moi. »

Mister Hyde n’est donc jamais bien loin et la matriochka gironde et sémillante peut soudain révéler… une Baba Yaga échevelée, aux dents longues, qui ne tend qu’à une chose : faire rôtir dans son four les gamins polissons. C’est heureux pour lui, pour nous, pour eux, mais Daniil ne partage pas pleinement les penchants de cette sorcière slave – question d’appétit ? D’ailleurs, le ramasseur de balles contre lequel il s’était emporté lors de son match face à Feliciano Lopez, à New York, n’était pas un bambin. Mais c’est ce Medvedev qui se laisse parfois prendre par la folie d’un sport : le doigt d’honneur masqué au public, les piécettes lâchées au pied de la chaise d’arbitre à Wimbledon, en 2017, l’insidieuse réflexion faite à cette autre arbitre, au Challenger de Savannah, menant à sa disqualification…

 

et paix, Léon Tolstoï (1865)

« McEnroe utilisait sa colère et se nourrissait des réactions du public », explique une psychologue du sport interrogée par le New York Post. « Les fans peuvent adorer cette façon de faire, mais aussi la haïr. Et, lorsqu’ils commencent à la haïr, cela devient assez problématique pour qui la laisse courir et se développer. » Truisme tennistique, nous direz-vous ! Mais c’est aussi pour cela que Daniil Medvedev a décidé d’enrichir son staff d’une préparatrice mentale. Aux côtés de Gilles Cervara, son coach, et d’Eric Hernandez, son préparateur physique, Francisca Dauzet l’aide désormais à se canaliser sur le court. À transformer l’énervement en énergie positive. 

Dans un très bel entretien accordé à L’Équipe, fin août dernier, Daniil Medvedev raconte la genèse de cette démarche pas si courante : « J’ai compris que je ne pouvais pas faire les conneries que je faisais avant, sinon j’allais passer ma vie à être disqualifié. Vous n’imaginez même pas comment j’étais jusqu’à 19 ans… […] Crier, pleurer, casser des raquettes… Je faisais tout. Tout ce que vous pouvez imaginer, je le faisais. […] Et après chaque défaite, je me disais : pour quelle raison je fais ça ? »

Baba Yaga s’est adoucie… À Flushing Meadows, elle est d’abord retombée dans ses travers en chambrant volontairement ce public qui l’avait prise en grippe suite à ses frasques face à Lopez.
La scène a fait le tour du monde : Daniil Medvedev, les deux pieds bien rivés au Decoturf américain, qui agite ses bras moqueurs afin de recevoir les sifflets comme on reçoit des fleurs. Une esbrouffe rapidement suivie d’excuses : « J’ai été idiot, pour être honnête. Je fais parfois des choses dont je ne suis pas fier et je travaille à être une meilleure personne sur le court, parce que je pense que j’en suis une en dehors. » Face à Köpfer, il s’est contenté de charrier le public en interview… Avant de faire pleinement amende honorable à l’issue de son succès sur Wawrinka. Mission accomplie : s’il est toujours « the villain », incarnant le méchant pour les manichéens, ce « love-him-or-hate-him » des médias, Daniil Medvedev est surtout, désormais, une sacrée personnalité tennistique… à même d’aller chercher, à terme, la première place mondiale ?

2019 US OPEN © Ray Giubilo

La Mère, Maxime Gorki (1907)

Et pourquoi pas ? S’il y parvient, ce sera décidément grâce à une autre matriochka… Son clan. Un manuel pour professeurs aux pages un peu vieillottes rappelle l’essence de ces poupées gigognes : « Elles symbolisent les valeurs fondamentales : maternité, famille, collectivisme, unité et chaleur humaine. » La maman, Olga, le papa, Sergey, sans lien avec la petite balle jaune, qui avaient plutôt prévu de mettre leur Daniil à la natation à l’heure de lui trouver un sport. « Quand on est arrivés à la piscine pour la première fois, on a vu une annonce qui donnait les infos sur les sélections pour le groupe de tennis… » « Le hasard a créé telle situation ; le génie s’en est servi » : c’est ce que l’histoire retiendra, comme le disait Tolstoï. Elle retiendra aussi Madame, Daria, puisqu’à 23 ans, il est déjà marié… « Elle m’aide énormément, simplement en se tenant ici, à mes côtés. J’ai commencé mon ascension le jour où je l’ai demandée en mariage. C’était en 2018, à Wimbledon, j’étais 67 e mondial… À la fin de l’année, j’étais 16 e. » 

Pour autant, cette poupée russe en révèle une autre, également tricolore, tendant au bleu-blanc-rouge plutôt qu’au blanc-bleu-rouge. Car Daniil Medvedev est bien le plus français des joueurs russes. C’est à 18 ans qu’il s’exile de son berceau moscovite pour progresser. Direction Cannes, ses plages de sable et ses courts en terre, où habite sa sœur, et la structure de Jean-René Lisnard, Elite Tennis Center. Un coach français, un préparateur physique français, une préparatrice mentale française… Sans parler de Tecnifibre, son équipementier raquette, et de Lacoste, qui l’habille depuis mars. Ce multiculturalisme colle bien à ce personnage insaisissable, qui doit entendre plus souvent la langue de Molière que celle de Pouchkine. Rien de bien étonnant… Chapka sur la tête, valenki aux pieds, mais baguette sous le bras et camembert pas loin : la matriochka franco-russe survit depuis des siècles, des poèmes de Pouchkine en français aux dialogues de Tolstoï aux accents parisiens !

Ne reste plus qu’une dernière matriochka… Celle du succès. Daniil Medvedev en a découvert les premières pièces cet été. Le bois est noble, la peinture clinquante et des reflets fugaces laissent deviner un peu d’argent ou de doré, ceux des trophées. Elle est symbole de prospérité, raconte cette Russie des touristes, que le monde entier connaît. Qui sait s’il en trouvera cinq, sept, dix… ou 64 ? 

 

Article publié dans COURTS n° 6, automne 2019.

Padel

état des lieux et perspectives

© Joël Blanc

Où s’arrêtera le sport de raquette qui monte, qui monte… ? Après une première prise de contact dès son numéro de lancement, puis être parti à la rencontre de Fernando Belasteguin dans son no 2, Courts s’en va promener une nouvelle fois du côté des installations de padel. Des joueurs aux entrepreneurs, des avancées majeures des dernières années aux perspectives pour celles à venir, tour d’horizon, avec ses acteurs, d’une discipline qui n’en finit pas d’aller voir au-delà de ses parois vitrées.

Des chiffres !

Histoire de débuter par un aperçu « objectif » du poids du padel, et – surtout ? – de sa montée en puissance. Soit 8 millions de pratiquants à travers le monde. Plus de 3 millions de personnes devant leur stream Youtube pour suivre en direct les dernières étapes du World Padel Tour. Et, en Espagne, depuis août dernier, plus de licenciés padel (75 000) que de tennis (un peu plus de 70 000), phénomène d’autant plus remarquable si l’on considère la vitesse à laquelle le croisement des courbes s’est réalisé : le padel comptait 6 000 licenciés au début des années 2000, quand la RFET, la Fédération espagnole, figurait encore au-dessus des 100 000 licenciés en 2012. Dernière mesure pour donner une idée de la courbe ascendante du padel : la France compte 832 terrains en 2020 contre 110 en 2014, et 382 clubs contre 48 il y a six ans. Comme le symbole ultime de l’envolée du padel, maximisant son potentiel dans ses bastions historiques et poursuivant sa progression ailleurs.

« Si les pays hispaniques restent les places fortes du padel, on estime qu’ils tendent à atteindre un plafond, explique Franck Binisti, figure incontournable des médias padel en France avec son Padel Magazine. L’Espagne, où le nombre de licences n’est pas forcément pertinent pour refléter un impact réel tant le sport se définit plutôt par une pratique loisirs, c’est 2,5 millions de pratiquants, soit le second sport national derrière le foot ! Mais ce qui est intéressant aujourd’hui, c’est que le padel “prend” partout, en-dehors de ces pays phares. La France, le Portugal, l’Italie, la Suède qui est le nouvel eldorado des marques… La dynamique est clairement porteuse pour un sport qui reste récent, en devenir. » « Je n’ai jamais vu ça, confirme Vincent Laureyssens, président du World Padel Tour Belgique. Même s’il y a encore de la marge sur les chiffres bruts, des +300, +400 % sur certains indices de progression… c’est vertigineux ! » 

 

Mais qu’est-ce qu’ils y trouvent, tous ? 

« L’avantage du padel, c’est que si tu essayes, tu vas aimer », tranche Vincent Laureyssens. « Au padel, on s’amuse vite, confirme Clément Geens, no 601 à l’ATP et, comme beaucoup de ses camarades du tennis, féru de padel. Il m’est arrivé de donner des cours l’an passé et c’était flagrant comme les gens progressaient vite et rigolaient rapidement. C’est le gros avantage par rapport au tennis : au tennis, tu peux y aller avant de t’amuser, c’est un sport où tu en baves au départ ! Au padel, tu sais assez vite un peu tout faire. »

Voilà pour les novices. Et les joueurs de tennis pro, eux qui savent déjà jouer (et pas qu’un peu !) au tennis, quel plaisir y trouvent-ils pour tous se ruer ainsi sur la pala ? « Pour nous c’est différent, oui, mais je dirais qu’on trouve au padel beaucoup de choses qu’on n’a pas, ou moins, au tennis : on joue beaucoup de volées, on est avec un partenaire, c’est moins dur physiquement, aussi, ce qui explique que beaucoup de joueurs qui arrêtent le tennis basculent assez naturellement vers le padel… C’est sympa car à l’arrivée, quand tu maîtrises bien le tennis, tu te rends compte que le padel propose des sensations et des tactiques assez différentes. »

Dernier facteur, pratique celui-là : « Pour un club municipal, outre d’être le sport “à la mode” et de permettre une offre différente à destination des adhérents, un terrain de padel a l’immense avantage de prendre peu de place », souligne Franck Binisti. Entre un gazon synthétique et un terrain de padel, le choix est vite fait ?

 

Quel modèle ? 

« Souvent, c’est le modèle privé qui prédomine, poursuit Franck Binisti. Il se caractérise par des systèmes de pôles, où l’on réunit les infrastructures et compétences padel sur quelques endroits donnés, dans des grands centres avec beaucoup de terrains, dont quantité de terrains indoor… Le Portugal a opté pour ce modèle, la Suède également, où Zlatan Ibrahimovic lui-même a investi dans notre sport avec ses “Padel Zenter”… » En France aussi, ce modèle privé existe – il est même pionnier du padel dans l’Hexagone et, par la taille de ses structures, demeure majoritaire en nombre de terrains, globalement comme en salle. Mais depuis 2014, la discipline a été intégrée dans les statuts de la Fédération française de tennis, et un autre modèle de développement est venu s’ajouter dans les clubs de tennis : « On sent bien que ça bouillonne », témoigne Hubert Picquier, élu de la FFT en charge du padel et habitué à présent à ce que tout projet de rénovation/réhabilitation de club comporte un volet padel : « La FFT apporte des aides importantes pour la construction des terrains. Le maillage est en train de se faire, nous avons de moins en moins de régions sans padel, ce qui montre que nous sommes sur une très bonne dynamique. Chose intéressante également concernant l’investissement financier dans le padel : les villes s’y intéressent de plus en plus et sont prêtes aujourd’hui à porter et à développer la discipline. » 

Et si, statutairement, la Fédération ne peut aider financièrement les clubs privés, l’élu prend soin d’ajouter « que nous essayons de les aider autrement, via par exemple nos très nombreuses manifestations avec le FFT Padel Tour, qui a vocation à les aider grâce à la force de frappe de la FFT ». Côté pile, « le savoir-faire de la FFT et cette force de frappe, humaine et financière, dans l’organisation d’évènements, sont sans équivalents dans le monde entier : même en Espagne, on ne peut que nous les envier », synthétise Franck Binisti. Côté face, « la coexistence avec les structures privées n’est pas toujours évidente, ce qui a d’ailleurs amené ces dernières à se structurer il y a quelques semaines en association de clubs privés : l’AFCP, Association française des clubs de padel ». Quoi qu’il en soit, « tout le monde est bien conscient qu’un dialogue constructif est profitable à tous ». 

© Joël Blanc

Prochaine étape ?

Ou comment passe-t-on de la « vague » (Franck Binisti), du « sport tendance » (Vincent Laureyssens), au « boum », celui après lequel il n’y a plus aucun risque que le soufflé retombe ? La réponse est unanime : « La visibilité à la télé. C’est la prochaine étape pour le padel, tranche Franck Binisti. La retransmission en direct des grands tournois, c’est l’explosion de la médiatisation, de la fréquentation, du sponsoring… Cela enclenche le cercle vertueux de la connaissance du padel par le plus grand nombre, et la sortie du “ah, c’est le sport qu’on pratique sur l’eau ?” que l’on entend encore trop souvent. » Vincent Laureyssens abonde : « Il reste un cap à franchir dans la médiatisation et l’exposition évènementielle. Une diffusion des plus grandes étapes du Tour, des exhibitions et des animations avec les meilleurs mondiaux et des vedettes d’autres disciplines… Aujourd’hui nous restons dépendants de la billetterie – on estime que le “ticketing” représente minimum 25 % et parfois jusqu’à 75 % des rentrées financières d’un tournoi de padel. »

Dans ces conditions, lui a dû renoncer, coronavirus oblige, au tournoi Open qu’il devait organiser à Bruxelles cette année, à la fin septembre. « Une reprise à huis clos était impossible économiquement et ne correspondait de toute manière pas à l’image que nous voulons donner du padel. » Et d’illustrer : « Là, pour réamorcer en 2021, je pense que nous opterons dans un premier temps pour une exhibition, comme celle que nous avions organisé place Rogier en 2019. À l’époque, nous avions croisé les vedettes du padel avec d’autres venues du tennis, de l’équipe nationale de hockey sur gazon championne du monde… Des initiatives pareilles drainent du public. Le coût est moins élevé, il y a des stars, donc une grosse fréquentation, donc les médias. Le tout est d’améliorer l’exposition, pour amener au padel des gens extérieurs aux sports de raquettes. »

 

Padel et tennis : complémentaires ou concurrents ?

Nous y voilà. C’est « la » question (la crainte originelle côté tennis ?) à laquelle il n’existe pas encore de réponse évidente, faute d’études et de chiffres fiables sur le sujet – tout au plus certaines coïncidences interpellent, telle la baisse de 35 000 licenciés tennis en Espagne sur huit ans, pour une augmentation de 35 000 licenciés padel dans le même intervalle. Alors, simple hasard ou vases communicants ? De son vécu de bord de terrain, Clément Geens voit « quand même pas mal les mêmes personnes du court de tennis au terrain de padel ». Mais au-delà des ressentis, l’incertitude prévaut… et les avis sont partagés. « Il n’y a pas de concurrence entre les deux, pour Vincent Laureyssens. Et le padel peut sauver des clubs de tennis. Ici, à Bruxelles, même un club comme le Royal Leopold Club s’y est mis, ce qui aurait semblé inconcevable il y a encore quelques années ! »

S’il ne nie pas que le padel « se convertit aujourd’hui en solution miracle pour beaucoup de clubs de tennis », Romain Taupin, du site spécialisé Padelonomics, y voit de son côté « le loup dans la bergerie ». Et de développer : « D’après une étude du ministère des Sports réalisée en 2018, les sports de raquette attirent peu : seulement 6 % des personnes interrogées y répondaient qu’elles testeraient bien un sport de raquette. Dès lors, cela implique que la croissance du padel ne se réalise pas en créant de nouveaux adeptes des sports de raquette mais en transformant (subtilisant) des joueurs existants à d’autres sports de raquette – dans notre cas, de tennis. » Pour citer la célèbre formule d’un homme qui, à défaut de savoir s’il pratiquait le jeu de paume, était aux premières loges pour savoir ce qui se passait dans la salle éponyme vers 1789 : rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ? 

 

Article publié dans COURTS n° 9, automne 2020.

Dictionnaire amoureux du tennis

Laurent Binet et Antoine Benneteau - Éditions Plon, 2020

26 lettres, 552 pages, 409 mots. Il faut bien ça pour écrire son amour du tennis. Mais avec leur Dictionnaire amoureux du tennis, Laurent Binet et Antoine Benneteau racontent bien plus que la petite balle jaune et la géométrie de son court rectiligne.

Lui aime Grigor Dimitrov. Vous gardez en mémoire la splendeur du chip and charge de Stefan Edberg. Moi, j’ai noirci des pages sur… Stéphane Robert. Lui est capable de s’épancher sur Vijay Amritraj sans l’écrire Armitraj. Sur Tom Okker et Jaroslav Drobny. Vous gardez encore dans un carton, avec vos reliques d’ado, des lettres d’amour adressées à Richard Gasquet. J’ai toujours entretenu un improbable élan secret pour les glissades et les furies douteuses de Guillermo Coria. Son héros – comme le nôtre ? – se nomme John McEnroe. Vous vous êtes passionné pour : Paradorn Srichaphan, Mikael Pernfors ou… Wayne Ferrera ? N’exagérons rien. Je l’aime tant que je ne suis plus capable de regarder un seul match de Roger Federer, tétanisé par l’idée de le voir perdre. Lui a grandi avec Jimmy Connors, justement « lorsqu’il ne gagnait plus ». Vos souvenirs d’enfance résonnent encore du boum-boum de Becker. Des pralines de Tanner ou des tours du magicien Mecir. 

L’amour est la chose la moins explicable au monde. Mais aussi la plus unanimement partagée. Si un Central comble a collectivement soutenu Steffi Graf et sa légende monumentale, beaucoup gardent ce petit truc, ce pincement, ce titillement affectif qu’on ne saurait nommer pour Martina Hingis, la vilaine fille d’alors. C’est malgré… ou parce que.

 

Dimitrov, Grigor : n’avait rien demandé à personne

Le Dictionnaire amoureux du tennis tente de mettre des mots sur ce qu’on ne sait nommer, ni expliquer. Co-écrit par Laurent Binet, qui y confesse, comme expliqué plus haut, son béguin goûtu pour Grigor Dimitrov, Big Mac et Jimbo, et Antoine Benneteau, touche-à-tout ayant coaché son frère Julien, fréquenté les coulisses du circuit, mais troqué ici la raquette pour les touches de son clavier, cet ouvrage rappelle ce qu’est un dictionnaire. Un pavé tout autant pataud qu’épais, qu’on parcourt rapidement une fois l’an ? Une litanie d’entrées en gras, de laïus en lettres italiques et de définitions ? Un gros rehausseur pour que le petit dernier puisse contempler son assiette plutôt qu’un plan de coupe de la table à manger ? Non. Mais le discours de votre témoin de mariage, plutôt. Elles semblent loin, bien loin, nos vieilles et rasoirs leçons de latin : « dictio », « dictionis », c’est effectivement le «discours». Des mots qui, faisant sens en vous, racontent un peu de votre vie ; quand ceux que vous ignorez racontent ce qu’elle n’est pas, ce qu’elle sera peut-être, ce qu’elle aurait pu être. Un dictionnaire amoureux s’adresse donc à chacun d’entre nous. Il est notre témoin, costume pimpant et boutonnière en moins, qui déclame une prose double sens : pour l’assemblée pompette, ses yeux émus et ses trognes écarlates ; pour le marié qui, lui, en saisit tous les échos intimes.

 

Love, de l’ang. : quand l’amour donne un œuf

La mariée est ici le tennis et sa robe, jaune forcément, laisse supposer qu’elle nous a déjà fait cocu quelques fois. Lorsqu’on est mené « Love-Forty » ? Par exemple, même si ce Dictionnaire amoureux du tennis nous apprend que ce « love » fleurait bon l’entourloupe : « Si, en anglais, “zéro” se dit love, on pense que c’est par une déformation du français, “l’œuf” qui annonçait un score nul au jeu de paume. » Quelle déception ! Faut-il pour autant envisager le break avant même d’avoir fini le discours du copain ? Non, et la paire Binet/Benneteau nous l’explique très bien : « Une balle de break n’a pas tant vocation à être convertie qu’à être sauvée. En effet, une balle de break, sitôt convertie, cesse d’exister, elle est immédiatement oubliée, dissoute dans le grand flux du score. Le break est fait, il devient lui-même à confirmer au jeu suivant, l’histoire passe sans s’arrêter. Les joueurs sont déjà loin. Il en va très différemment si elle est sauvée. » Si elle l’est, c’est une nouvelle histoire qui commence. Comme celle de Roger Federer à Roland-Garros, ce 1er juin 2009, lorsque le pan libérateur de sa gifle en coup droit souffle la terre sur la ligne de côté opposée, évapore la confiance de Tommy Haas et sauve la balle de break la plus importante de sa carrière. « Honnêtement, quand j’ai gagné ce point, je me suis dit : “Voilà, c’est fait, je vais retourner le match” », explique le Suisse à l’issue de la partie. Mené deux-sets-et-presque-un-break à rien, il s’impose en cinq manches et soulève, six jours plus tard, la coupe des Mousquetaires. À quoi tient une histoire ? 

 

Attente, subst. fém. : un jour, peut-être, Yannick aura un héritier…

C’est la question que pose ce dictionnaire. Que devient-elle ? Comment se transforme-t-elle ? Il y a l’histoire d’amour contrariée par une trop longue attente : « Cela fait maintenant trente-six ans que nous attendons qu’un joueur français gagne un grand chelem en simple. » Et Laurent Binet de comparer cette attente à celle de l’être aimé au café, décrite par Roland Barthes dans Fragments d’un discours amoureux. C’est une pièce de théâtre. Prologue ? Je prends note du retard. Okay. Bien, bien. J’enregistre, j’aurais dû retarder mon avance. Acte I ? J’en suppute les causes. En toute sérénité. Elle a : ou raté son bus ; ou rencontré l’amour de sa vie – et ce n’est, a priori, pas moi. Acte II ? Je me mets en colère. Zéro éducation. Scandaleuse. Pour qui se prend-elle ? J’évite l’injure, on ne sait jamais, elle peut encore surgir. Acte III ? « J’atteins (j’obtiens ?) l’angoisse toute pure : celle de l’abandon », écrit Barthes. Son numéro n’est plus attribué ? Ah. Comme il n’y a pas encore de Tinder de la fabrique des champions de tennis, on risque d’attendre encore un peu, tout seuls, à cette table de café…

Il y a l’histoire d’amour partagée en quinconce. Une balle de match, un seul vainqueur. Cette balle de match peut être « sereine », « miraculeuse » ou « magnifique » selon Antoine Benneteau : « Au filet, après la magnifique, il est fort possible de voir le vaincu tomber dans les bras du vainqueur. Les deux combattants savent au fond d’eux qu’ils viennent de partager un moment intime. Le match nul aurait été plus juste. » Sauf qu’« il n’y a pas de justice dans le tennis », mais une asymétrie : un heureux, un déçu. L’amoureux éconduit qui s’entend gentiment expliquer qu’il est « trop bien pour elle ». « J’sais pas trop ce qu’il y a… C’est pas toi, c’est moi. » L’œil est convenablement humide, la main gauche consolatrice, tandis que la droite gère, sur WhatsApp, la sauterie du lendemain. Il faut s’en contenter. Et retourner à sa terrasse de café attendre le prochain être aimé.

 

Djokovic, Novak : « Ce copain un peu trop collant… »

Il y a l’histoire d’amour un peu forcée, où l’on réclame plus qu’on ne provoque et où, ce faisant, on se montre un chouïa rustre et lourdaud. Pour Laurent Binet et Antoine Benneteau, c’est sans aucun doute Novak Djokovic. Il est « ce copain un peu trop collant, qui essaie trop, qui fait tout pour vous faire rire, ou pour montrer qu’il veut être votre ami ». Il mâche de l’herbe à Wimbledon, force ses cœurs envoyés au public. Ce serait néanmoins grossier d’en faire le Jean-Claude Dusse de la petite balle jaune. Car Novak a peut-être du mal à conclure, mais il est adoré par sa famille, adulé dans son pays… A-t-il vraiment besoin de plus ? Il faudrait le lui demander.

Il y a l’histoire où l’amour le cède à la perversité, et ce Dictionnaire amoureux du tennis ne fait pas l’économie de ces récits horribles. La mauvaise personne se présente à la terrasse du café… La suite n’a pas assez de mots pour se raconter. Ces mots permettent de témoigner, comme le fait admirablement Isabelle Demongeot dans son autobiographie, Service volé, mais il est forcément beaucoup de choses qu’ils ne peuvent pas décrire. Régis de Camaret, Andrew Geddes : si le tennis est un sport merveilleusement humain, il arrive que ses rencontres soient monstrueusement inhumaines.

 

Souffrance, subst. fém. : pain quotidien du joueur

Il y a toutes ces histoires où l’on souffre. « Le tennis m’a tout pris », écrit Antoine Benneteau. « Ma jeunesse, mon temps, ma famille, mes amis, mon argent… Il réussit la prouesse de me faire croire que ça a été mon choix de tout lui donner. Il m’a fait souffrir et m’a fait croire que cette souffrance me rendait heureux. » Il est où le bonheur, il est où ? « Dans l’instant qui suit la fin du dernier point d’un match, en cas de victoire : un shoot d’endorphine, un pic de fièvre, un orgasme, un soulagement, un état d’extrasensibilité. Et puis tout oublier. Demain, il faudra tout recommencer. »

Il n’y a finalement qu’une histoire, celle de la vie. Sur le court, en-dehors… Peu importe. Lamoure en parle – de l’amour ? de la vie ! Christophe Lamoure, philosophe, aurait en effet eu sa place dans ce dictionnaire, entre « Lacoste » et « Lancer de balle », mais avant « Love » : dans sa Petite philosophie du tennis, il confie que « le tennis était, pour lui, une voie d’accès au monde ». L’univers du tennis ? « Une façon de se découvrir, soi-même, de découvrir les autres et la nécessité de composer avec le réel. » 

Voilà, vous savez tout. En aimant le tennis de A à Z, vous aimez la vie, tout simplement. 

 

Article publié dans COURTS n° 9, automne 2020.