fbpx

Ils ont passé l’arme à gauche… (et ils témoignent)

© Ray Giubilo

Depuis longtemps proclamé, peut-être un peu fantasmé, l’avantage supposé des gauchers au tennis est toujours resté assez nébuleux. Voilà pourquoi nous nous sommes lancés dans une analyse du phénomène par le prisme des chiffres, mais aussi des témoignages de joueurs, rarissimes, qui ont dû changer de main au cours de leur vie. Les seuls, finalement, qui peuvent comparer en toute objectivité.

 

Alexander Volkov, vous vous rappelez ? Cet ancien joueur russe a notamment été demi-finaliste à l’US Open en 1993, année où il atteint la 14e place mondiale et devient le dernier homme à battre Björn Borg en compétition. Mais il était connu tout à la fois pour sa patte gauche chatoyante, le tennis instinctif et le caractère fantasque qui, disait-on, l’accompagnait – ainsi que pour sa ressemblance avec Henri Leconte, un autre gaucher fameux. Sa vie aura été un roman qui finit mal, puisque le malheureux Volkov est décédé en octobre 2019 dans des circonstances obscures qui seraient liées aux problèmes d’alcool qu’il a connu. Seul hic, si vous nous passez l’expression dans ces circonstances : Volkov était en réalité droitier. Un pur droitier.

En tout cas, c’est de la main droite qu’il frappe ses premières balles au tennis, et brillamment puisqu’il intègre l’équipe nationale soviétique au début des années 80 dans les catégories jeunes. Mais à l’âge de 15 ans, une vilaine chute lui met l’épaule en capilotade. Après six mois d’absence, un autre accident la lui brise pour de bon. Pour Volkov, le tennis main droite est terminé. Il envisage alors un changement de sport, avant finalement de s’essayer, pour s’amuser, à jouer de la main gauche dans son club de Kaliningrad, à la frontière polonaise. Et là, c’est la révélation. Non seulement il rattrape très vite son niveau de droitier, mais il le dépasse allègrement. Cinq ans après, en 1987, il lance sa carrière professionnelle.

Celle-ci aurait-elle connu le même succès si le Russe était resté droitier ? On ne le saura jamais. L’intéressé, qui a passé l’arme à gauche au sens propre comme au sens figuré, n’est malheureusement plus là pour en débattre. Pas plus qu’on ne saura un jour si, comme l’a déclaré John McEnroe, Roger Federer aurait vraiment battu Rafael Nadal quasiment à chaque fois si ce dernier avait joué au tennis de la main droite, sa main naturelle. Ou si, comme le prétend son père, Maria Sharapova aurait gagné au moins dix Grands Chelems si elle avait joué de la main gauche, comme elle l’a fait pendant quasiment un an dans sa jeunesse avant de débarquer chez Bollettieri. Ou si le jeu offensif de Martina Navratilova aurait été aussi efficace si on l’avait forcée à jouer comme on l’a forcée à écrire, c’est-à-dire de sa mauvaise main (la droite). Tout cela restera à jamais de l’ordre du mystère, sinon du fantasme.

© Ray Giubilo

Antoine Hoang : « Les gauchers peuvent se permettre un coup moyen dans la diagonale. »

Cela dit, il s’avère que le cas d’Alexander Volkov n’est pas (totalement) unique. Dans un autre style, il y a l’exemple du Français Antoine Hoang, qui s’était révélé à Roland-Garros en 2019 en atteignant le 3e tour avec des succès sur Dzumhur et Verdasco. L’arme majeure du Tricolore ? Un revers à deux mains extraordinaire, un véritable « coup gauche » qui lui permet de figurer statistiquement en tête des joueurs de l’élite dont la prépondérance du revers sur le coup droit est la plus forte (plus forte encore qu’un Benoît Paire). Son secret ? Une prédisposition naturelle, certes. Mais aussi des années passées à jouer… de la main gauche.

À l’âge des benjamins (11-12 ans), alors qu’il figure déjà parmi les meilleurs du pays, Antoine – qui en a 25 aujourd’hui – connaît des problèmes de croissance, sources de tendinites récurrentes au niveau de l’épaule. Ses kinés lui conseillent de mettre la pédale douce sur le tennis en attendant de renforcer son articulation. Pour le jeune Varois, c’est hors de question. Il décide de continuer à s’entraîner en jouant régulièrement de la main gauche, au gré de ses douleurs.

Au départ, c’est juste un palliatif. Mais, privilège du jeune âge (et du talent), il progresse vite. Très vite. Tellement vite qu’au bout de trois ou quatre ans, alors que son épaule droite va pourtant mieux, son père, qui l’entraîne à l’époque, lui propose de continuer à développer un projet de jeu basé sur l’ambidextrie. « Mon père est très branché arts martiaux et bilatéralité, il a imaginé que le joueur du futur serait un joueur totalement ambidextre, capable de maîtriser tous les coups avec les deux mains, raconte celui qui a atteint le top 100 fin 2019. Son idée, c’était de jouer main droite dans la diagonale des égalités, et main gauche dans la diagonale des avantages, en privilégiant ainsi les diagonales de coup droit. »

Pendant quelque temps, Antoine poursuit donc ce dessein révolutionnaire. Il travaille tout à l’entraînement, brouille les pistes en compétition, change parfois de main en cours d’échange et s’amuse même à faire quelques matches entièrement main gauche, histoire de se fixer un défi supplémentaire quand la différence de niveau est trop flagrante. À 17 ans, il n’est pas loin de la plus totale symétrie. « Je jouais -4/6, -15 de la main droite et environ 2/6, 1/6 main gauche, estime-t-il. Du fond de court, j’avais la même qualité de balle des deux côtés, peut-être même un peu plus solide à gauche. Mais la principale différence, c’était au service. Je n’avais pas la même puissance main gauche et, arrivé à ce niveau, ça commençait à être un peu léger. »

Autre problème ressenti par Antoine : la difficulté à maîtriser autant de coups différents, donc la crainte de s’emmêler les pinceaux dans ses choix. Surtout que, dans son cas, le revers à deux mains apparaît déjà comme son gros point fort. Plus fort que son coup droit de gaucher. Quelle diagonale choisir, dès lors ? Pour ne plus se prendre la tête, l’ancien champion d’Europe par équipes des 13/14 ans (en 2009) prend la délicate décision de stopper le projet.

Mais il en a conservé des bienfaits, et le privilège aujourd’hui d’être l’un des mieux placés pour parler de la différence entre le jeu d’un gaucher et celui d’un droitier. « Le principal avantage des gauchers, c’est que, contrairement aux droitiers, ils peuvent se permettre de faire un coup “moyen” dans la diagonale de coup droit : s’ils trouvent la bonne zone, croisée, ça suffit à les protéger car derrière, c’est très dur pour les droitiers de réaccélérer en revers, développe le protégé d’Olivier Boudeau. Du coup, ça leur enlève pas mal de pression à l’échange. D’ailleurs, ils insistent en général assez longtemps dans cette diagonale : quatre ou cinq frappes, parfois plus. Les droitiers ne frappent jamais autant de coups droits d’affilée. Ils doivent prendre un risque avant. »

L’étude chiffrée sur la stratégie des gauchers réalisée par le statisticien suisse Fabrice Sbarro (voir p. 25), corrobore tout à fait l’analyse d’Antoine. Les gauchers sont plus efficaces en fond de court, particulièrement côté coup droit, ce qui n’étonnera personne. Plus étonnant peut-être, parce que ce n’est pas forcément l’idée que l’on se fait de leur tennis, ils sont moins performants à la volée et moins décisifs au service. Mais au fond, c’est lié : si les gauchers recherchent moins l’ace, c’est justement parce qu’ils se sentent plus forts à l’échange. Ils ont donc tendance à rechercher d’abord le pourcentage ainsi que, bien sûr, leurs zones préférentielles, pour ensuite s’instaurer comme les maîtres de l’échange.

© Ray Giubilo

Guillaume Pichot : « Je n’aurais jamais atteint ce niveau en restant droitier. »

Et leurs zones préférentielles, on les connaît. Bien sûr, il y a ce fameux service slicé sortant côté avantage qui fait cauchemarder plus d’un droitier au revers incertain. Mais contrairement à ce que dit la légende, ce n’est pas forcément le service avec lequel les gauchers font le plus la différence. « Le service de gaucher le plus efficace, c’est probablement le service extérieur côté égalité. Celui-là, pour des raisons que j’ignore, on a du mal à reproduire le même quand on est droitier », nous précise Guillaume Pichot, autre ovni tennistique qui a dû changer son fusil d’épaule en cours de route.

L’histoire de Guillaume est assez édifiante. Joueur « très moyen », selon ses dires, de la Ligue de l’Essonne, il s’apprête à monter 15/3 à l’âge de 16 ans – ce qui est tout de même respectable – quand il connaît un curieux problème à la main durant l’été 1996. Douleurs, blancheurs à l’extrémité des phalanges, alternance froid/chaud sur son membre engourdi… Le jeune homme ne comprend rien, sinon qu’il ne peut plus jouer au tennis. Il multiplie les examens qui ne donnent rien. Jusqu’à ce qu’un jour, Bernard Montalvan en personne, le médecin de l’équipe de France de Coupe Davis, trouve enfin la solution. Guillaume souffre en fait d’une malformation congénitale de l’épaule droite qui provoque une compression artérielle, avec pour conséquence une mauvaise irrigation sanguine de sa main directrice. Autrement dit : le tennis, c’est fini, sinon pour s’amuser.

Alors, quitte à s’amuser, le Francilien, aujourd’hui âgé de 38 ans, décide de le faire de la main gauche. Il repart complètement de zéro, avec en prime un changement de club puisque le sien ne souhaite plus dispenser le même nombre d’entraînements à cet ancien espoir devenu débutant. Au TC Bièvres, il goûte aux méthodes peu conventionnelles d’un jeune entraîneur désormais réputé, Ronan Lafaix, qui lui enseigne un nouveau tennis à base de sensations corporelles et de relâchement. Cela colle aux aspirations du joueur qui souhaite profiter de son changement de main pour ne pas répéter les mêmes défauts qu’il avait dans sa « vie d’avant », à savoir un tennis « forcé, crispé, avec des séquences de jeu ultra-classiques ».

L’ancien droitier au revers à deux mains devient donc, au départ, gaucher au revers à une main. Six mois plus tard, voyant que sa main droite va un peu mieux, il opte pour un revers à deux mains de gaucher. Puis il recommence à volleyer, à smasher et enfin à servir de la main droite, le tout en continuant à jouer main gauche du fond de court. Enfin, ultime évolution, il passe au coup droit à deux mains. Vous avez suivi ? Bravo. Parce que ses adversaires, eux, n’y comprennent rien. « Surtout que j’avais un jeu d’attaquant, basé sur les changements de rythme et les coups surprenants, comme les retours amortis. J’en ai fait devenir fou plus d’un ! »

N’empêche que le changement dépasse ses espérances les plus folles. Reparti non classé, il lui faut une saison pour dépasser l’échelon de 15/3 qu’il avait mis plusieurs années à atteindre – certes à un jeune âge – de la main droite. Et surtout, il ne s’arrête pas là. Sa progression exponentielle lui permet d’atteindre en cinq ans le classement de -4/6 et lui ouvre les portes de la Bob Brett Academy (l’ancêtre de l’académie Mouratoglou), à Montreuil, où il côtoie des joueurs comme Marcos Baghdatis.

Un temps, il se prend même à rêver d’un avenir dans le tennis. Avant de réaliser que sa vie n’est pas là. Mais qu’importe. « Ce qui est sûr et certain, c’est que je n’aurais jamais atteint ce niveau si j’avais joué de la main droite, jure le joueur. En tant que gaucher, j’ai développé une manière de jouer différente, basée sur davantage de créativité, de variété, et la recherche de zones particulières. D’accord, c’est lié aussi à mon changement de méthode d’entraînement. Mais je sentais que ma balle gênait davantage, parce que j’arrivais à trouver des angles que je ne trouvais pas en tant que droitier. »

© Ray Giubilo

Vincent Thomann : « Tous les points importants tombent dans la diagonale des gauchers. » 

Vous nous direz, toutes les théories qui viennent d’être développées pour les gauchers, il n’y a pas de raison de ne pas les appliquer aux droitiers, dans l’autre diagonale. Sauf que les droitiers, qui représentent la grande majorité de la population (près de 90 %), jouent principalement contre d’autres droitiers. Donc ils ont moins l’habitude d’exploiter cette fameuse diagonale coup droit croisé sur revers.

Alors que pour les gauchers, c’est quelque chose de parfaitement naturel. « J’ai l’impression que tous les gauchers maîtrisent super bien le service slicé, qui leur permet de s’ouvrir le terrain opposé. Derrière, on constate que le coup droit long de ligne et le revers croisé sont aussi souvent des coups forts chez eux, confirme Antoine Hoang, dont la théorie est là encore validée par les stats. Ils s’appuient depuis tout petit sur ces séquences qui sont très fortes chez eux. D’ailleurs, on trouve beaucoup de joueurs gauchers de petit gabarit avec un style similaire, comme Gaston, Moutet, Nishioka ou Rios à son époque. Preuve qu’avec leurs schémas bien ancrés, les gauchers n’ont pas besoin d’une puissance incroyable pour gêner leurs adversaires. »

Et puis, il y a autre chose que nous fait remarquer Vincent Thomann, dont le parcours mérite lui aussi d’être conté – on va le faire. Certes, il y a bien deux diagonales en tennis mais il y en a une qui vaut un peu plus que l’autre : celle des avantages, où se jouent deux balles de jeu sur trois. « Ainsi, on a l’impression que tous les points importants tombent dans la diagonale préférentielle des gauchers », souligne Vincent, qui n’est autre que le grand frère de Nicolas Thomann, cet ancien joueur alsacien classé 106e mondial en 2003 et qui avait battu Agassi à Atlanta en 2001. Pas mal pour un joueur seulement classé 15/1 à 18 ans !

Vincent, qui enseigne aujourd’hui le tennis en Suisse, a été lui-même l’entraîneur de son frangin après avoir découvert le tennis tardivement, à treize ans, alors qu’il jouait au handball auparavant. Six ans plus tard, à 19 ans, il monte -2/6, avec un style classique de contreur droitier au revers à deux mains. Et puis, vers 26 ans, les premières douleurs apparaissent, sournoisement. Les fautes s’enchaînent curieusement côté coup droit. Et les défaites s’accumulent, inexplicablement. Il faudra un an avant que le diagnostic ne soit posé : maladie de Kienbock, une ostéonécrose du semi-lunaire, l’os qui fait la jonction entre la main et le poignet. Plus de vingt ans après, Vincent ne peut toujours pas faire des exercices simples comme des pompes, du développé-couché ou tout simplement faire jouer correctement son articulation. Alors jouer au tennis… 

Courageusement, le Mulhousien fait donc lui aussi le grand saut. Il change son bras armé. C’est vital pour lui, non seulement afin de poursuivre sa passion, mais surtout son métier d’enseignant. À l’approche de la trentaine, le défi est immense. Mais son simple sens du jeu et sa condition physique au-dessus de la moyenne lui permettent de gagner en quelques mois en 3e série. Un peu comme un Arnaud Clément, qui, rappelons-nous, s’était essayé à un tournoi de la main gauche pour tromper l’ennui, en 2003, alors qu’il souffrait d’une tendinite au poignet droit. Il avait gagné jusqu’à 30 rien qu’avec ses jambes.

Mais Arnaud n’avait pas, et pour cause, poussé l’expérience plus loin. Au contraire de Vincent qui, finalement, mettra un an à monter 15/3 et cinq à monter à 5/6, son meilleur classement de gaucher, avec quelques perfs à 4/6. Not too bad… Comme les autres, il témoigne que les coups au-dessus de la tête sont particulièrement difficiles à acquérir. « Mais même avec mon service de gaucher assez minable, je voyais bien que je gênais mes adversaires grâce aux angles que j’arrivais à trouver. » Les angles, encore et toujours. En quelque sorte, la pierre angulaire du jeu du gaucher. Dans un sens comme dans l’autre. « Un gaucher a besoin d’angles pour gêner ses adversaires, mais du coup, il a horreur qu’on le lui en prive. En tant que gaucher, je détestais qu’on me fixe au centre alors qu’en tant que droitier, cela ne me gênait pas du tout », synthétise le Zurichois d’adoption.

© Antoine Couvercelle

Mais où sont les gauchères ?

Pour générer un angle, il faut certes avoir une diagonale qui s’ouvre. Mais il faut aussi avoir de la puissance, une capacité à générer un gros spin, pour l’accentuer. Serait-ce l’explication ? Toujours est-il qu’en y regardant de plus près, on s’aperçoit qu’au plus haut niveau, les gauchers sont beaucoup plus représentés que les gauchères. Tant en quantité qu’en qualité.

Dans l’histoire du jeu, alors que 500 Grands Chelems pile ont été disputés (avant l’Open d’Australie 2021), 77 ont été enlevés par des gauchers, soit 15,4 %. Ce qui est légèrement supérieur à leur représentation actuelle dans le top 100 (14 % fin 2020). Et ce grâce à un total de 23 joueurs différents : du tout premier, Beals Wright aux Internationaux des États-Unis 1905, au dernier, Rafael Nadal à Roland-Garros 2020, en passant par de grandes figures du jeu comme Laver, Connors ou McEnroe. Chez les femmes, c’est à peine la moitié (8 %). Hormis Navratilova et Seles, les plus emblématiques représentantes de la gent des « gauches pattes », c’est un peu le vide : seulement sept gauchères au total ont remporté des titres majeurs, Angelique Kerber étant la dernière d’entre elles.

On peut même parler de vide sidéral en ce qui concerne les gauchères françaises. Hormis Émilie Loit, on est bien en peine d’en citer une autre qui aurait atteint le top 30. Fin 2020 toujours, alors que onze gauchères pointaient dans le top 100, la première Française, Margaux Orange, figurait pour sa part au-delà de la 700e place mondiale. Une explication, Émilie ? « Aucune, non, répond la Cherbourgeoise qui travaille désormais pour le service vidéo de la FFT. C’est assez étrange car pour ma part, j’avais le sentiment de tirer largement profit du fait d’être gauchère. D’autant plus que mon jeu était beaucoup articulé autour de mon coup droit. Cela forçait mes adversaires à changer leur plan de jeu habituel. »

Cette différence hommes/femmes, si elle s’avérait, n’irait pas dans le sens d’un autre avantage présupposé des gauchers : celui d’un fonctionnement neuromoteur plus rapide. Plusieurs études ont en tout cas été menées dans ce sens et diverses théories avancées. La plus récurrente d’entre elles est qu’en raison du fonctionnement croisé du circuit neurotransmetteur, les gauchers sollicitent davantage l’hémisphère droit de leur cerveau, celui qui commande les déplacements dans l’espace notamment. Pour schématiser, c’est le cerveau de la créativité et de l’intuition, par opposition au cerveau gauche qui est un cerveau plus scientifique.

D’où l’idée forte selon laquelle les gauchers seraient aussi ces joueurs un peu artistes, créatifs et souvent offensifs. Sauf que les gauchers, ce sont aussi des joueurs comme Ramos-Vinolas ou Delbonis, dont le tennis paraît plus porté sur le rationnel que sur l’intuitif. Difficile, donc, d’émettre des certitudes absolues à propos d’un organe aussi mystérieux que le cerveau, dont on ne comprend qu’un infime pourcentage des capacités. 

En conclusion, l’avantage des gauchers n’est probablement pas une légende aux dires des nombreux témoignages allant dans ce sens. Mais il n’est pas non plus si prégnant que ça d’après les chiffres. En réalité, il est sans doute très variable selon le niveau et, bien sûr, selon le profil de l’adversaire. Il y a peut-être aussi un aspect psychologique, comme l’écrivait Michaël Llodra dans un billet pour le Huffington Post en 2016, citant l’exemple d’un match contre Wawrinka à Wimbledon qu’il avait joué (et gagné) blessé parce qu’il savait que le Suisse abhorrait à l’époque affronter des gauchers. Au bout du compte, comme le rappelle Rafael Nadal avec le bon sens qu’on lui connaît, « le principal avantage des gauchers, c’est avant tout leur rareté ». Une analyse pas plus maladroite qu’une autre, somme toute. 

© Ray Giubilo

Le jeu des gauchers par les chiffres

Afin d’analyser de la manière la plus objective possible l’avantage supposé des gauchers, Fabrice Sbarro, un entraîneur-statisticien suisse qui travaille notamment avec le clan de Daniil Medvedev, a pris le temps pour Courts de réaliser une étude approfondie sur leur façon de jouer.

Pour ce faire, il a sélectionné un échantillon de treize gauchers ayant été classés dans le top 100 en 2019 : Delbonis, Humbert, Kopfer, Lopez, Mannarino, Monteiro, Nadal, Norrie, Ramos-Vinolas, Pella, Shapovalov, Verdasco et Vesely. Puis il a sorti un échantillon de points joués par ces derniers contre des adversaires droitiers, en faisant en sorte que ces adversaires aient la même taille moyenne (environ 1,87 m) et que tout le monde ait le même ratio de points gagnés/perdus. Voici les (principaux) enseignements :

Les gauchers prennent moins de risques en première balle, avec un taux de pourcentage supérieur (62,7 % contre 61,2 %) et un ratio d’aces/services gagnants inférieur (31,8 % contre 33,1 %).

Les gauchers ont un plus fort pourcentage de points gagnés sur première balle quand ils servent la zone extérieure côté égalité (73,7 % contre 71,8 %).

En revanche, contrairement à la légende, les gauchers font moins de points que les droitiers quand ils servent leur première balle « extérieur » côté avantage (70,1 % contre 71,4 %). Mais ce chiffre est contrebalancé par leur pourcentage plus important dans cette zone. Quand ils y vont, ce n’est pas tant pour rechercher le K.-O. que pour entamer l’échange de manière favorable. Alors que pour les droitiers, c’est l’inverse.

Les gauchers encaissent en moyenne 10,6 % de retours gagnants (ou fautes provoquées sur retours) en moins que les droitiers. C’est beaucoup. Et cela montre bien que leur service gêne davantage.

Chose étonnante, les gauchers sont meilleurs en retour de revers que de coup droit : 30,5 % de points gagnés lorsqu’on leur sert une première balle sur le revers, contre 27,2 % sur le coup droit. Et pourtant, on leur sert davantage sur le revers. Probablement l’habitude de jouer contre des droitiers qui, eux, sont légèrement meilleurs en retour de coup droit (28,6 % contre 28 %). 

Les gauchers font en moyenne 4 % de plus de points gagnants (ou points provoqués) en coup droit que les droitiers. Et la différence est particulièrement forte en coup droit long de ligne, où ils ont 20,8 % de chances de plus de marquer le point quand ils vont chercher cette zone (moins fréquemment certes, mais de manière plus décisive).

Les gauchers font en moyenne 3,2 % de plus de points gagnants (ou points provoqués) en revers que les droitiers. Surtout, ils font 8,8 % de fautes en moins.

À la volée, les gauchers font en moyenne 14,8 % en moins de points gagnants (ou points provoqués) que les droitiers.

 

Article publié dans COURTS n° 10, hiver 2021.

L’impossible cinématographie du tennis

Borg / McEnroe, 2017
Wimbledon, 2004
Un éléphant ça trompe énormément, 1979
Battle of the Sexes, 2017
Match Point, 2005
L'Inconnu du Nord-Express, 1951

L’image est aussi tenace que David Ferrer en défense. Canotiers sur le crâne, les voilà qui balaient du regard un rectangle de 23 mètres sur 9 : gauche – flexion des cervicales – droite – flexion des cervicales – gauche – souples, les cervicales ! –  droite. Et ainsi de suite jusqu’à l’épuisement d’un des deux types qui courent malgré le cagnard après une balle jaune et alors c’est mollement que les mains se rejoignent dans un clap clap tout ce qu’il y a de plus bourgeois. Eux, ce sont les spectateurs de tennis et leur patience est légendaire : voilà la représentation que l’on se fait du tennis. Elle n’est pas cinématographique, loin s’en faut. 

Comment filmer le tennis ? C’est une question à laquelle les réalisateurs semblent bien en peine de répondre. Faut-il capter le point et se la jouer télé ou bien aller ailleurs, au plus près des joueurs, suivre leurs efforts et leurs glissades à mesure que le point s’installe ? Il n’existe pour ainsi dire pas de bon film sur le tennis. On pourra toujours invoquer l’Inconnu du Nord-Express – mais le tennis n’est qu’un prétexte. Matchpoint ? Le tennis y est métaphore. En commun, un seul point : même un néophyte verrait que les acteurs n’ont jamais tenu une raquette de leur vie avant de passer devant la caméra. Le foot n’a pas le même problème : À mort l’arbitre, Coup de tête, Joue-la comme Beckham – même Didier : sur un terrain, ça rend. Mais le tennis, non. On filmera les joueurs caméra à l’épaule pendant qu’ils tapent dans la balle pour éviter qu’à grande échelle on se rende compte de manière trop évidente de la supercherie.

C’est le drame du tennis : plus photogénique que cinégénique. Ses instances réfléchissent à raccourcir les matches, les temps morts, les pauses pour augmenter son attrait télévisuel – peut-être que la solution serait plutôt de réfléchir à la manière de filmer cette richesse pour la mettre en valeur. Car un bon match de tennis est un objet hautement cinématographique. Le quatrième set à lui tout seul est baigné d’une dramaturgie qu’envieraient bien des scénaristes. Ce qui, pendant deux sets, semblait réglé, d’une stabilité exemplaire, vient de se rompre : tout à coup le déséquilibre. Celui qui a établi son avance n’en tire aucun bénéfice – et s’il la perdait, ne serait-ce pas entièrement de sa faute ? Celui qui au contraire court après le score n’a plus rien à perdre. Ce grand écart mental, c’est le même que celui séparant Lee Marvin de James Stewart dans l’Homme qui tua Liberty Valance, c’est Michael Corleone face à Sollozzo dans un restaurant borgne de la 39e rue, c’est Lino Ventura face à Michel Serrault dans l’inoubliable Garde à vue. Ce grand écart, c’est l’essence même du cinéma. 

Comment filmer le tennis ? En l’aimant autant qu’on aime le cinéma. En faisant le choix de la durée, en prenant le contre-pied des facilités habituelles qui voudraient que l’effort physique soit plus cinégénique que les pérégrinations mentales : en comprenant l’enjeu. Tourbillons de voix off, gros plans sur les visages. Un match de tennis, c’est une succession de choix contraints, un succédané de la vie. Les temps morts, habités par leurs routines, leurs excentricités, brossent les personnages d’un film qui s’écrit en même temps qu’on le regarde. Le tennis est un western et pas seulement sur ocre. Sergio Leone a su à merveille raccourcir les distances qui séparaient les hommes prêts à se tirer dessus ; peut-être faudrait-il prendre avec le tennis la même liberté. Raccourcir les terrains pour mieux voir l’affrontement, raccourcir l’esthétique pour mieux souligner l’âme et rendre enfin hommage à ce qu’est le tennis : un duel à mort où le survivant ne gagne que le droit de remettre sa vie en jeu au tour suivant. 

 

Article publié dans COURTS n° 5, été 2019.

Patrick Mouratoglou

« Chaque joueur est unique ! »

© Lijian Zhang

Avec la Mouratoglou Tennis Academy, Patrick Mouratoglou n’a pas seulement créé une structure de haut niveau dédiée aux champions d’aujourd’hui et de demain. Il a surtout voulu concrétiser, en un lieu unique, sa philosophie et son approche toute particulière de la formation au tennis. Explications.

 

Courts : Quelles sont les ambitions pour 2019, après une année 2018 marquée par les très belles réussites de la Team Mouratoglou et le développement constant de l’Académie ?

Patrick Mouratoglou : Notre ambition, chaque année, c’est de faire progresser nos joueurs autant que possible. Nous avons la chance de travailler avec des pépites ; notre responsabilité, c’est de leur donner les moyens d’exprimer leur talent, de développer leurs qualités et d’exploiter leur potentiel. En 2019, il s’agira de continuer de permettre à ces joueurs et à tous les autres d’atteindre l’étape suivante de leur histoire tennis. Par ailleurs, nous travaillons activement à la mise en place d’une solution de e-coaching s’appuyant sur les nouvelles technologies, afin d’identifier les besoins des joueurs à distance. Grâce aux informations que nous aurons acquises sur chacun, nous pourrons proposer des solutions individuelles pour améliorer leur jeu. 

 

C : Qu’est-ce qui fait que l’Académie est différente des autres ?

P.M. : Chaque académie est le reflet d’un état d’esprit, d’une philosophie. J’ai eu à cœur de transmettre à l’ensemble des coachs, mais aussi des professeurs, ma vision du coaching, ma méthodologie, ainsi que les valeurs qui me sont chères. Aujourd’hui, plus que les infrastructures, c’est l’atmosphère et l’énergie qu’on retrouve à l’Académie dont je suis le plus fier. J’ai rêvé avant tout d’une académie ouverte à tous les passionnés de ce sport.

 

C : C’est vraiment le cas, avec ces fameux stages qui ont notamment fait votre succès.

P.M. : Oui, l’idée, c’est que tous ceux qui aiment ce sport, souhaitent progresser et optimiser leur potentiel puissent venir à l’Académie y passer une ou plusieurs semaines, s’éclater en vivant leur passion, tout en réalisant de vrais progrès. D’où nos nombreuses formules de stages d’entraînement pour les jeunes, mais aussi les adultes, du débutant au joueur professionnel… Nous avons même ouvert une section pour les stages famille, dédiée à ceux qui voudraient profiter du resort le temps d’un week-end. 

 

C : Vous êtes aussi réputés pour vos suivis individualisés.

P.M. : Effectivement. Dans les années 90, dès mes débuts, j’ai choisi de proposer du sur-mesure à mes joueurs à l’époque où la standardisation de l’entraînement était la règle. Mon principe a toujours été le suivant : chaque joueur est unique. Unique sur les plans technique, tactique, mental, physique… Et jusqu’aux objectifs. C’est à nous, structure d’entraînement, de nous adapter à chacun plutôt qu’au joueur de s’adapter à nous. J’ai donc imaginé et créé un système capable de répondre à cette philosophie. Plus le niveau du joueur est élevé, plus il est comparable à une Formule 1, et notre métier à celui d’un mécanicien qui en effectue les réglages. Cet état d’esprit nous a toujours habités et il est au cœur de notre enseignement. Par ailleurs, j’ai constitué une équipe de passionnés, car les milliers de personnes qui viennent chaque année participer à nos stages méritent non seulement un programme adapté à leurs besoins, mais aussi de passer un moment inoubliable. Savoir transmettre de l’enthousiasme, des rêves, du bonheur sur un court de tennis n’est possible que si l’enseignant vit lui-même ces émotions.

 

C : Dans cette méthodologie du sur-mesure, je suppose qu’il y a quand même des étapes importantes, inévitables.

P.M. : Je dirais qu’il y en a trois. La première, c’est la découverte de l’autre. Quelle que soit notre expérience de coach, nous partons toujours d’une feuille blanche lorsque nous débutons une nouvelle collaboration. Il faut être capable de mettre de côté tout ce que nous savons ou pensons savoir, sous peine de partir avec des préjugés. Le coach va s’immerger dans un nouveau monde : celui de son joueur. Son histoire, sa culture, son vocabulaire, son style de jeu, ses forces et faiblesses techniques, ses patterns préférés, ses qualités et faiblesses physiques, ses rêves, son ambition, sa gestion des points importants, etc. Il faut tout voir, tout entendre, et totalement s’immerger dans le monde de l’autre.

 

C : Des paramètres complexes à analyser.

P.M. : C’est la deuxième étape, oui : l’analyse. Pour prendre une bonne décision, il faut la bonne information. En théorie, elle a été prise. Désormais, il faut faire le tri, car une des qualités essentielles du coach réside dans sa capacité d’analyse. Trier les informations, prioriser, analyser. Avant de passer à la troisième étape, la prise de décision. C’est le moment où il faut du courage et la confiance du joueur. Du courage, car toutes les décisions ne font pas toujours plaisir à l’autre. De la confiance, car le joueur devra suivre sans arrière-pensée et y croire à 100 %, puisque c’est une des conditions du succès. 

 

C : Avec la nécessité d’avoir des résultats rapidement ?

P.M. : C’est toute la complexité de notre métier : coacher consiste à ménager le court terme, tout en préparant le long terme. En d’autres mots, il faut commencer à faire gagner le joueur tout de suite, tout en posant les jalons pour l’aider à devenir encore plus fort dans un second temps.

 

C : Les joueurs que vous accompagnez ne peuvent pas tous devenir des champions… Quelle est votre définition du « champion » ?

P.M. : Un champion, c’est avant tout un être à part, avec une psychologie particulière. On devient un champion parce qu’on pense comme un champion. J’ai lu très souvent des articles ou des livres sur les chefs d’entreprise ayant réussi et les points communs qu’ils ont tous. Je pourrais vous proposer le même exercice concernant les champions. Par exemple, les champions ont tous une qualité : cette capacité à toujours se projeter dans l’avenir et à ne jamais regarder derrière eux. Cela génère un état d’insatisfaction permanente qui constitue leur moteur. 

 

C : L’entourage est également important.

P.M. : Oui, on ne devient champion que si l’on est bien entouré, car tout être humain est influencé par son environnement. C’est une bonne nouvelle (rires), cela signifie donc que nous, coachs, éducateurs, encadrants, qui sommes en contact avec les jeunes au quotidien, avons une influence et une part de responsabilité sur la psychologie future de nos joueurs. L’état d’esprit général de l’infrastructure dans laquelle le jeune évolue se situe ainsi au cœur de la réussite. Il est assez aisé, lorsqu’on connaît bien le tennis et le haut niveau, de repérer un jeune qui possède des qualités pour intégrer l’élite du tennis. Mais repérer un champion, c’est beaucoup plus difficile. Cela relève du psychisme et de la gestion des émotions et des situations. Pour s’en faire une idée précise, il est indispensable de passer du temps avec le joueur et de le voir gérer divers moments de sa vie professionnelle.


C : Vous évoquez souvent le « rêve »… Quel était votre rêve à vous, quand vous étiez enfant ?

P.M. : Mon rêve (rires) ? Devenir un champion de tennis, évidemment ! J’en avais pris le chemin, même si je n’étais qu’au tout début d’un très long trajet. Je n’avais aucune idée de ce qui m’attendait mais je pense que j’étais suffisamment doué. Surtout, j’étais passionné, habité par ce sport. Je me rappelle avoir passé tous mes samedis et mes dimanches sur les courts, avec des amis, en plus de mes entraînements hebdomadaires. Mais à l’âge de 15 ans, mes parents ont fait, pour moi, le choix des études plutôt que du sport. Ça a été un arrêt brutal, d’une immense violence. La frustration suscitée a été tellement profonde qu’elle a constitué le plus grand moteur de ma vie pour réaliser, ensuite, la carrière professionnelle que j’ai connue. Je pense très souvent à l’enfant que j’étais, avec ses rêves, ses envies, et je mesure tous les jours la chance inouïe que j’ai de faire ce que je fais. Je me demande toujours ce que penserait ce petit gamin si on lui disait ce qu’il est devenu (rires). Il se dirait sûrement : « C’est complètement incroyable ! » 

 

Interview publiée dans COURTS n° 3, automne 2018

Grégory Gaultier

Le pouvoir de l’intention

© PSA World Tour

Beaucoup se réveillent chaque matin avec un objectif en tête. Parfois, le but fixé dépasse l’horizon d’une journée, d’une semaine, d’un mois, d’une année. Certains réussissent, d’autres échouent, en n’ayant jamais osé réussir ou en ayant pourtant essayé. Réussissent trop tôt ou trop tard. Tantôt de manière inachevée, tantôt en prenant conscience de l’inanité de leur quête, vivant leur victoire comme une défaite, le gain de ce qu’ils voulaient posséder comme une perte d’eux-mêmes. Grégory Gaultier, lui, est dans son rêve. 

 

Bien avant de concevoir le concept de but dans la vie, alors à peine âgé de quatre ans, Grégory Gaultier passait déjà son temps à en préparer la réalisation, s’initiant au squash dans le club géré par sa mère et son beau-père à Audincourt en France. Il n’avait pas encore choisi son rêve que son rêve l’avait déjà choisi. Aujourd’hui, une flopée d’années plus tard, à 36 ans, il a fait naître ses rêves principaux en les concrétisant : professionnel de squash, numéro un mondial et champion du monde. Or, du haut de ses 16 ans, il prédisait déjà lors d’une interview à LequipeTv le nombre d’années encore nécessaires pour figurer parmi les meilleurs de sa discipline : « sept ans, même pas… encore six bonnes années. ». Dès 23 ans, la prophétie devenait réalité puisqu’il obtenait le statut de vice-champion du monde. Trois ans après, il allait conquérir la place de numéro un mondial.

Un élément fondamental fait néanmoins défaut dans ce récit en apparence trop beau pour être vrai : le dramatique, le tragique. Le romanesque ? Autant un bref regard extérieur lit dans un tel parcours le déploiement logique et naturel d’un destin, autant, pour y arriver, le champion a dû passer par l’enfer et se battre de manière acharnée. Son histoire semble avoir été le théâtre d’une lutte entre deux forces antinomiques : la destinée – circonstances favorables à la réalisation de soi – d’une part, et la malédiction d’autre part.

Même si la carrière de Grégory Gaultier n’est pas encore finie, elle peut d’ores et déjà être considérée comme une finalité en soi au vu de son palmarès exceptionnel. Portrait d’un extraterrestre qui a les pieds sur terre. 

 

Destinée

Né en 1982 dans les Vosges, Grégory Gaultier connut deux événements majeurs à l’âge de quatre ans. L’un, funeste, le décès de son père, amorça un rapport au passé à un âge généralement aveuglé par le présent. L’autre, la découverte du squash, détermina son rapport à l’avenir pour le restant de ses jours. 

Pendant plusieurs années, il partagea le plus clair de son temps entre deux lieux d’apprentissage : l’école et, dans la foulée, le club de squash. Pour poursuivre la dynamique entamée par sa famille et se réaliser en tant que joueur, il dut néanmoins quitter celle-ci pour rejoindre, à 13 ans, le pôle d’Aix-en-Provence – Centre de ressources, d’expertise et de performance sportives dédié notamment au squash. Il y affronta régulièrement des adultes et étendit sa domination toutes catégories confondues. En 1998, son parcours dépassa les frontières nationales grâce à une victoire à l’Open d’Espagne junior. 

Pour trouver sa place dans le monde, il lui fallut donc une nouvelle fois se dé-placer et se déraciner. Après la rupture géographique avec le cocon familial, une même rupture avec son pays et sa communauté s’imposa. À chaque fois, il perdait une famille (non sans conserver ses liens affectifs et organiser des retours sporadiques) tout en en gagnant une nouvelle. 

Si Grégory Gaultier a toujours cru en sa vocation, les espoirs que d’autres placèrent en lui à chaque étape de son processus de développement n’y furent pas étrangers. De nombreux entraîneurs, joueurs et spécialistes décelèrent rapidement en lui l’étoffe d’un champion. Vint le moment où, à 16 ans, il se mit à s’approprier ses rêves et à se croire capable de les réaliser. Ses ambitions nationales et européennes devinrent véritablement planétaires lorsque, une fois champion de France puis champion d’Europe, il remporta à 17 ans le British Open junior (l’équivalent, en termes de prestige, de Wimbledon pour le tennis), entrevoyant la possibilité d’une carrière senior mondiale. Le prodige vosgien ne cessa d’enchaîner les réussites, raflant la plupart des tournois principaux et tutoyant le sommet de la hiérarchie, s’emparant même de la première place mondiale en 2009. Tous ses rêves s’offraient à lui ; tous, sauf un, le rêve des rêves, la réussite des réussites, l’exploit des exploits : gagner le tournoi le plus prestigieux, les Championnats du monde de squash. Or ce rêve allait virer au cauchemar.

 

Malédiction 

Une force contraire, une anti-destinée, sembla soudain s’opposer à la force de destinée ayant jusque-là veillé sur lui. Cette malédiction, sans lui retirer ce qu’il avait déjà acquis dans sa vie, allait le hanter et le posséder pendant longtemps, très longtemps. 

Au moins cinq facteurs ont alimenté ce drame : le nombre d’échecs en finale (4) ; la manière de perdre certaines d’entre elles ; le laps de temps séparant la première tentative infructueuse et la réussite finale (9 ans) ; la peur d’une carrière inachevée ; et enfin, le fléau des blessures. 

Grégory Gaultier perdit sa première finale des Championnats du monde en 2006, au Caire, malgré cinq balles de matchs en sa faveur contre David Palmer, à l’issue d’un combat d’anthologie. Trois autres désillusions, en 2007, 2011 et 2013, allaient paver le chemin menant au Graal, arraché finalement en 2015. Neuf années d’attente, de frustrations, de doutes, d’introspection, d’angoisse. 

Le gain des Championnats du monde ne tarda pas à dépasser le simple statut de rêve pour s’ériger en véritable obligation. Plus le temps passait, plus le rêve se muait en cauchemar, reléguant aux oubliettes les accomplissements prestigieux et agitant le spectre d’une victoire impérative et nécessaire. Sur le plan théorique, une telle victoire s’imposait en raison de son aura de champion mondial, au regard de son histoire et de son parcours exemplaire. Sur le plan pratique, sa proximité effective avec la victoire (la défaite en 2006 se jouant à un rien) lui commandait d’aller au bout. Parce qu’il avait été libre de gagner ce tournoi pendant des années, il était dorénavant condamné à le gagner. 

 

Au-delà de ces événements extérieurs s’est dressé un autre écueil : les blessures physiques, triste résonance avec son actuel problème au genou nécessitant plusieurs semaines de récupération. De très nombreuses blessures ont émaillé sa carrière, dues notamment à la violence intrinsèque au squash et à des périodes de récupération avortées : soucis récurrents au niveau des adducteurs, du fessier, du genou (ex. : fracture du condyle interne), arrachement des ligaments externes de la cheville… Résultat, un sentiment fréquent d’injustice, d’impossibilité de progresser ou de défendre ses chances, d’être voué à un éternel recommencement et à construire sur des sables mouvants.

À vrai dire, outre la part d’accident, de hasard et de malchance, un autre élément a contribué à éloigner le champion de la dernière marche à gravir pour atteindre son mont Everest : lui-même. De son propre aveu, il a incarné son pire ennemi pendant des années à cause d’une mauvaise gestion mentale sur le terrain et en dehors, liée, d’une part, à la frustration de ne pas gagner et de ne pas parachever sa carrière et, d’autre part, à ses propres limites mentales lors des matchs importants, à sa manie de sortir de l’instant présent et de perdre le contrôle de ses émotions. Chaque échec aux Championnats du monde attisant un peu plus le brasier d’émotions négatives qui le consumait. Le feu sacré qui autrefois le faisait vivre et avancer, maintenant le tuait et le faisait reculer. Grégory Gaultier a traversé une crise silencieuse et invisible de l’extérieur, un chemin de croix vers la compréhension qu’une maîtrise du terrain partagé avec ses adversaires passait d’abord par la maîtrise de son propre terrain, individuel et intérieur. Il ne pourrait vraiment faire la guerre avec les autres qu’après avoir fait la paix avec lui-même. 

© PSA World Tour

Grégory
Gaultier

561 victoires
sur le circuit
PSA.

Numéro un
mondial à
 5 reprises.

Numéro
un mondial
pendant
20 mois
au total.

14 tournois
World Series.

Champion
du monde
en 2015.

9 titres de
champion
 d’Europe.

6 titres de
champion
de France.

Champion
d’Europe
avec l’équipe
de France.

20 ans au plus
haut niveau.

Libération

Cette crise a incarné un moment de vérité et de révélation. Elle lui a permis d’aller à la rencontre de lui-même en affrontant ses démons intérieurs, à l’issue d’un travail mental considérable, effectué à la fois seul et grâce au concours de son équipe, composée essentiellement de Matthieu Benoit, préparateur mental et ostéopathe, de Renan Lavigne, coach et entraîneur national, de Thomas Adriaens, préparateur physique, et de Florent Ehrstein, kiné. Un événement d’une tout autre nature a également joué un rôle positif : la naissance de son fils Nolan, consécration de sa relation avec sa compagne Veronika, ancienne joueuse internationale tchèque. Voilà comment il en résume l’impact dans sa vie : « Sa naissance m’a complètement changé, je suis beaucoup plus calme. Le squash reste une priorité mais, auparavant, il prenait trop d’ampleur dans ma vie. Maintenant, j’arrive à relativiser n’importe quelle défaite 1. »

D’ailleurs, la victoire finale de Grégory Gaultier aux Championnats du monde en 2015 à Seattle ne s’explique pas par un niveau physique, technique ou tactique supérieur aux années précédentes. Non. Le vrai changement ne prend pas sa source dans un quelconque savoir-faire mais bien dans le savoir-être - l’expérience accumulée et la gestion des moments importants. Il a gagné le dernier trophée manquant à son palmarès lorsqu’il est devenu quelqu’un de complet et d’équilibré, en tant que joueur et en tant que personne. 

À 32 ans, sur un terrain mouillé de sueur et bientôt mouillé de ses larmes, il exulte, ne sachant plus quoi faire d’un corps jusqu’alors parfaitement maîtrisé pour défaire en finale des Championnats du monde l’Égyptien Omar Mosaad 3 sets à 0 (11-6 11-7 12-10). Libéré du poids de la pression qui l’a rongé pendant si longtemps, il lève les bras au ciel, le cœur léger. Le moment est tellement chargé de réalité qu’il lui paraît irréel. Il s’écroule par terre. Non dans une chute vers un énième gouffre mais dans un lâcher-prise absolu, mû par un sentiment de pleine liberté d’être. La guerre est enfin terminée. Il y aura encore des batailles, des combats, des luttes, des conflits, des défis, des problèmes, des dangers, des obstacles, des tensions, des douleurs, des souffrances mais la guerre, elle, est bel et bien finie. 

 

Dr Grégory et Mr Gaultier

Derrière la folie de l’homme d’action, les performances bestiales du joueur et du surhomme, couve un homme modeste, reconnaissant, pondéré, accessible et affable. Ce cocktail de punkrockeur sur le terrain et de gentleman en dehors met en lumière un personnage aux multiples facettes. 

Interrogé un jour sur les trois mots censés le définir, le champion français avait répondu : « Strict, discipliné, généreux2. » Véritable bête de travail, il a dû se forger son destin autant qu’un destin extérieur semblait l’accompagner dès le plus jeune âge. Avoir un destin ne suffit pas pour le réaliser. Au contraire, c’est seulement en le réalisant qu’on prouve qu’il existait. Si son mental a constitué son principal point faible pendant une longue période, il s’est tout autant révélé son principal point fort durant toute sa vie : sans son esprit combatif, sa rage de vaincre, sa croyance en lui-même, sa rigueur, sa discipline et son volontarisme, aucun de ses accomplissements n’eût été possible.

Sa générosité, elle, se décline de deux manières : d’une part, générosité envers les autres, tendance à témoigner sa reconnaissance ou son admiration tant envers ses adversaires qu’envers ses proches. En témoigne son habitude d’après-match consistant à souligner le mérite ou les qualités de son opposant, bourreau ou victime. Grégory Gaultier veut rendre à ceux qui lui ont donné. D’autre part, générosité sportive et physique, envers lui-même, comme l’illustre sa capacité à se donner sur un terrain, son don de soi permanent, son besoin de dépense, de tout donner, d’atteindre ses limites à chaque occasion. Comme si, pour exister, il lui fallait donner aux autres, c’est-à-dire partager, et se donner. Il a d’ailleurs emmené l’équipe de France de squash sur la route de la victoire en 2016 lors du championnat européen par équipes. Un véritable sacre pour l’Hexagone qui mettait ainsi le grappin sur le premier titre européen de son histoire en damant en finale le pion à l’Angleterre, invaincue depuis 1992. 

Si on voulait lui appliquer l’étiquette de génie, il s’agirait avant tout d’un génie de travail. Son éthique de travail s’avère d’ailleurs obsessionnelle, son perfectionnisme, extrême. Quitte à travailler même lorsque le corps endolori réclame un répit.

Malgré une abondance de qualités mentales, physiques (vitesse de déplacement, endurance, rapidité de réaction, souplesse), techniques (toucher) et tactiques (variété) dignes des plus grands champions, un défaut a suffi à empoisonner sa vie durant de longues années : une incapacité à gérer ses émotions, son énergie et sa concentration, trop souvent dilapidées. À en croire son entraîneur Renan Lavigne, « ce point faible est le fil conducteur de sa carrière. Dans l’intensité du combat, il lâche trop vite3 ». Coutumier d’emportements et de débordements, notamment à l’encontre des responsables de l’arbitrage, Grégory Gaultier s’est attiré le surnom « The Kid » pour ses frasques, son impulsivité, ses protestations contre les injustices perçues et sa tendance à faire le show en plein match. 

À force de persévérance, d’encadrement et de détermination, il a toutefois surmonté cet ennemi intérieur en apprenant à concilier concentration et relâchement, à habiter pleinement l’instant présent au lieu de se projeter soit dans le passé (remords liés à des finales ratées) soit dans le futur (prise de conscience de l’enjeu, des conséquences de ses actes sur le terrain). Il a appris à bien vouloir, c’est-à-dire à ne pas trop vouloir, à ne pas désirer uniquement atteindre un but ou un résultat précis (la victoire), mais à désirer aussi le processus lui-même, les moyens et le chemin y amenant.

 

Le terrain comme lieu de dépassement

C’est pourquoi la collision radicale entre ces deux facettes a fait de Grégory Gaultier l’un des joueurs qui donne le plus de sens au terrain, en tant qu’espace de dépassement de soi et de transcendance. Il a toujours joué comme s’il y avait urgence à jouer. La cage en verre mettant en scène les matchs de compétition lui donnait l’occasion d’atteindre et de repousser ses limites à l’extrême, comme si elle représentait une arène de gladiateurs, une épreuve entre la vie et la mort. Sa victoire à couteaux tirés contre El Shorbagy en 2017 en demi-finales du Tournoi des champions illustre à merveille son esprit de combat. Souffrant d’une blessure au fessier contractée à la fin de la 3e manche (il menait 2 sets à 0), titubant par moments et contraint de concéder 2 manches, il lutta comme un diable pour s’offrir une victoire inespérée. 

L’un de ses surnoms sur le circuit, « The French General », rend d’ailleurs hommage à sa capacité à occuper l’espace, à distribuer le jeu, à manœuvrer et à diriger l’adversaire en usant de toute la géométrie du terrain. Autrement dit, le terrain s’apparente à son territoire, où il a grandi comme enfant et s’est pleinement accompli comme adulte.

 

L’après-après

À désormais 36 ans, Grégory Gaultier a accompli ses rêves mais pas encore tous ses objectifs. Comment pourrait-il en être autrement chez quelqu’un pour qui vivre et se projeter sont synonymes ? Maintenant qu’il a tout gagné, il lui reste tout à défendre, à re-gagner. Or préserver ses acquis s’avère peut-être encore plus difficile que le fait de gagner : « Le plus dur n’est pas de devenir numéro un mondial mais de le rester. En 2009, je n’ai occupé cette place qu’un mois4 », déclarait-il en 2014. 

Sa plus grande satisfaction au cours des dernières années ? « Ma longévité au plus haut niveau. Il y a différents types de champions, et ceux que je préfère, ce sont ceux qui sont présents sur la durée5. » Les chiffres abondent dans ce sens : numéro un mondial à cinq reprises et côtoyant l’élite depuis environ 15 ans, Grégory Gaultier a également le mérite d’avoir été le numéro un mondial le plus âgé de l’histoire du squash. À titre d’exemple, il a opéré, dans le sillage d’une blessure, un retour tambour battant en 2017 en retrouvant la place de numéro un mondial, enchaînant pas moins de 27 victoires et emportant dans son escarcelle six trophées. 

Le trait principal qui se dégage de ce portrait réside peut-être justement dans la cohérence de cet athlète qui a réussi à faire preuve d’endurance, de persévérance et de résistance tant sur le terrain que dans la vie, à l’échelle d’un match comme à celle d’une carrière entière. 

 

Article publié dans COURTS n° 3, automne 2018.

1 Grégory Gaultier, « Numéro 1 mondial en cage », L’Equipe, 4 juin 2014

2 Touspassionnés du 6 juin 2014, Lequipe.fr

3 « Pas de premier titre pour Grégory Gaultier », L’Équipe, 20 novembre 2014

4 Tous passionnés du 6 juin 2014, Lequipe.fr

5 « Grégory Gaultier : ma vraie satisfaction, c’est ma longévité au plus haut niveau », ffsquash.com, 1er mai 2017

Ruby

d’espoir et de victoire

Le tennis offre bien des joies à celles et ceux qui le pratiquent, bien des peines parfois lorsque la compétition s’en mêle. Mais il peut également entraîner un épanouissement admirable et devenir la clé de voûte du bonheur. Dans le cas de Ruby Malaba Tshienda, jeune joueuse autiste, le tennis et elle ne font plus qu’un.

 

 Le Cri, une aventure intériorisée

Tout joueur de tennis oscille entre différents états pendant un match. Qu’il soit amateur ou professionnel, extraverti ou introverti, fort mentalement ou non, un joueur passe par de multiples phases sur le terrain. Les sentiments se mêlent, s’affrontent, et se déchaînent parfois quand le match ne prend pas la tournure souhaitée : nervosité, angoisse, frustration, culpabilité, colère, désillusion, tristesse, etc. Dans le même mouvement, parfois en raison de quelques millimètres qui décideront si un coup est splendide ou maudit, d’autres sensations feront leur apparition : soulagement, apaisement, sérénité, éblouissement, joie, jouissance, plénitude, etc. Comme le mouvement d’un pendule, l’esprit du joueur de tennis balance souvent entre des sentiments contraires tout au long d’un match. 

La différence d’un joueur à l’autre à cet égard ne réside pas nécessairement dans l’étendue de la panoplie des états d’âme que chacun possède. Cette panoplie est, malgré les apparences, potentiellement très similaire. Même une personne extrêmement sereine sur le terrain peut, à la suite de certains imprévus ou de certains coups, être sujette à des sentiments déstabilisants lors d’un match. Non, cette différence se dévoile en particulier dans l’expression des sentiments sur le court. Un point décisif remporté à la suite d’un long rallye donnera lieu à un saut, un cri, un regard frondeur, un poing serré, un soliloque, ou encore le silence. A contrario, une faute impardonnable provoquera une moue dubitative, une rage incontrôlée, un jet de raquette, des reproches incandescents, un lot d’insultes, ou même de l’apathie. La variété du langage des émotions se retrouve constamment dans les tournois, à l’entraînement, lors d’une partie de plaisir. 

Rarement, très rarement même, le registre de la communication sur le terrain est moins évident et devient presque ésotérique. L’expression éclectique des sentiments fait place à un caractère plus monolithique, plus restreint, plus renfermé, dans lequel un langage particulier émerge. Ce langage est celui de la personne autiste. Les obstacles dans la communication de la vie de tous les jours se traduisent sur le court par une difficulté à exprimer ses émotions, un langage éminemment discret et une intonation atypique.

L’autiste serait-il condamné à appréhender le sport et son adversaire uniquement via sa propre représentation du monde ? Il en résulterait une mélancolie certaine, dérivant de ces allers-retours à la frontière du réel où le joueur est confronté à la compétitivité du sport tout en demeurant mentalement dans un univers parallèle. L’adversité et la solitude du joueur de tennis prendraient ici tout leur sens. Comme dans ce tableau d’Edvard Munch, Le Cri, où la fureur de l’expression d’un sentiment reste inaudible pour les autres passants. 

Les cris de Ruby Malaba Tshienda sur le court expriment quant à eux une authentique émotion. Ils sont révélateurs du plaisir de jouer, de se trouver sur le court et de la force mentale de l’adolescente. 

 

L’Oiseau de ciel, la révélation du tennis

Ruby est née le 20 février 2001 à Bruxelles. Très tôt, elle développe une réelle passion pour le tennis : dès l’âge de cinq ans, elle s’éprend de la petite balle jaune et commence à s’amuser avec elle. Inspirée par sa sœur, elle prend rapidement goût au jeu. L’émulation familiale se poursuit grâce à sa mère, Malika, qui lui enseigne quelques rudiments du successeur du jeu de paume. Peu importe l’absence de connaissances particulières de Malika sur le tennis. L’enthousiasme, l’empathie et la patience feront la différence. Comme souvent. Une joueuse en devenir est sur le point de prendre son envol, proche de la plénitude de L’Oiseau de ciel de Magritte.

Ruby franchit ensuite brillamment les étapes pour s’installer parmi les meilleures joueuses du royaume. Elle obtient, à 14 ans, un des plus prestigieux classements, à savoir B-15/2, numéro 87 de Belgique. Dotée d’une grande régularité, Ruby est capable de faire perdre la tête à l’adversaire en raison de son tennis de métronome. Mais elle sait également attendre le moment le plus propice pour placer une attaque imparable. Son coup droit, notamment, lui octroie de nombreux points faciles. 

Ruby se distingue encore davantage de ses concurrentes par son sens tactique. Très intelligente sur le court, elle affiche une maturité surprenante dans sa stratégie et le choix du coup juste pour chaque balle. Cette maturité est couplée à un enthousiasme débordant et un fighting spirit de tous les  instants. Ruby prend du plaisir sur le terrain tout en étant compétitive. Pas de lymphatisme chez elle. Sa détermination pendant un match est évidente du premier jusqu’au dernier point. Cette faim de tennis symbolise à merveille un esprit conquérant et volontaire, animé par une véritable flamme pour ce sport. Cette flamme l’aide aussi à surmonter les mésaventures des rencontres. Car les face-à-face sur le terrain se révèlent parfois cruels et tournent inopinément à l’altercation. 

 

L’Empire des lumières, le dépassement de la réalité

Il arrive que les matchs se transforment parfois en cauchemar : de discussions venimeuses sur des balles considérées sur la ligne ou out à des réactions impatientes de joueuses par rapport aux difficultés ou aux rituels de Ruby, tels que l’absence d’annonce du score ou le manque d’entrain pour chercher les balles, en passant par des adversaires perfides qui tentent de la déstabiliser… En résulte un certain malaise pour Ruby et sa mère. La présence d’un arbitre à chacun de ses matchs en tournoi s’est avérée nécessaire et l’AFT (Association francophone de tennis) a accepté que pratiquement toutes les parties de Ruby soient arbitrées depuis 2016. Cette modalité offre davantage d’apaisement à ses matches et évite une quelconque confusion ou incompréhension entre les joueuses, tout bénéfice tant pour elle que pour ses opposantes.

Ces épreuves dans les tournois n’empêchent pas Ruby de se divertir sur le court et d’obtenir des résultats spectaculaires. Sa progression en quelques années est stupéfiante, malgré les difficultés rencontrées également pour s’entraîner. La flexibilité requise pour communiquer et jouer avec Ruby n’a cependant pas toujours été au rendez-vous. Peu de clubs lui ont offert la chance de s’entraîner dans de bonnes conditions ou l’ont inclus dans des groupes de compétition relevés. 

Heureusement, un passionné de tennis a pris Ruby sous aile. Daniel Meyers, fondateur de Hope and Spirit, occupe une place prépondérante dans la carrière de Ruby. Il a non seulement intercédé auprès de l’AFT pour que les matchs de Ruby soient arbitrés, mais il a également redonné confiance et perspective à Ruby et Malika. Via Hope and Spirit, il favorise le développement des joueurs de tennis talentueux parallèlement à la poursuite d’un parcours scolaire. Cette fondation opère comme un mécénat pour des joueurs et joueuses sélectionnés par ses soins. Chaque année, Hope and Spirit fournit des bourses essentiellement à un groupe de jeunes joueurs afin de faciliter la combinaison de la pratique du tennis de haut niveau et les études, et d’éventuellement leur permettre d’intégrer des universités aux États-Unis. Grâce à cette fondation ainsi qu’à Artengo, la marque tennis de Decathlon, Ruby dispose d’une aide financière lui permettant de s’entraîner six heures par semaine. 

Ce soutien de Hope and Spirit rassure aussi Malika. Cette femme courageuse et discrète accompagne constamment Ruby dans les tournois et à l’entraînement. Elle ne raterait pour rien au monde l’un de ses matchs. Malika sait également combien sa propre présence au bord du terrain est indispensable à sa fille. Ses encouragements dans les moments opportuns, ses conseils pertinents, ses regards intenses mettent Ruby en confiance. Elles traversent les épreuves ensemble, mais Ruby reste seul maître à bord sur le court.

Ruby est déterminée à progresser. Et pas seulement dans le tennis. Son agenda est chargé. Entre les cours de solfège et de piano à l’académie, ainsi que les leçons d’enseignement du deuxième degré à domicile, elle jongle entre les différents éléments de son quotidien. Perfectionniste, elle est tout à fait consciente des aspects de son jeu qui doivent encore être affinés. Elle est d’ailleurs loin d’avoir exploité toutes les facettes de son potentiel, qui est considérable. Même les quelques lacunes à combler ne l’ont pas empêchée de rejoindre les hautes sphères du tennis féminin belge. Pour beaucoup de joueurs, le tennis est une école de vie ; pour Ruby, il est toute sa vie, valorisant et épanouissant, rempli d’émotions et de bonheur. 

Baignée par cette joie de jouer qui l’emmène au-delà des difficultés du quotidien, Ruby traverse les mondes tels qu’imaginés dans L’Empire des lumières. Pour elle, cette lumière est ronde et peluchée. Étonnamment tangible, elle est ferme et confortable au toucher. Sa couleur est naturellement le jaune. Un jaune brillant, mais pas aveuglant, synonyme d’horizon infini d’espoirs et de victoires. 

 

Article publié dans COURTS n° 3, automne 2018.

Le Tennis Club de Belgique

monument classé

© Loïc Struys

Il s’agit de l’un des secrets tennistiques les mieux gardés. Caché dans un îlot résidentiel à quelques mètres du tumulte de l’une des artères les plus prestigieuses de Bruxelles, le Tennis Club de Belgique appartient depuis plus de 80 ans au patrimoine du tennis belge, voire mondial. Un monument classé hors-catégorie, unique en son genre, de par son implantation, son prestigieux passé et sa vitalité actuelle. Si les stars de la petite balle s’y produisaient jadis, une clientèle familiale s’y épanouit désormais, de génération en génération. Un club sans droit d’entrée, mais exigeant un minimum d’éducation et le respect des traditions. Visite du plus british des clubs bruxellois, tenue blanche exigée. 

 

L’histoire commence il y a deux décennies en Wallonie. À bonne distance de la capitale belge, mais au bord des terrains. L’après-tennis laissait toujours place à d’autres échanges, au coin du feu ou dans la convivialité d’un club-house, mêlant anecdotes et souvenirs tennistiques. De quoi émerveiller le jeune fan, né presque naturellement avec une raquette à la main, par filiation et admiration d’un paternel aux velléités professionnelles à une époque où le tennis était encore l’apanage des amateurs. Le foyer familial regorgeait de trophées et de souvenirs immortalisés en sépia. L’existence d’un illustre club à Bruxelles, près de l’avenue Louise, semblait alors difficile à imaginer : des terrains de tennis au cœur de la ville, auxquels on accède notamment via un ascenseur, théâtre du (premier) centre national d’entraînement, dirigé par un certain Gilbert Elseneer et destiné aux meilleurs joueurs belges, époque sixties.

 

 Le paradis du tennis

Les années ont passé. Bercé par les récits d’un père talentueux conteur d’histoires, où réalité et fantaisie s’enchevêtraient, le jeune enfant devenu adulte a perpétué cette passion pour la petite balle jaune. Il a gardé en mémoire la poésie de son paternel disparu à propos de ce club, dont la seule évocation exhale le remugle des caisses d’albums photos écornés planquées dans le grenier. Que reste-t-il de ce sanctuaire suranné ? Existe-t-il encore ou a-t-il subi les affres du temps et l’ambition de promoteurs, plus prompts à faire fructifier leur investissement qu’à garder intact un lieu sacré ?

Pour répondre à ces questions, il faut se rendre dans un axe perpendiculaire à l’avenue Louise, où les distraits rateront sans doute l’entrée discrète, au numéro 26 de cette rue en pente. Et constater que le club, tel un vieux chêne, résiste fièrement au temps qui passe. Mieux, il est toujours gouverné par Gilbert Elseneer, propriétaire des lieux depuis plus de 30 ans et fondateur des structures d’entraînement modernes. 

Le bâtiment monumental est dissimulé à l’intérieur d’un îlot et déploie un escalier d’honneur en pierres foncées au sommet duquel attend Gilbert Elseneer. « Entrez au paradis du tennis ! », s’exclame-t-il avec un sourire chaleureux. « Cette phrase, un peu bête, est un rituel », admet-il volontiers, « je la répète aux gens qui entrent ici, car on entre ici avec le sourire ». Comme celui esquissé en s’engouffrant dans le hall aux murs couleur melon qui mène aux terrains.

 

Théâtre et cinéma

« Les fondateurs souhaitaient faire de ce club un lieu de spectacle, avec une architecture grandiose », ajoute-t-il pour expliquer la ressemblance de l’entrée du bâtiment avec celle d’un cinéma des années 50. D’ailleurs une alcôve dans l’entrée laisse deviner la présence d’un guichet, passage obligé pour accéder aux tribunes et assister aux nombreux événements organisés en ces murs, dont une pièce de théâtre. « Ce club a une richesse historique. Il est une partie de ma vie. J’ai vu sa construction. » L’œuvre de l’architecte émile Goffay date du milieu des années 50, sous l’impulsion de Philippe Washer, ancien champion de tennis, désireux de bâtir le plus luxueux club d’hiver. 

L’objectif était de construire un tennis couvert digne de ce nom à Bruxelles, capable d’accueillir des rencontres de Coupe Davis, de Coupe du roi de Suède (sorte de Coupe Davis d’hiver) et les championnats de Belgique. Cette douce mégalomanie se traduit par le gigantisme de l’infrastructure, longue de 68 mètres et haute de 12,8 mètres au faîte, « pour répondre aux dimensions internationales, un cas unique en Belgique ». Dix arcs elliptiques en lamellé-collé de bois surplombent trois terrains, dominés par deux longues verrières, légèrement différenciées, qui assurent un éclairage zénithal naturel en journée. En soirée, un éclairage de 600 Lux – puissance conseillée pour un confort visuel optimal – illumine chaque aire de jeu. La perfection se cache dans les détails.

« Le projet initial prévoyait quatre terrains. Suite au refus des riverains de céder la surface nécessaire, l’architecte a dû changer la disposition et se contenter de trois terrains, dont un Central avec des gradins – en bois – de 600 et 400 places, de part et d’autre du court. » Les temples sont érigés pour traverser intacts les décennies… Le Tennis Club de Belgique ne déroge pas à la règle : l’infrastructure est en tout point identique à son aspect originel du 1er octobre 1955, date de son inauguration. Si briser les codes est dans l’air du temps, certains perpétuent un héritage, non par nostalgie, mais par respect d’une tradition, d’une « belle époque », où le tennis se jouait en blanc et le joueur saluait les prouesses adverses avec courtoisie. 

© Loïc Struys

Fraises et piquets anglais

En plein centre-ville de la capitale européenne, le fan de tennis peut donc s’enivrer d’un parfum d’Angleterre (qui survivra au Brexit), goûtant le calme des jardins d’un autre Temple du tennis mondial, les fraises à la crème en moins. Le vert y domine, au détriment des publicités, volontairement inexistantes. Et les poteaux, fait unique au monde, proviennent du All England Lawn Tennis and Croquet Club, sur l’insistance de Philippe Washer, tandis que les vestiaires sont une fidèle reproduction de ceux enfouis sous le Centre Court de Wimbledon. « Nous sommes les seuls au monde à avoir les mêmes piquets qu’à Wimbledon. Ce sont les mêmes depuis le milieu des années 50. Avec Wimbledon, nous nous accordons sur un autre point : le blanc. Nous faisons partie des amis du tournoi anglais et du Queens. Je perpétue cette image. »

Le Tennis Club de Belgique offre encore aujourd’hui la quintessence du tennis, résultat d’une addition d’observations effectuées lorsque les tournées mondiales s’effectuaient en paquebot ou en avion Caravelle. La surface des terrains est un vinyle suédois importé de Stockholm au lendemain d’une Coupe du roi de Suède jouée par le talentueux et non moins inventif Washer. « Contrairement à Stockholm, nos terrains d’origine ont tenu », se réjouit Gilbert Elseneer. « Quand Borg est venu ici, il m’a dit que la surface lui rappelait son enfance. »

À l’instar du Suédois, de nombreuses stars du tennis ont foulé ce lieu sacré. Les noms claquent comme des smashs, au point d’en oublier certains. Kramer, Laver, Nastase, Gerulaitis, McEnroe, Lendl, Edberg, Becker, Courier, Agassi, tous ont un jour ou l’autre émerveillé les membres, heureux d’approcher les étoiles du tennis mondial depuis les gradins ou à travers la vitre panoramique du club-house. 

 

Royal box

Outre son âge légal1, le Tennis Club de Belgique mérite son titre royal, comme le nom donné à cette pièce discrète où se cachaient les têtes couronnées venues apprécier le spectacle offert par les champions de la raquette. « Le roi Léopold III venait de temps en temps », se souvient Gilbert Elseneer qui fut, par ailleurs, professeur particulier du roi Baudouin. « Le samedi soir, après les cours, il venait jouer ici ; la reine Fabiola l’accompagnait. Il avait arrêté le golf à cause de douleurs dorsales et s’était passionné pour le tennis. Je lui avais même prêté une machine à balles pour qu’il se perfectionne au Palais de Laeken, où un ancien manège avait été transformer en terrain de tennis. Je me souviens que son aide de camp, amusé, m’avait gentiment fait remarquer qu’à cause de moi, il lui revenait de ramasser les balles pour le roi. »

Par assiduité et humanisme, ce dernier s’était fait plus intime lorsque l’occasion de racheter le club s’est présentée, au milieu des années 70. « Il m’avait vu tracassé et avait ordonné d’arrêter la leçon du jour. Nous nous étions assis dans les canapés au bord du terrain et avions bu le thé. Grâce à ses conseils, j’ai pu monter mon projet, remporter l’affaire et acquérir mon Château, comme je l’appelle », glisse Gilbert Elseneer. 

Aujourd’hui, avec son fils Gilles, ex-top 100 à l’ATP, il transmet sa passion à des membres dont le nombre reste à la discrétion de la direction, à l’image du club. « Les nouveaux membres m’ont fait ouvrir les yeux sur sa beauté et briser l’accoutumance qui, par essence, empêche d’apprécier la valeur des choses. “Il n’y a pas ça à Paris”, me dit-on souvent. Les gens viennent chez moi grâce au bouche à oreille. Chez moi, la qualité prime. Je refuse de jouer avec la réputation de mon nom et de mon club. Nous sommes des passionnés. Mes membres sont tous mes amis. Beaucoup jouent ici depuis 20-30 ans. Et leurs enfants ou petits-enfants fréquentent également le club. Ils se sentent bien. Nous évoluons dans un milieu de qualité : ce n’est pas snobinard, seulement respectueux. On se présente comme les gardiens d’une certaine éducation qui n’a rien à voir avec l’argent – l’éducation est le meilleur passe-partout dans la vie –, dans un endroit unique, où tout tient ensemble : les terrains, les vestiaires et le bar. » Un club-house dont le décor aurait pu inspirer Fitzgerald pour une scène de Gatsby le Magnifique, où l’après-tennis se déclinerait en smoking et coupes de champagne, au coin du feu ouvert. 

« Mais j’ai évolué. Tout est en mouvement, rien n’est fixe. Le tennis est sans cesse en quête d’amélioration. Le mouvement est le secret de la jeunesse », nous rappelle monsieur Elseneer, avant de prendre congé. L’époque où le club employait trois secrétaires, un maître d’hôtel, un chef coq, un barman et des vestiairistes hommes et dames est, certes, révolue. Comme cet ascenseur, resté dans la mémoire de ce jeune enfant, sacrifié sur l’autel de la sécurité. Désormais, l’ascension est émotionnelle, grâce à la vitalité d’un lieu historique. 

 

Article publié dans Courts n° 3, automne 2018

1 En Belgique, le titre « royal » peut être accordé par le Roi à des associations belges ayant 50 ans d’existence ininterrompue.

Félix Auger-Aliassime 

Au bonheur du jeu

© Hugo de Piccoli/adifferentstory.fr

Il s’appelle Félix. À 18 ans, il apprend peu à peu à devenir un champion, mais surtout une belle personne. Portrait d’un garçon qui joue pour le meilleur, uniquement le meilleur.

 

Lundi 11 juin 2018

Il y a de ces matins où le son, mêlé de soleil dans un ciel sans nuage, traverse l’air, clair et pur. C’est peut-être la fraîcheur ou une brise légère qui le porte. C’est peut-être la quiétude de la ville encore ensommeillée qui donne cette résonance à ses éclats diffus, par-dessus la rumeur, son brouhaha naissant à la fois proche et à la fois lointain… Qu’importe ! En ce matin de juin, on ne perçoit qu’à peine ces murmures assourdis. Mais on entend une musique distincte. Un son qui claque, le froufrou d’une glissade, l’ahanement guttural… 

Félix Auger-Aliassime s’entraîne sur l’un des courts annexes du Tennis Club de Lyon. Il est tôt, mais le Canadien est déjà à l’ouvrage, répétant ses gammes comme on récite un texte bien connu : service, coup droit long de ligne et course vers l’avant ; service, revers croisé gagnant. L’œil s’accroche à ses reprises d’appuis, à la précision de son petit jeu de jambes. Le dos est droit mais souple, la tête haute, et son mètre 91 athlétique glisse d’une compacité physique rare en un relâchement élastique sur chaque frappe de balle. 

Ce lundi matin, Félix prépare minutieusement son premier match à l’Open Sopra Steria, un tournoi ATP Challenger se déroulant à Lyon, au lendemain d’un certain rendez-vous à la porte d’Auteuil. Un tournoi dont il est tenant du titre à seulement 17 ans. 17 ans et 10 mois. 

 

Des chiffres, mais surtout des lettres

Ce ne sont que des chiffres. Que l’on oublie lorsqu’on observe le visage impavide du garçon, plus calme que le Saint-Laurent gelé un soir d’hiver, du côté de Québec ou de Port-au-Persil. « Félix est très mature pour son âge », confirme Frédéric Fontang, l’un de ses deux entraîneurs. Cette maturité, il l’affiche sur et en dehors du court, revêtant un masque de sérénité que la frustration semble rarement fissurer. « Il a reçu une belle éducation de ses parents. Je pense que c’est aussi cette base qui lui permet d’avoir cette belle attitude. Il est très agréable et on a des discussions profondes avec lui, parfois philosophiques. »

Des chiffres qui reviennent aussitôt à l’évocation des records qui semblent coller à chacun de ses pas. Plus jeune joueur à gagner un match dans un ATP Challenger à 14 ans et 11 mois, mais aussi à atteindre le Top 200 depuis Rafael Nadal en 2002. Septième plus jeune joueur à remporter un ATP Challenger à 16 ans et 10 mois, et deuxième à s’adjuger plusieurs titres de cette catégorie de tournois la même année… À moins de 15 ans, il battait le 205e joueur mondial. En juin, il était 170e au classement ; fin juillet, 132e. Et sa précocité le classe parmi des noms illustres : Rafael Nadal, Roger Federer, Novak Djokovic ou Juan Martin Del Potro.

Alors, forcément, ces chiffres et ces patronymes inspirent au pays de l’érable et des étendues blanches. « Auger-Aliassime donne raison à ceux qui le placent immanquablement comme un futur membre du club très sélect des 10 meilleurs », s’emballe Hélène Pelletier, ex-joueuse canadienne des années 80, dans une chronique pour la RDS. « Il a tous les coups, il est rapide et léger, son jeu est bâti autour de l’attaque pour éviter plus souvent qu’autrement les matchs marathon. ( …) Et il est intense ! » ajoute-t-elle, soulignant son assurance et ce petit quelque chose de charisme au naturel, si déroutant qu’il en fait oublier son profil juvénile. Sans parler de « son talent de communiquant en français et en anglais » « Pas étonnant que l’ATP le suive pas à pas ! » Ses aînés également : Roger Federer en personne l’a invité à s’entraîner avec lui à Dubaï en décembre 2017. Un passage de témoin ? Non, bien entendu, le jeune Félix ayant tout à construire. Mais les esprits taquins auront remarqué que le Québécois est né le même jour que le Suisse, 19 ans après, le 8 août 2000.

© Hugo de Piccoli/adifferentstory.fr

Mercredi 13 juin 2018

Il est 11 heures et des bourrasques vigoureuses agitent les arbres centenaires du Tennis Club de Lyon. C’est le traditionnel kid’s day : les enfants ont investi les allées habituellement solennelles d’un club qui vit naître Henri Cochet. C’était un autre siècle. Et si ces gosses ne semblent pas connaître le Mousquetaire emblématique du tennis tricolore, ils ont déjà retenu le nom de « ce grand Black », à peine plus âgé que les plus vieux d’entre eux, qui nettoie les lignes du court numéro 11 de ses frappes en coup droit.

La veille au soir, Félix Auger-Aliassime a réussi son retour sur cette terre lyonnaise où il avait, un an auparavant, soulevé le premier trophée d’importance de sa jeune carrière. Opposé à Corentin Moutet, un chouïa plus âgé et plutôt mieux classé du haut de ses 19 ans et de son 130e rang, il a offert une leçon de constance. 6-2 6-2, 1h20 de jeu, un service qui fait de gros dégâts et la défense adverse matraquée en deux-trois coups… « Ça fait plaisir de revenir dans un endroit qu’on aime », lâche-t-il d’un sourire franc à sa sortie du court. La pression des attentes ? Aucune importance. « Je vis mes années d’apprentissage avec plein de choses nouvelles qui m’arrivent et que je dois digérer. La seule chose qui compte vraiment, c’est que je fasse tout ce qu’il faut de mon côté pour réussir du mieux possible. »

 

Fais ce que tu veux, tant que tu le fais bien

« Réussir du mieux possible. » Cette exigence vis-à-vis de lui-même, Félix Auger-Aliassime la tient de son éducation. Un père Togolais aux 12 frères et sœurs qui suit sa femme au Québec à l’âge de 25 ans… et n’initie ses enfants, Félix et Malika, au tennis qu’il enseigne, qu’après avoir voulu les mettre au football. Le schéma est (presque) classique ; pas l’exigence. Quand un journaliste de L’Équipe lui demande, en mars dernier, après sa première victoire en Masters 1000, d’où lui vient sa détermination malgré son si jeune âge, il répond distinctement : « Fais-le bien ou ne le fais pas. Chaque jour, je vis selon ces termes. » 

C’est ce coup d’œil que le garçon jette systématiquement à sa posture lorsqu’il attend le service adverse, comme pour vérifier qu’elle est bien. Qu’elle est belle. Ou cette application concentrée qu’il semble vouloir mettre dans chacun de ses gestes. Au point qu’il donne parfois la vague impression de se regarder jouer… Ce n’est pas vraiment ça, il s’agit plutôt d’une vigilance assidue. « Félix reste concentré sur ses objectifs de développement, c’est ce qui lui permet de progresser et de ne pas se perdre dans l’autosatisfaction. » Pour Frédéric Fontang, l’équilibre entre objectifs, ambition et tempérance lui permet, pour le moment, d’éviter l’écueil du narcissisme pour mieux suivre la voie de l’exigence. 

Cette voie, comme une profession de foi, trouve écho dans le professionnalisme méticuleux de son staff. « Je suis un architecte dans l’âme », revendique Fontang, qui a accompagné l’éclosion de Jérémy Chardy, avant de suivre Caroline Garcia, puis Vasek Pospisil. « Je prends du plaisir à construire par rapport à une vision. » Un travail d’équipe, souligne Frédéric, avec Guillaume Marx, co-entraîneur, et Nicolas Perrotte, préparateur physique. Et derrière cette colonie française, Tennis Canada qui, fort de Félix et de son compère de toujours Denis Shapovalov1, semble assis sur un filon d’or brut.

© Hugo de Piccoli/adifferentstory.fr

Vendredi 15 juin 2018

Comme suspendues, les fines particules ocre dispersées en nuage par l’impact attendent encore de se dissoudre dans le vent… tandis que les applaudissements dégringolent déjà des tribunes. Félix Auger-Aliassime vient de claquer son 11e ace, validant une sèche victoire 6-3 6-1 face à Alexandre Müller en quarts de finale. « Ça détend de savoir qu’on peut compter sur son service », se réjouit-il au micro, sur le court. Service, coup droit : ses fondamentaux ont bien fonctionné aujourd’hui.

Le voilà qui file vers les enfants rassemblés à la sortie du terrain. Des gamins qui, pour certains, le suivent depuis l’année précédente et ne l’ont encore jamais vu perdre. Alors qu’il s’apprête à signer un premier autographe dans une cacophonie fébrile, un journaliste local un peu trop hardi le saisit par le bras, réclamant qu’il se mette à l’écart pour répondre aussitôt à ses quelques questions. L’ado réplique, ferme : « J’arrive… après les enfants. » Face à l’insistance de son interlocuteur, il s’affirme : « Vous êtes là pour travailler, je le sais, mais les enfants attendent comme vous et c’est très important pour eux aussi. » 

 

Sois qui tu veux, tant que tu es bon

« Pour moi, le but n’est pas juste de faire des champions de tennis, mais aussi de faire de bonnes personnes. Ma devise, c’est : on se comporte bien tous les jours. La victoire, on s’en fout. Je préfère avoir une bonne personne que de gagner un tournoi avec quelqu’un qui a une mauvaise attitude. » Pour Sam, le papa, le faire n’est rien sans l’être ; du bien-être peut naître le bien-faire. « Le tennis, c’est l’éducation et coacher, c’est éduquer », martèle-t-il au sujet de son rôle de père et de tout premier coach pour Félix, comme pour Malika, la grande sœur et joueuse elle aussi.

Un discours que ne renierait pas Toni Nadal qui fait de la bonne éducation de Rafa l’une de ses grandes qualités. Qui sait ? C’est peut-être un modèle pour la famille Auger-Aliassime, Félix nommant généralement l’Ibère à l’heure d’évoquer son idole et la terre comme surface favorite. L’éducation, mais aussi le plaisir, le plaisir de jouer, le plaisir de souffrir, le plaisir de gagner… « Pour réussir, je dois travailler, progresser, mais aussi être heureux sur le court ! » 

 

Dimanche 17 juin 2018

Alors que le crépuscule couvre peu à peu le court central de grandes ombres alanguies, deux silhouettes se dirigent discrètement vers le parking du Tennis Club de Lyon. L’une d’entre elle paraît chargée d’un thermobag pesant et porte dans une main une petite coupe, modeste, qui raconte le bonheur simple de gagner, de progresser. Ce dimanche soir, Félix Auger-Aliassime quitte l’Open Sopra Steria en vainqueur, double tenant du titre, après sa victoire en finale. 

La route est longue, et si son tracé répond à une logique définie, le Canadien la sait semée d’embûches, que la lucidité seule, mêlée d’un peu de réussite et de beaucoup d’abnégation, pourra lui permettre d’éviter. « Avec toute son équipe, nous avons un plan. Un programme de compétition, certes, mais aussi un processus de développement qui n’est pas figé et qu’on ajuste régulièrement. » La recette Fontang pour que ce développement mène Félix tout là-haut, dans les traces de son aîné Shapovalov ? « Rien de magique, juste la volonté quotidienne de s’améliorer en gardant la notion de plaisir et la notion de jeu ! »

Ce plaisir de jouer à la fraîche, un matin de juin, et d’entendre claquer ses frappes sèches et sonores dans la tranquillité d’un ciel sans nuage… 

 

Article publié dans COURTS n° 2, été 2018.

1 « Denis Shapovalov, l’aurore d’un phénomène », Courts n°1

Into the flow

© Marine Delvoye

« Comme absenté de lui-même, plongé dans un état second qui conférait à son mince visage constellé de taches de rousseur une expression de Pierrot lunaire, il enchaînait les coups les plus ahurissants avec une sorte de prescience miraculeuse. On eût dit un somnambule inspiré. Ceux qui avaient affaire à lui dans ces circonstances apprenaient à leurs dépens que, dès l’instant où il avait franchi le seuil de cette concentration transcendante, il était devenu invincible. »

Denis Grozdanovitch, à propos de Rod Laver cité dans De l’art de prendre la balle au bond, Éditions Jean-Claude Lattès, 2007

 

Quel joueur n’a pas connu un jour, une heure ou l’espace de quelques instants, ce que l’on appelle le fameux « état de grâce » ? Familier des sportifs, mais aussi des artistes ou de quiconque se trouve plongé dans le flow  : ce sentiment de plénitude dans lequel l’ego se dilate à la faveur du geste parfait.

Sur les courts, les indices sont nombreux : tout nous réussit, chaque coup trouve sa trajectoire optimale, sa bonne longueur, le tout avec une prise de risque maximale. Tous nos sens nous guident vers le meilleur choix, dans une lucidité absolue de ce qui se passe sur le terrain. Tout est clair, fluide, limpide et semble aller de soi. Détaché du regard des autres et de leurs attentes et pleinement plongé dans l’instant présent, on lâche même prise par rapport à nos habituelles inhibitions. On ressent une forme de transcendance, ne faisant qu’un avec notre environnement direct, c’est-à-dire le terrain, la balle, le jeu, notre technique et notre jeu tactique.

D’un joueur expérimentant cet état, on dira « qu’il touche le ciel du bout des doigts », « qu’il réussit tout ce qu’il touche ». C’est dire à quel point cet état de grâce, cet étrange flow, nous dépasse : le joueur, transcendé, n’est plus dans la conscience de lui-même, il est en harmonie avec ce qui l’entoure. Qui ne désire pas vivre cet état, qu’il l’ait ressenti un jour lui-même ou qu’il en ait été le témoin ? Car cet instant s’apparente à un moment d’une telle fluidité que le joueur se rapproche d’une forme de perfection. Qui d’entre nous n’a pas, un jour ou l’autre, expérimenté lors d’un match à notre avantage ou à nos dépens ?

Les champions le savent bien et ne s’en inquiètent pas vraiment lorsqu’ils voient leur adversaire survoler le match : ils savent que cet état est éphémère et restent concentrés afin de pouvoir rebondir immédiatement, dès lors que leur adversaire redescend de son nuage. Pour peu que le joueur prenne conscience de ce qu’il est en train d’accomplir, pour peu que le mental reprenne le dessus (avec ses projections en cas de victoire ou de défaite), l’enchantement disparaît pour laisser place à un combat égal entre les deux joueurs.

Quiconque expérimente cet état voit son estime de soi renforcée par l’expérience. Le joueur est conscient de ce qu’il a accompli et il en tire une réelle fierté. Il vit sur le terrain ce que tout un chacun souhaite éprouver dans sa vie de tous les jours : l’harmonie, le lâcher-prise, la joie, une intense présence, l’unité, l’absence de jugement, la fluidité.

Mais alors qu’est-ce donc que ce flow, cet état de grâce auquel tout le monde aspire tant ?

Certains le décrivent en termes de concentration parfaite, d’autres en termes de parfait « lâcher-prise », d’autres encore de simple absence de bruit mental, d’émotions, d’attentes. Il a en fait été conceptualisé à partir des années 1970 par Mihaly Csikszentmihalyi, un psychologue hongrois fasciné par ces moments décrits par les gens comme les plus aboutis de leur vie. Selon lui1, le flow est une immersion totale qui s’apparente à l’expérience la plus intense offerte à l’être humain. Les émotions y sont pleinement mises au service de la performance et de l’apprentissage. Ces émotions ne sont pas seulement contenues et canalisées, mais coordonnées avec la tâche que l’individu est occupé à accomplir. C’est un sentiment de joie spontanée, proche d’une certaine idée de l’extase que l’on ressent durant l’accomplissement d’une activité.

© Robert Deutsch/USA Today

Ces sensations sont bel et bien réelles, c’est un fait. Que cela soit sur le court ou en dehors. Un commercial peut un jour comprendre et anticiper les besoins de ses clients, avoir « la science infuse » comme on dit, et exploser son record de ventes. Tout comme le lendemain, il passera complètement à côté de ses rendez-vous et ne vendra rien du tout. Pourquoi est-il si subtil un lundi et si gauche le mardi ? Qu’est-ce qui fait qu’un matin, on se sent prêt à tout affronter, tout surmonter dans la joie et la bonne humeur, et que le lendemain tout nous semble pénible alors qu’une belle journée s’annonçait pourtant ?

Il y a donc une part de travail : sur soi, sur l’amélioration de ses compétences, mais également une dimension inconnue, inconsciente, celle qui nous échappe. Tantôt on se sent en combat avec soi-même et avec la vie, tantôt ce sont des instants de grâce où l’on se sent béni des dieux sans trop savoir pourquoi. 

Cela révèle aussi l’importance de ne pas prendre ces instants précieux pour acquis ou de les exiger de soi-même à chaque fois. Il faut au contraire être reconnaissant d’expérimenter cet état et continuer à tendre vers de plus en plus d’harmonie dans sa vie pour que ces moments de grâce puissent survenir le plus souvent possible. 

Cet objectif – ce Graal – est donc à la fois souhaitable et à rechercher avec prudence. En effet, à force de convoiter cette perfection, il se peut qu’on devienne intransigeant vis-à-vis de soi-même et qu’on ne soit plus à même de réagir sereinement devant un jeu moyen, voire mauvais. Le danger sera de se mettre davantage de pression et de se placer d’avance en échec, en danger émotionnel et mental. Ne dit-on d’ailleurs pas que « le mieux est l’ennemi du bien » ? Trop désirer cet état est donc le meilleur moyen de passer à côté !

Comment faire alors pour aller chercher le meilleur de soi tout en respectant nos imperfections ? Le succès ne vient-il pas plutôt du lâcher-prise ? Il y a ce que nous pouvons contrôler : bien se préparer ; bien se concentrer ; rester serein et positif ; donner le meilleur de soi en fonction de la forme du jour ; accepter ce qui est au moment où cela est. Et puis il y a ce « cadeau » que je peux recevoir : celui d’être inspiré et en parfaite harmonie avec le moment présent.

Il est en effet possible de s’éduquer soi-même et de constituer une base solide qui permettrait que ces instants rares de flow ne soient plutôt  le fruit du pur hasard, mais plus celui d’un mode de vie, d’un degré d’équilibre personnel et de joie retrouvée intégrés pleinement dans le quotidien. 

Au-delà de la capacité à dompter son mental et à gérer ses émotions, la confiance en soi et l’estime de soi seront également déterminantes. Et c’est aussi sur quoi il faut travailler. Car seul un esprit calme, serein, en paix parvient à se surpasser à ce point. Il faut être disponible pour communiquer avec son  higher self , pour être inspiré, pour se surpasser. 

Voici une anecdote de sagesse Zen qui illustre bien qu’il s’agit avant tout de se mettre en position d’accueillir le flow :

« Nan-in, un maître japonais du XIXe siècle, reçut un jour la visite d’un professeur d’université américaine qui désirait s’informer à propos du Zen. Pendant que Nan-In silencieusement préparait du thé, le professeur étalait à loisir ses propres vues philosophiques. Lorsque le thé fut prêt, Nan-In se mit à verser le breuvage brûlant dans la tasse du visiteur, tout doucement. L’homme parlait toujours. Et Nan-In continua de verser le thé jusqu’à ce que la tasse déborde. Alarmé à la vue du thé qui se répandait sur la table, ruinant la cérémonie du thé, le professeur s’exclama : « Mais la tasse est pleine ! … Elle n’en contiendra pas plus ! » Tranquillement, Nan-In répondit : « Vous êtes comme cette tasse, déjà plein de vos propres opinions et spéculations. Comment pourrais-je vous parler du Zen, si vous ne commencez pas par vous vider ? »

Lorsqu’un joueur parvient à « vider sa tasse » au moment de monter sur le court, ses capacités peuvent s’exprimer davantage. Il n’est pas limité par son mental ou par ses peurs. Il est disponible à ce qui se joue dans l’instant présent.

© International Tennis Hall of Fame

Voici quelques clés pratiques et concrètes pour être prêt à accueillir le flow :

Lâchez prise par rapport à vos attentes, par rapport aux résultats, faites de votre mieux. Eckhart Tolle préconise à cet égard : « Ne vous préoccupez pas des résultats de vos actions, accordez simplement votre attention à l’action elle-même. Le résultat arrivera de lui-même. Ceci est un exercice spirituel puissant. »2

Jouez pour vous-même plutôt que pour les autres. En étant serein, libéré de la pression du regard ou des attentes des autres, ou même de vos propres attentes, vous jouerez libéré. En y mettant du cœur plutôt que des peurs, vous serez relâché et vous obtiendrez de meilleurs résultats. Franklin D. Roosevelt a dit : « La seule chose que nous ayons à craindre est la crainte elle-même. » Soyez concentré et prenez plaisir à faire ce que vous êtes en train de faire.

Préparez-vous correctement. Ayez un objectif d’entraînement précis et travaillez en ce sens. Identifier les étapes permettant d’atteindre votre objectif. Créez des automatismes, travaillez vos repères, de sorte que vous puissiez lâcher le mental au moment opportun et laissez votre instinct, votre corps s’exprimer.

Restez le plus concentré possible et restez positif autant que faire se peut. Quand vous traversez un passage à vide, relativisez. Combien de fois n’est-il pas arrivé à un joueur de remporter un match après avoir été mené tout le long ? Un match n’est fini qu’après le dernier point joué. Avant cela, accrochez-vous, battez-vous jusqu’au bout contre votre adversaire, pas contre vous-même. Un match difficile est l’opportunité de développer votre capacité à vous battre, à persévérer, à surmonter des difficultés, à chercher des solutions : qualités dont vous aurez besoin pour de prochains matchs et dans la vie de tous les jours. 

Il arrive souvent qu’après avoir raté deux ou trois balles, on se bloque, on commence à se parler, à se critiquer, on se perd dans ses pensées. Nos peurs et nos doutes empêchent notre instinct de s’exprimer à 100 %. Or c’est en restant concentré sur ce qu’on est en train de faire, en continuant à jouer à fond, sans se poser de question, de manière libérée et en laissant parler le corps que l’on pourra à nouveau performer. La tête, l’esprit peuvent être utiles, mais pas seulement au moment de la frappe. Sur le bord du terrain, oui ! Entre les points, oui ! Mais au moment de jouer, il faut se faire confiance, faire confiance à son corps, le laisser s’exprimer : il sait ce qu’il a à faire. 

Enfin, certaines techniques inspirées de la PNL (Programmation Neuro-Linguistique) s’avèrent bénéfiques, à condition de les pratiquer régulièrement. Voici un petit exercice d’ancrage des émotions positives passées. Il s’agit ici d’un simple conditionnement positif :

• Installez-vous confortablement, assurez-vous de ne pas être dérangé pendant quelques minutes, prenez de profondes inspirations, détendez-vous…
• Choisissez l’émotion ou l’état que vous voulez ressentir : calme, concentration, joie, énergie, paix intérieure.
• Choisissez l’expérience : identifiez dans votre vécu une expérience ou une situation qui a provoqué cette émotion. Ce sera votre souvenir ressource, celui dans lequel vous puiserez toute votre énergie.
• Choisissez votre stimulus ou votre point d’ancrage : cela peut être un geste (pincez un doigt, une oreille, mordillez votre lèvre) ; cela peut être la vue ou la manipulation d’un objet fétiche (montre, bague, photo). L’ancrage peut donc être visuel, auditif, kinesthésique, mais aussi olfactif ou gustatif, à vous de choisir. Ce choix est important, car c’est sur celui-ci que vous allez ancrer votre émotion.
• Maintenant que vous êtes relaxé, déclenchez votre stimulus (par exemple pressez votre paume de main), revivez votre souvenir ressource, et prenez le temps, pleinement, de ressentir l’émotion recherchée.
• Travaillez vos ancrages aussi souvent que possible afin d’atteindre l’état désiré.

Le flow, « la zone », cet état de grâce tant convoité est donc un subtil mélange entre le travail sur soi, la présence à soi-même et à la vie, mais aussi un cadeau venu d’ailleurs. Si l’on broie du noir, si l’on persiste à ne voir que le revers de la médaille, si l’on ne prend pas soin de soi, de son équilibre, si l’on rejette sans cesse toute responsabilité sur les autres, on ne sera pas disponible à l’inspiration. Au contraire, plus on prend la responsabilité de ses choix, de ses actions, de ce qu’il se passe dans sa vie, plus on est à la recherche du bon et du beau, plus on devient tolérant vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis des autres, plus on se montre disponible à l’apprentissage de chaque situation, plus on sera en mesure de se sublimer en accueillant la grâce. 

 

Article publié dans COURTS n° 1, printemps 2018.

1 CSIKSZENTMIHALYI Mihaly, Mieux vivre en maîtrisant votre énergie psychique, Robert Laffont, 2005

2  TOLLE Eckhart, Mettre en pratique le pouvoir du moment présent : Enseignements essentiels, méditations et exercices pour jouir d’une vie libérée, J’ai lu, 2011

Coquillages et jokari

© Monsieur Hulot à la plage, David Merveille & Les films de mon oncle Specta-Film CEPEC © Rouergue, 2015

Du haut de ses 80 ans, le jokari est un vétéran sans titre de noblesse. Facile à transporter mais gourmand en espace de jeu (comptez environ 9 mètres sur 5), il est physique sans être considéré comme un sport. Adoré enfant, moqué adulte, il symbolise une occupation solitaire un peu vaine et risible, pour tuer le temps (et l’élastique).

 

Au-delà du sourire qu’il provoque, il souffle un air de poésie à l’évocation du jokari. Ou au moins de nostalgie. Un retour instantané vers les « grandes vacances » d’été ; short en éponge, coup de soleil d’une époque moins anxieuse et doigts collants autour du cornet ; petites boutiques sur la digue ou fière équipée à vélo avec les cousin(e)s ; journées trop courtes ou trop lentes, à la mer ou à la campagne. 

Il en ressort quelque chose d’universel aussi. Combien d’enfants, au moins jusqu’aux années ‘90, ont trompé la langueur d’un été en se shootant au jokari, en pestant contre ce jeu absurde ? Car la bataille est effrénée, mais surtout perdue d’avance : la balle revient toujours, pas de victoire possible. Reste que la pratique est bénéfique à la coordination œil-main, nous diront les plus pédagogues, et peut façonner des vocations. Les anciens pros belges Dominique Monami et Filip Dewulf l’évoquent quand ils se souviennent de leur enfance, ce dernier précisant qu’on lui disait que « ça lui allait bien »1. Et si on cherche l’adrénaline de la compétition, on peut y jouer à deux (à ses risques et périls, un coup est vite arrivé).

Les règles sont précises car l’héritage est sérieux. Le jokari est un enfant de la pelote basque, ce sport aux ramifications ancestrales où des adversaires se renvoient à tour de rôle la balle contre un mur. C’est d’ailleurs sur ses plages bayonnaises que Louis Joseph Miremont fera naître en 1938 le « Euskal Jokari », soit littéralement « joueur basque » dans la langue régionale. Le brevet d’invention délivré un an plus tard en France (et en 1942 aux États-Unis), réduira au seul mot « Jokari » une marque déposée. 

L’idée de base : une balle en caoutchouc liée par un élastique à une petite boîte en bois. Et pour la frapper, deux raquettes du même matériau, non brevetées. Ce qui expliquera de multiples déclinaisons créatives, parfois jusqu’au support publicitaire, des Schtroumpfs à Gatorade ou Hollywood chewing-gum. Dès le début, elles s’adaptent aussi en taille, de junior à adulte. Mais, duo de raquettes ou pas, le jokari reste associé à une pratique solitaire, certes décente, mais qui vous force rapidement à constater que, malgré votre incroyable force de frappe, la balle reviendra toujours, et plus fort. 

Dans les années ‘80, la version « Racquetball » était d’ailleurs vendue avec une seule raquette (de tennis), et une balle adaptée. 

Si aujourd’hui on ne les compte plus, apparaissent dès les premières années des clones, souvent en « -ri » pour ajouter à la tartuferie : Basque Ball, Euskal Jokoa, Alkari, Pelotari ou Nogari en France, Slam ! en Grande-Bretagne, ou Jet-Ball aux états-Unis. De son côté, Jokari tentera rapidement de décliner son concept d’élastique à d’autres sports : le « Kickari » pour le football et le « Hot Tennis » pour le badminton, en plus du »Soccer Croquet ».

Outre les copies, on compte au moins six autres jeux de raquettes avec un élastique ou un fil, tous plus ou moins dérivés, dont les plus connus sont le speed-ball ou turnball (la balle tourne autour d’un mât de 1m70) et le qianball (avec un filet de tennis). Mais c’est le jokari qui donnera à des sociologues de tous horizons l’occasion de développer des théories analogues, pour symboliser le lien avec la famille ou la condition sociale d’origine, entre autres. Un lien fort qui vous revient toujours à la figure mais condamné d’avance : un jour ou l’autre, l’élastique pète et la balle, enfin libre, s’envole sans retenue. 

Ce serait donc cela, la seule victoire possible contre le jokari ? Pas vraiment : il faut alors remplacer l’élastique ou tenter de le réparer par un nœud assez solide. Si ce n’est pas à la fin de l’été, c’est souvent à ce moment précis que le jeu finit abandonné au fond d’un coffre, en attendant de retrouver un élastique de remplacement ; la balle pourrissant gentiment quand la raquette se recyclera en guitare d’appoint, avec un peu de chance.

D’ailleurs, si dans la vraie vie, on associe le mot jokari à cuistax, cerf-volant ou château de sable, dans Google les algorithmes vous proposeront d’y ajouter le mot « élastique ». Ou « T30155 », car le Jokari est aussi un outil prisé par les électriciens pour dégainer les câbles. Les résultats du moteur de recherche ne valent guère mieux, ça tourne autour de la plaisanterie. 

Jokari est un mot qui fait rire. Comme « scrogneugneu », « bigoudi » ou « rouflaquette ». Une saillie sarcastique pour les querelleurs : « Moi, si j’étais lui, j’arrêterais et j’irais jouer au jokari ! », lançait récemment Cyril Hanouna à son collègue animateur Arthur. Une farce poétique pour Jacques Tati en malhabile Monsieur Hulot à la plage ou un symbole du chic suranné et grotesque dans OSS 117, Le Caire, nid d’espions.

Mais sa vraie place dans la culture populaire se situe dans les cases de la BD franco-belge, époque « âge d’or », comme dans Modeste et Pompon ou Boule et Bill. 

Comme Gaston Lagaffe surtout, qui upgrade son jokari au fil des albums, avec une « super balle » rebondissante ou en inventant le « jokari sans visibilité » (« muni d’un long fil très élastique, lorsque l’on y joue dans les couloirs, on ne voit pas la balle jusqu’à ce qu’elle revienne »). Sans oublier Spirou qui s’en sert de défouloir… (« Tu vas voir Fantasio : cinq minutes de jokari et tu te sentiras un autre homme », peut-on lire dans La Mauvaise Tête) Et comme il n’y a pas de hasard, le petit personnage de groom est lui aussi né en 38. 

Deux ans plus tôt, la France et la Belgique découvraient les congés payés et le temps libre qui va avec. Les classes populaires ont enfin droit aux charmes du loisir et à la délicieuse sensation de ne rien faire d’autre que passer le temps… avec un jokari, notamment. Mais la guerre couve et il faudra attendre les années ‘50 et ‘60 pour que le jeu de Bayonne prenne vraiment son envol, et se voie récupéré par la culture populaire mondiale. Outre nos latitudes européennes, il croisera entre autres le Japon ou l’Australie, et séduira les États-Unis. Un quotidien texan tranche dès 1950 et titre : « C’est presque comme jouer au tennis avec soi-même ! » 

L’Américaine Pauline Betz, qui a remporté cinq Grand Chelem entre 42 et 46, prêtera son image à un set « de luxe » dès le début des années ‘50, tout comme le footballeur Kyle Rote Jr. deux décennies plus tard. Même Tom et Jerry s’y mettent, avec la souris en guise de balle, évidemment. Resté dans le giron de la famille Miremont, la fabrication passera en 1958 sous la houlette de Chikitoys. Aujourd’hui, le « vrai » Jokari est la propriété du groupe Smoby en France, et de Jokari US aux États-Unis, recyclé depuis dans la vente de gadgets en tout genre après un dernier effort en 2002 avec un ultime set.

Actuellement, on compte des dizaines de jeu de plein air plus modernes, sans même parler des jeux connectés, chargeur inclus. Mais tous ceux qui ont croisé sa route gardent une affection particulière pour le jokari. Et si l’on s’en moque gentiment, c’est qu’on a atteint l’âge adulte, plus pragmatique. Quelques téméraires tentent d’organiser des tournois, comme l’Amicale Jokari Club en France. Mais vous croiserez peu de trentenaires qui le pratiquent de temps en temps, comme on se donne rendez-vous pour une partie de squash. 

À l’exception du Pays basque espagnol, à Bilbao, où est organisé un grand tournoi, devenu de fait le plus officiel et, du coup, une sorte de classement mondial par défaut. 

À retenir pour les longues soirées d’hiver : jokari est considéré comme un mot valable au Scrabble, en tant que « nom déposé lexicalisé avec le temps ». Il vaut 22 points, un de plus que pour gagner une partie de jokari en marée basse, entre la pêche aux crabes et la collecte de coquillages.   

 

Et  maintenant ?

Ils sont rares à s’organiser sérieusement mais ils existent : certains amateurs de jokari créent des « clubs », certes avec un succès confidentiel mais non sans ambition, quelque part entre le fun et le sérieux. L’Amicale Jokari Club, basée à Rennes, est l’un d’eux. Martin Théret, son président, nous raconte en quelques mots sa récente passion.

 

Courts : Pourquoi cette passion pour le jokari ?

Amicale Jokari Club : L’Amicale Jokari Club a vu le jour en octobre 2016, c’est donc tout nouveau. À titre personnel, j’y joue chaque été à la plage depuis son apparition dans le film OSS 117 : Le Caire, nid d’espions. Jusqu’au jour où en discutant avec mes collègues de bureau, nous nous sommes rendu compte que nous partagions la même passion. Il n’en fallait pas plus, l’Amicale Jokari Club était née.

 

C : Le jokari n’a-t-il pas une image désuète? 

AJC : Pas du tout ! Il suffit d’y jouer pour s’en rendre compte. Instantanément il suscite la curiosité des plus jeunes, qui demandent à l’essayer à leur tour. C’est d’ailleurs une caractéristique du jokari : voir quelqu’un y jouer provoque une envie irrésistible de prendre la raquette. Et on comprend vite pourquoi : ce sport est un véritable défouloir, la prise en main est rapide et il peut se jouer n’importe où ! Bien sûr, il y a un côté rétro dans le jokari, et c’est d’ailleurs ce qui fait son succès. Il provoque la nostalgie des anciens et attire la curiosité des plus jeunes. Il est de fait très rassembleur.

 

C : Quelle est la part de second degré là-dedans ?

AJC : Ce serait une erreur de résumer le jokari au « comique ». Lorsque l’on joue une partie de jokari, on est physiquement à 100 % du début à la fin, c’est une activité physique très énergivore à l’image du squash. S’il a jusqu’à maintenant gardé son étiquette comique de sport loisir, c’est avant tout car il n’existe pas de véritables règles pouvant permettre la compétition. Et pour cause, elles ne sont pas évidentes à définir. L’Amicale Jokari Club y travaille activement.

 

C : En ce qui concerne le matériel, y a-t-il une certaine exigence ou les « clones » sont-ils acceptés ?

AJC : Les vulgaires jeux de jokari en plastique avec élastique trop court sont à proscrire ! Les puristes du jokari le pratiquent avec une raquette en bois, et sans grip sur le manche, les ampoules font partie du jeu ! Je tiens d’ailleurs à rappeler que le jokari est un sport à risque. Qui ne s’est jamais fait entourer le cou par l’élastique ? On appelle cela le coup de la corde à linge ! Pour en revenir au matériel, l’entreprise Vilac fournit un très bon jokari, que nous utilisons. Cependant l’AJC va bientôt produire son propre jeu, avec un menuisier partenaire.

 

C : Y a-t-il une tenue exigée ?

AJC : La tenue de l’association est simple : T-shirt rouge, short bleu marine, chaussettes hautes blanches, bandeau blanc au front et tricolore bleu-blanc-rouge au poignet. C’est plus exigeant que Wimbledon ! Mais les joueurs sont évidemment autorisés, et même encouragés à se vêtir de leur plus belle tenue freestyle.

 

C : Avez-vous déjà réussi à rallier du monde à votre cause ?

AJC : L’AJC compte aujourd’hui 41 membres actifs. Ce nombre devrait sensiblement s’accroître au printemps avec le retour des beaux jours. D’autant plus que l’association rennaise va s’attaquer à Paris cette année. En dehors des rencontres fréquentes, l’AJC a organisé deux événements majeurs l’été dernier avec le Jokari Season Opening, puis les premiers internationaux de France de Jokari. Si le succès reste modeste avec une cinquantaine de participants, ces deux journées ont été de vraies réussites sur les critères phares du jokari : du sport et du fun ! Concernant l’avenir proche, l’idée est de reconduire les événements rennais de l’an passé et d’inaugurer des événements à Paris le long du canal de l’Ourcq. Guettez donc la page Facebook de l’AJC !

 

C : Des ambitions futures sur le terrain du jokari ?

AJC : En deux mots : Paris 2024.                                

 

Article publié dans COURTS n° 1, printemps 2018.

De Bruxelles à New York,

la modernité dans la tradition

© Court 16, Inc.

À quelques foulées de Flushing Meadows, où se déroule chaque année l’US Open, on mélange hardiment l’histoire et l’innovation. Dans le très récent complexe Court 16 de Long Island, Anthony Evrard prolonge l’héritage bruxellois du Royal Léopold Club, le club centenaire qui a façonné le petit garçon derrière cette belle réussite outre-Atlantique. On y joue encadrés par des lignes en LED. Au-delà des lumières modulables, le système de sol - une première mondiale - limite les risques de blessures et se révèle idéal pour les enfants en apprentissage. Le symbole d’un tennis remixé high-tech mais, surtout, très « repensé ».

 

« Un moment fondateur pour la vie, basé sur des valeurs d’esprit sportif, de discipline et d’intégration. » Dans sa story, voilà comment se présente Court 16 (dites sixteen), chaîne de clubs de tennis new-yorkais, imaginée pour les enfants et récemment ouverte aux adultes. Une belle prose à l’américaine, peut-être, mais cette vision du tennis comme « acte fondateur » n’est pas seulement une baseline marketing. Elle s’explique déjà par le nom, à l’odeur bruxelloise sous son air yankee.

Derrière Court 16, un Belge : Anthony Evrard. Fils et petit-fils de « Bourgeois Sport », le premier magasin belge « pro » de tennis, créé en 1968 et bien connu du monde de la raquette bruxelloise. Anthony y passera naturellement une grande partie de son temps, apprenant à corder des raquettes en même temps que l’alphabet, à l’instar de son père pour les professionnels. Il traînera aussi ses premiers revers babillants au Royal Léopold Club, toujours dans le sillage de sa famille, l’une des premières « prolétaires » à fouler les courts du mythique « Léo ». Et plus précisément sur le 16, son préféré, le deuxième sur la gauche quand on entre dans le club.

Des « moments magiques » avec sa famille, qui l’ont poursuivi quand il a décidé de se lancer dans l’aventure de l’entrepreunariat sauce startup sportive. Sa sœur aînée Vanessa est déjà une promesse montante quand Anthony est repéré par l’AFT. Il sera de la première génération à rejoindre le centre de Mons, avec les frères Rochus et une certaine Justine Henin. Destiné à tutoyer les sommets de l’ATP, au moins pour la Belgique, il intègre l’équipe nationale avec, notamment, Xavier Malisse. À 15 ans, il retourne vivre en famille dans son Bruxelles natal, mais l’expérience montoise lui servira de tremplin, quelques années plus tard, pour le grand saut vers les States. Il intègre là-bas la prestigieuse première division de la NCAA, au sein de la Loyola Marymount University à Los Angeles, et y accomplit un cycle complet de quatre années. Puis, quelques jobs dans le marketing et cinq ans fondateurs en tant que senior chez Puma le convainquent de se lancer dans l’aventure new-yorkaise.

© Court 16, Inc.

Networking

Le premier club Court 16 est ouvert à Brooklyn en 2014. Le but est clair : créer des lieux de rencontres, surtout pour les jeunes familles, pas forcément liées traditionnellement au tennis. L’endroit n’est pas choisi au hasard. Il y faut de la vie autour, de l’énergie communicative ; maintenant, et surtout dans la décennie qui vient. Il faut créer un spot, un hub, un endroit cool et urbain, qui inspire et rassemble des jeunes adultes qui souhaitent se rencontrer, connecter, échanger… via les cours de tennis indoor de leurs enfants. 

Avec aujourd’hui 800 familles inscrites au premier club de Brooklyn, le but a été atteint. Mais le virus est contagieux. Très vite, les parents aussi ont voulu suivre des cours. Ce sera finalement chose faite : Court 16 est aujourd’hui ouvert aux adultes, débutants ou confirmés. Avec une pédagogie adaptée, du fun à l’américaine sur et en dehors des courts, des familles qui se lient à un sport parfois difficile à pratiquer dans cette ville, des events à gogo et du matériel de pointe. 

 

Modernité dans la tradition

Outre le paramètre essentiel de la localisation vivante et propice aux rencontres, l’infrastructure est un point fondamental pour Anthony Evrard : amener la modernité dans la tradition. Le tennis remixé, en langage US. Quand le deuxième club ouvre en avril dernier à Long Island City, entre les klaxons, les studios de cinéma et les stations de métro, il offre des terrains avec une surface en verre. Une première. Les lignes ? Des lampes LED qui s’allument selon les besoins ; ce qui évite d’avoir des entrelacements peu clairs, pour finalement obtenir 16 (encore) formats de terrain différents, modulables très rapidement selon les besoins. 

Trois millions de dollars ont été levés pour les deux clubs. Des partenariats avec Babolat, Lacoste ou Pharrell Williams et même avec l’USTA pour un showcase « excellence technique » sur le court central durant l’US Open… Des ouvertures vers les moins chanceux financièrement, des summer camps, et toutes sortes d’événements pour les enfants ou pour les adultes… Des opérations caritatives, le Sounds of Tennis destiné aux malvoyants, un programme de « cardio tennis » plutôt tourné vers un public féminin… ou encore un focus sur le pickleball, qui demande raquettes en bois et balles perforées en plastique sur des petits terrains pour le plus grand bonheur des groupes… Court 16 est à la volée et en fond de court pour créer de « nouveaux moments magiques », souvent en famille comme les Evrard au Léo, la technologie et l’esprit startup en plus. 

 

Article publié dans COURTS n° 2, été 2018.