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La lenteur

© Ray Giubilo

Madeleine, 6 ans, a dit un jour ceci : « Et si les Indiens avaient gagné la guerre contre les cowboys, la terre serait moins polluée… »

 

Au premier abord, on aurait tendance à voir dans cette phrase une réflexion à la candeur amusante, pourtant, elle interroge et est suffisamment sérieuse pour être citée dans Philosophie Magazine. Grosso modo, la pensée de la jeune fille est la suivante : si l’éthique amérindienne, dont l’un des principaux piliers était la sobriété et la lenteur, avait pu vaincre la quête de démesures, d’abondances et de vitesse de la société européenne, nous n’en serions peut-être pas arrivés à ce point de non-retour sur la question écologique. On peut pousser la question de leur opposition philosophique jusqu’à sa limite la plus extrême : si les lentes incantations chamaniques des grands chefs Sioux avaient pu venir à bout des démons de la vitesse, aujourd’hui, le tennis serait sans doute le sport le plus regardé… Plus sérieusement, on peut constater que dans ce monde tournant de plus en plus vite, le tennis, qui lui, prend tout son temps, est simplement indispensable.

© Art Seitz

Les démons de la vitesse 

Le rythme de nos vies est effréné. Les désirs et les besoins, pour la plupart factices, sont infiniment plus nombreux et le plaisir procuré par le comblement de ces derniers est aussi éphémère que croissant. C’est une histoire frénétique sans fin, comme une soif qu’on n’arrive pas à étancher. On n’a plus le temps. On n’a tellement plus le temps que pour le prendre, il faut prévoir huit mois à l’avance. Constamment en manque de temps, alors que le progrès est censé nous en avoir libéré. C’est d’ailleurs l’un des plus grands paradoxes de l’ère moderne : plus on gagne du temps, moins on en a. Alors on s’organise comme on peut dans un univers déjà pré-organisé façon « Mon oncle » de Jacques Tati. On se déplace dans sa plus ou moins petite boîte motorisée pour se rendre au boulot dans une plus ou moins grande boîte. Puis on retourne le soir dans sa maison, une énième boîte, avec ou sans jardin, pour manger son repas en boîte et regarder une autre petite boîte dans laquelle on a souvent envie d’en distribuer. Malgré les tentatives des grandes instances tennistiques pour essayer de faire rentrer le tennis dans une de ces boîtes, en abolissant notamment la règle des deux jeux d’écart dans le cinquième set, celui-ci reste indomptable et parfaitement imprévisible. 

 

Ralentir

Le sentiment d’urgence, parfaitement anxiogène, dont nous sommes prisonniers et qui nous pousse à accélérer la cadence de façon machinale tend à disparaître dès lors que l’on commence à regarder un match de tennis. Il y a quelque chose de magique dans sa spécificité du rapport au temps. Pour le spectateur tout semble aller au ralenti. Sensation décuplée lorsque le jeu se déroule sur ocre. À partir du moment où les joueurs entrent sur le court, on remarque une certaine lenteur et un relâchement dans leur manière de bouger et de se déplacer. Les échanges sont souvent longs et entre chaque point joué, ou du moins, quasiment, ils s’en vont doucement dans le coin du terrain, en reprenant leur souffle, se saisir de leur serviette pour s’essuyer, méditer, cogiter… Juste avant de servir. Là encore, pour réussir cet exercice aussi difficile qu’il est important, on prend généralement son temps. Un temps moyen situé quelque part au milieu sur une échelle entre Roger Federer et Rafael Nadal. Les pauses sont fréquentes. Une minute trente pour le repos lors des changements de côté qui ont lieu à la fin de chaque jeu impair et deux minutes à la fin de chaque set. Il y a aussi la fameuse pause pipi fixée récemment à cinq minutes après les grosses polémiques soulevées en 2021. 

La voix de l’arbitre est calme et articulée, le silence qui règne pendant les coups de raquette participe quant à lui à une sorte d’hypnose de masse semblable aux pouvoirs orchestraux des grandes chanteuses de jazz. Lorsque Nina Simone, le regard impérieux, décidait d’arrêter de jouer quelques secondes avant de reprendre, c’était pour capter l’attention d’un public quelque peu dissipé ou faire taire le plus discret des chuchotements qui la dérangeait. Tout à coup, l’atmosphère s’intensifiait et les gens présents dans la salle faisaient d’autant plus attention aux détails les plus subtils. Comme pour le jazz, le tennis est d’une exigence absolue, tant pour les joueurs – exigences techniques, physiques et mentales – que pour les spectateurs. Le moindre petit bruit dans les tribunes peut engendrer une fausse note, un faux pas, la moindre petite inattention chez le spectateur peut lui faire louper un coup magistral. Il demande sans cesse l’ici et le maintenant de la présence. Il nous incite à reconstruire notre relation au temps, à ralentir la cadence et par conséquent, à nous faire travailler notre concentration tout en éduquant notre regard. 

© Ray Giubilo

Tennis éducation

De plus en plus d’études indiquent que le pourcentage des personnes atteintes de troubles de l’attention a augmenté depuis l’avènement du tout numérique. La « génération connectée » est naturellement la plus touchée par le phénomène. Complètement absorbée par sa tablette tactile, ou encore, son téléphone portable, véritable prolongement du corps humain, elle est à la fois ici et ailleurs mais plus ailleurs qu’ici. Les yeux rivés sur notre smartphone, on tweet et interagit dans un monde digital sans vraiment écouter les personnes du monde réel. On côtoie parfois certaines choses sans vraiment les habiter, on emmagasine une quantité astronomique d’informations sans jamais avoir le temps de les creuser, les approfondir. Notre esprit est la plupart du temps embrumé, mais, étant pris dans l’engrenage du rythme de nos vies, au lieu de ralentir le pas, on aura plutôt tendance à l’accélérer. Dans son roman La Lenteur, Milan Kundera démontre d’une superbe façon le lien très étroit qu’il y a entre la vitesse et l’oubli : « Dans la mathématique existentielle cette expérience prend la forme de deux équations élémentaires : le degré de la lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire ; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli. » C’est simple, plus on va vite et plus on oublie, au contraire, plus on ralentit et plus on se souvient. Ce qui explique notamment pourquoi les matchs de tennis qu’on a tendance à retenir, et les plus mémorables de l’histoire de ce sport, sont ceux qui ont été le plus disputés et qui ont duré le plus longtemps.

C’est précisément le caractère exigeant et totalement imprévu du tennis qui est aujourd’hui essentiel. La télévision ou même le cinéma nous offre de plus en plus de spectacles qui manquent de consistance, les émissions et les films sont   formatés à la sauce Netflix. Rythme filmique soutenu, séquences au ralenti façon blockbusters et mécanique bien huilée basée sur un algorithme savamment étudié. D’ailleurs l’expression « Netflix and chill » est parfaitement à propos, « regarder Netflix et se détendre », voilà comment on consomme le cinéma : dans la détente et sans prise de tête. Évidemment, il est rare que cela dépasse les 2 heures. Le tennis, c’est tout le contraire. Quand on regarde un match, on a besoin d’une implication quasi totale. Qui peut varier d’une heure trente aux plus de onze heures du Isner/Mahut, « Le Tango de Satan » de la petite balle jaune ! Et on a complètement tort de supposer qu’un match de tennis n’est pas narratif : c’est très souvent le contraire. On a vu passer pas mal de livres consacrés entièrement à des matchs mythiques, notamment le Coups de génie de L. Jon Wertheim autour de la finale de Wimbledon 2008 entre Federer et Nadal. Ou plus récemment Fedal : Federer – Nadal de Rémi Bourrières et Christophe Perron, bouquin décrivant les 40 confrontations entre les deux légendes.

De par son aspect dramaturgique, que ce soit dans ses règles ou dans sa forme, le tennis fait appel à une quantité incroyable d’émotions. Et pourtant, le plus étonnant c’est qu’il n’a pas besoin de plans filmiques spectaculaires pour les transmettre. En effet, c’est un sport filmé de manière extrêmement simple. Aucune fainéantise de la part des diffuseurs, simplement, un match de tennis ne pourrait pas être filmé autrement. C’est le critique de cinéma Julien Lada qui en parle le mieux : « Le centre d’attention de l’image reste la balle, et non les joueurs. Impossible de filmer un vrai match de tennis en champ-contrechamp, à une époque où la balle va jusqu’à 250 km/h dans la raquette d’un Andy Roddick ou d’un Ivo Karlović. Impossible également de faire faire à la caméra ce fameux mouvement de balancier par lequel on caricature les mouvements de tête des spectateurs. On pourrait bien filmer par le haut, mais l’image aplatie ressemble dès lors plus à une partie de Pong en HD qu’à un match de Roland-Garros. Le seul choix restant, c’est celui de positionner la caméra dans le fond du court, avec pour seule fantaisie la possibilité de varier sa hauteur. » L’image ne pourrait être plus épurée, on va encore une fois à l’essentiel. Notre attention est focalisée sur la balle et c’est alors qu’on peut se délecter de chaque frappe, et remarquer le moindre effet sur un slice de Roger Federer, mais aussi le changement de rythme sur une attaque en coup droit de Rafael Nadal ou encore toute la beauté du revers une main de Richard Gasquet. 

Comme l’écrivait Nietzsche dans Par-delà le bien et le mal : « La mesure nous est étrangère, reconnaissons-le ; notre démangeaison, c’est justement la démangeaison de l’infini, de l’immense. Pareils au cavalier emporté par un coursier écumant, nous lâchons les rênes face à l’infini, nous hommes modernes, nous, demi-barbares – et nous ne connaissons notre béatitude que là où nous sommes aussi le plus exposés au danger. » Retrouver une certaine mesure et donc une certaine lenteur implique ainsi de construire une idée nouvelle de la « béatitude » et du « bonheur » humain, un bonheur qui pourrait bien trouver sa source dans les limites d’un court de tennis. 

 

Article publié dans COURTS n° 14, printemps 2023.