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La révolution verte

© Ray Giubilo

Pete Sampras et Roger Federer ont dominé tour à tour le tennis masculin, symbolisant à eux seuls des périodes très différentes de l’histoire du jeu. Et leur virtuosité immaculée s’est, dans un style distinct, exprimée à merveille dans le jardin de Wimbledon. De l’assaut constant du filet à la suprématie du jeu de fond du court, l’évolution de la domination sur gazon aura ainsi marqué le tournant du siècle. Tentative d’explication.

© Ray Giubilo

« Mettez n’importe qui sur le Central de Wimbledon et vous saurez tout sur cette personne ! »

John Newcombe

Une transition en filigrane

Le duel Federer-Sampras au quatrième tour de Wimbledon en 2001 a souvent été considéré comme une passation de pouvoir. À juste titre. Le joueur le plus couronné sur l’herbe londonienne à l’époque face à un champion en devenir. Le trentenaire américain au crépuscule de sa carrière d’un côté et le jeune prodige suisse à la facilité éclatante de l’autre. Deux ans après cette bataille épique en cinq sets, Federer commence à bâtir sa légende en remportant son premier titre à Wimbledon. Il alignera ensuite une série de victoires majestueuses pour conquérir à ce jour un nombre record de 8 trophées au All England Law Tennis and Croquet Club.

L’unique rencontre entre ces deux joueurs au firmament de l’histoire du tennis représente une transition entre deux cycles, l’un évanescent et l’autre se dévoilant progressivement. Mais au-delà de ce passage entre l’ancien et le futur maître des lieux, la partie annonce également une imminente révolution dans l’approche du jeu sur gazon, à savoir la raréfaction du service-volée. Un tournant qui se manifestera au grand jour lors de la finale de 2002 au cours de laquelle aucun enchaînement de ce type n’aura été pratiqué par les finalistes, Nalbandian et Hewitt. La désuétude du service-volée, et même du jeu vers le filet à Wimbledon, était en marche.

Rien n’était cependant apparent au cours de ce match en 2001. Sampras, doté d’un jeu éminemment porté vers l’offensive, poursuivait sans relâche ses montées au filet. Ses premiers services, mais également ses deuxièmes balles, fusaient. Elles lui permettaient ensuite de volleyer, si nécessaire, dans les meilleures conditions. Cette tactique, combinée à son aisance à la volée, l’ont rendu au fil des années pratiquement imbattable sur herbe. L’Américain accentua ce schéma de jeu lors de la deuxième partie de sa carrière : « Je faisais beaucoup plus de service-volée sur mes secondes balles du milieu à la fin des années 1990. Je l’utilisais comme une arme. Cela valait la peine de faire quelques doubles fautes en tapant des grosses deuxièmes balles. » Les statistiques démontrent la fréquence des services-volées de Pete. En 1997, 1998 et 2001, Sampras utilisa cette arme sur respectivement 81, 82 et 80 % de ces services1.

Le même constat s’appliquait à l’époque pour le Suisse. Lui aussi porté vers le jeu au filet, Fed déclinait régulièrement toute la panoplie du joueur offensif et enchaînait avec succès les services-volées. Grâce à un relâchement presque irréel, un revers à une main varié et un coup droit percutant, il était tout naturellement voué à poursuivre cette tradition. En particulier à Wimbledon. Federer affirma d’ailleurs qu’il suivait, à ses débuts à Londres, 80 % de ses premières balles et 50 % de ses deuxièmes balles au filet. Roger devait dès lors reprendre le flambeau du jeu offensif sur herbe alors que s’amorçait la fin de carrière de l’Américain. 

Sa première victoire à Wimbledon en 2003 confirme d’ailleurs cette attente. Tout au long du tournoi, Federer suit 48 % de l’ensemble de ses services à la volée. Avec succès car il gagne 68 % des points lors de ces enchaînements. Après la finale insolite de 2002, le tennis offensif reprend ses droits et il ne fait guère de doutes que le service-volée resterait encore et toujours une des configurations typiques du gazon. C’est pourtant précisément le contraire qui se produit. 

© Ray Giubilo

L’évanescence du service-volée

L’édition suivante en 2004 donne lieu à une réduction considérable des services-volées de Fed-express. Il en pratique un peu moins de 24 %. Cette tendance ne fait que s’affermir au fil des années. Il n’effectue que 30 services-volées lors du tournoi de 2006, très loin des 313 exécutés à peine trois ans auparavant. Lors de sa septième victoire en 2012, moins d’un service sur dix était suivi au filet. En 2014-2015, Federer retrouve quelque peu ses réflexes de début de carrière à la suite de l’arrivée dans son équipe de Stefan Edberg, chantre du jeu à la volée. Sous son influence, il remonte au-dessus de la barre des 20 % de service-volée lors de ces deux années. Ceux-ci auront par ailleurs été gagnants à hauteur de 79 %. 

Le Suisse diminue donc nettement ses montées au filet au cours de ces années et affine en même temps un jeu offensif du fond de court. Il étoffe son style de jeu pour le rendre incisif et varié. Ses volées sont alors devenues occasionnelles, mais souvent gagnantes. Federer adapte en réalité son jeu à d’autres conditions, d’autres particularités qui émaillent l’évolution du tennis de ces dernières années et se retrouvent particulièrement à Wimbledon.

Au-delà de Roger, la quasi-extinction du jeu à la volée dans les années 2000 à Wimbledon est manifeste. La nouvelle génération de joueurs qui a vu le jour à cette époque s’est aventurée avec parcimonie au filet. En 2017, les 25 joueurs de 18-23 ans pratiquent seulement 103 services-volées sur leurs… 4 638 services effectués, à savoir une proportion de 2 %. Sur une plus longue perspective, de 1997 à 2017, le pourcentage de service-volée à Wimbledon sur le premier service est passé de 66 % à… 10 %. L’efficacité de ce schéma tactique n’est cependant pas remise en cause. Toujours en 2017, le service-volée sur la première balle entraînait… 69 % de points gagnants. Paradoxal.

Quelles sont les raisons de cette révolution copernicienne ? Pourquoi toute une génération, à de rares exceptions près, a tourné la page de cette stratégie gagnante qu’est le service-volée ? Pour le comprendre, il faut observer que c’est l’approche même du jeu sur herbe qui a été modifiée par le biais d’une constellation d’éléments très divers.

© Ray Giubilo

« Roger Federer est le meilleur dans la meilleure des générations. »

John McEnroe

Une hérésie devenue réalité

Est-ce le souvenir de la finale de Wimbledon de 94 entre Ivanisevic et Sampras qui hante encore les organisateurs du tournoi ? Ces aces qui pleuvent sans répit et laissent les spectateurs pantois devant un spectacle aussi famélique ? Ou bien la nécessité, au grand dam des plus fervents défenseurs de la singularité du tournoi, de s’adapter au ralentissement généralisé des surfaces sur le circuit ATP ? Ou encore un ajustement nécessaire afin de solidifier une surface mise à mal par des joueurs davantage robustes et puissants que la génération précédente ?

Quelle qu’en soit la véritable raison, Wimbledon a pris le pari en 2001 de changer, en toute discrétion, la composition du gazon de ses courts. Alors que celui-ci était formé de 70 % de ray-grass et de 30 % de fétuque rouge, cette dernière plante a été retirée afin d’atteindre 100 % de ray-grass. Résultat ? Un gazon plus dense et plus sec entraînant un sol plus dur… et des rebonds plus hauts. Associé à un changement de balles, légèrement plus épaisses2, la morphologie du jeu sur gazon s’est altérée. Les longs échanges se sont multipliés, au détriment du jeu vers le filet. Cette métamorphose est encore aujourd’hui essentiellement passée sous silence, les organisateurs continuant de se référer au maintien de la même hauteur réglementaire du gazon, à savoir 8 mm. Une révolution a toutefois bien eu lieu, au-delà du nouveau système de stérilisation à la vapeur introduit lors de l’édition 2018 pour réduire la dépendance aux pesticides et appliqué sur 10 courts sur 18.

Le tennis pratiqué sur le gazon anglais est à présent plus semblable à celui joué sur d’autres surfaces. Dustin Brown n’hésite pas à le souligner : « J’ai l’impression que jouer à Roland-Garros est parfois plus rapide [qu’à Wimbledon], tant au niveau des courts que des balles. » Le légendaire John McEnroe ajoutait en 2018 que le « gazon est désormais complètement différent que lorsque je jouais. C’est comme le jour et la nuit. Le rebond est bien plus vif et les joueurs restent en conséquence en fond de court. » 

© Art Seitz

Une révolution globale

L’apparition d’autres éléments majeurs affectant le jeu offensif ne doit néanmoins pas être négligée. Le matériel est plus épuré au niveau des raquettes et des cordages, tendant toujours davantage à la perfection dans la recherche du délicat équilibre entre puissance et précision. Les prises de raquette ont également été ajustées : les coups droits dits « modernes » disposant d’une prise extrêmement fermée, permettant plus de top-spin. Le style de jeu de la majorité des joueurs a également évolué. Un tennis très physique, caractérisé par un jeu de défense étouffant et agrémenté de contre-attaques éblouissantes s’est développé. Sur toutes les surfaces, les frappes du fond du court se sont durcies et les rallyes interminables ont supplanté les enchaînements service-volée. Par conséquent, la plupart des joueurs pro craignent de se retrouver au filet, de peur d’être exposés à des passing-shots imparables. 

« Feli » Lopez observait à ce propos :  « Avant, 20 ou 30 joueurs pratiquaient le service-volée.
Mais dans les quinze dernières années, les balles ont changé, la surface des tournois est en général un peu plus lente et les joueurs frappent plus fort. Les points gagnants pleuvent des quatre coins du court
. »

Mais les joueurs sont également plus réticents à se risquer au filet en raison de leurs faiblesses… à la volée. Même Federer soulignait, à l’issue de sa victoire à Wimbledon en 2017, que les volées de la nouvelle génération ne sont pas au niveau. Un constat implacable.

 

Un futur incertain

Jusque dans les années 2000, le gazon du court central de Wimbledon était jauni et usé dans les carrés de service à l’issue de la quinzaine du tournoi. Désormais, seule la partie autour de la ligne du fond du court se trouve dans cet état. Le reste du terrain, y compris l’espace proche du filet, est essentiellement vert clair, comme si ces parties n’avaient pratiquement pas été foulées. Le rebond est discret, le slice est très peu utilisé et la balle a ralenti. Ces changements s’inscrivent dans une certaine tendance actuelle du tennis : l’uniformisation tant des surfaces que des styles de jeu. L’ère du service-volée semble désormais révolue. 

Après Sampras et Federer, un troisième cycle de domination à Wimbledon devrait prochainement émerger. Tout aussi attiré par le filet que ses illustres prédécesseurs et en particulier Pistol Pete ? Rien n’est moins sûr. 

 

 

Article publié dans Courts n° 5, été 2019.