Chasseur de lumière
Par Mathieu Canac
En ce bas monde, les êtres sont tous si différents qu’il est chaque jour possible de s’étonner « d’extravagances » dépassant notre entendement. Selon les limites, l’ouverture d’esprit de chacun, l’autre, par ses particularités perçues comme farfelues, peut passer pour un hurluberlu. En 2007, une Américaine s’est « mariée » avec la tour Eiffel. Si la cérémonie n’a aucune valeur officielle, Erika LaBrie a été jusqu’à changer de nom pour devenir « Erika Eiffel ». Pouvant se targuer d’avoir une page Wikipedia à son nom, elle est aussi fondatrice et porte-parole d’OS internationale, une communauté de personnes amoureuses d’objets inanimés. Sans tomber dans ce cas un tantinet extrême, beaucoup, de manière plus classique, s’éprennent de choses sans enveloppe corporelle. De passion pour un sport, un art ou encore un métier. Antoine Couvercelle est de ceux-là. C’est un passionné, un polyamoureux au cœur partagé entre tennis et photographie.
Un cœur mi-balle, mi-photo
Deuxième enfant d’une fratrie de quatre – deux filles, deux garçons –, fils de Jean Couvercelle, l’homme qui a créé Tennis Magazine en 1976, Antoine, né deux ans plus tard, vit au rythme du son des balles depuis ses premiers cris. « J’ai toujours baigné là-dedans, raconte-t-il. J’ai commencé à jouer très jeune, j’ai même fait partie de la Ligue de Paris. J’aimais vraiment ça en tant que joueur. Tout petit, déjà, je regardais tous les tournois où mon père se déplaçait. Je suis un vrai, vrai, vrai passionné de tennis. Après 19 ans (bientôt 20) de carrière, j’aime toujours autant ça. C’est un vrai moteur. C’est une part essentielle, aussi, du travail. Si tu n’aimes pas ce que tu fais, tu ne le feras pas bien. Être passionné par le sport que tu photographies, c’est primordial pour faire du bon boulot. » Un temps, comme tous les gamins de son âge, il caresse le rêve d’embrasser une carrière de joueur professionnel. Puis, au début de l’adolescence, l’éveil à la réalité éclipse peu à peu ce songe et un achat du paternel vient lui ouvrir de nouveaux horizons.
« Quand j’avais 13 ans environ, mon père s’est acheté un appareil photo semi-pro, se souvient le jeune quadragénaire. Je le lui ai tout de suite pris, et j’ai immédiatement aimé le déclenchement. S’il n’avait pas acheté cet appareil, je ne sais pas si j’en serais là aujourd’hui. » Très vite, l’objet devient sien. « Je ne l’ai jamais récupéré, et je n’ai d’ailleurs pas essayé », confirme Jean en souriant. Dès cette première rencontre avec son futur compagnon de travail, Antoine a le coup de foudre. Voir, observer par le prisme de l’objectif colle à sa personnalité. « Enfant, c’était un garçon tranquille, pas très communicant, même s’il avait des copains, évidemment, et très attentif à ce qui se passait autour de lui. Attentif, non seulement au niveau du visuel, mais aussi du comportement. Très intériorisé. » Lorsqu’il met les mains sur ce nouvel instrument, l’apprenti photographe est encore loin des courts.
« Je me souviens, on était à une course de chevaux, se remémore-t-il. Mon père est aussi un passionné de ça. À l’époque, il était en plus directeur du quotidien Week End (consacré aux courses de chevaux). Pendant la journée, j’ai pris énormément de photos et l’une d’elles a été publiée dans le journal. » Régulièrement, son père l’emmène avec lui à Los Angeles pour suivre les exploits de Cardmania, leur poulain. « J’ai eu la chance d’avoir un cheval au-dessus du lot, explique-t-il. Antoine a fait beaucoup de voyages avec moi pour le suivre. Il prenait des photos pour immortaliser tout ça, et en a fait un journal pour restituer cette aventure. Déjà, on voyait ses qualités de photographe. Malgré l’implication sentimentale due au fait que le cheval était à moi, il réussissait à faire les photos sans trembler. Il ne se laissait pas embarquer par ses émotions. » Antoine ne quitte plus son appareil. Partout où il passe, il « mitraille ». S’exerce. Progresse. Tout en prenant son pied.
« Sur chaque événement sportif, je faisais des photos, relate le principal intéressé. J’étais en 4e, mon collège (le collège Dupanloup) était, et est toujours, juste en face de Roland-Garros. Entre midi et deux et dès la fin des cours, je basculais à Roland avec mon appareil. » Sur le Central, depuis la loge familiale, il est assez proche des joueurs, ces héros qu’il admire, pour capter des instants. Avec talent. Dès sa première année dans cette situation, certains de ses clichés sont retenus pour Tennis Magazine. « C’étaient des photos anecdotiques, publiées dans la BD ou les rubriques comme “Bruits de couloir”, se rappelle-t-il. Ce n’étaient pas des pleines pages, mais j’ai tout de suite éprouvé le plaisir de faire des photos puis de les voir dans le mag. C’était gratifiant de constater que mon travail pouvait être partagé avec le public, les lecteurs. » Quelques années plus tard, il fait sa première « pige », toujours pour Tennis Magazine.
Alors qu’il est âgé de 16 ou 17 ans, son père l’envoie à Lesa, en Italie. Serge Philippot, premier photographe historique du magazine, n’étant pas disponible, il accompagne le journaliste Bruno Cuaz pour couvrir la Coupe de Galéa. À l’époque très réputée, cette compétition tenait lieu de Coupe Davis des moins de 21 ans. Aujourd’hui, elle est fusionnée à la Coupe Valério et fait office de Championnat d’Europe par équipes des 18 ans et moins. Puis, en octobre 1999, à 21 ans, Antoine est engagé par Tennis Magazine. « Être le fils du patron, c’est très compliqué, confie-t-il. Il faut que tu fasses tes preuves encore plus que n’importe qui. Les premières années, ce n’était pas évident. Puis petit à petit j’ai gagné la confiance de certains, et après ça a bien fonctionné. » Au fil du temps, il s’est « fait un prénom, comme disent les autres », ose-t-il pudiquement ajouter en baissant inconsciemment la voix.
Il a dû se faire un prénom
« Bien sûr, j’ai parfois été plus dur avec lui qu’avec les autres, ajoute son père. Mais en essayant de ne jamais le léser. Et je pense que lui-même ressentait cette nécessité. C’est quelqu’un de très respectueux des autres et de leur travail. Une chose qu’il ne supporte pas, c’est quand une personne n’est pas droite. Lui-même l’est. Il ne fera jamais un coup bas, j’en suis certain. Il en a subi, parfois. Il ne disait rien, mais il n’oubliait pas. Au début, il s’est montré discret et a trouvé sa place petit à petit. » Dès son arrivée, le fiston est envoyé en reportage sur un Challenger. À Brest. Seul. « Chose que je ne faisais jamais, en principe, poursuit Jean Couvercelle. J’envoyais généralement un rédacteur et un photographe. Mais c’était une bonne façon de former Antoine. » Anecdotique au départ, ce tournoi est aujourd’hui un marqueur historique : c’est le dernier des sept Challengers disputés par Roger Federer, l’unique où il a soulevé le trophée.
« À l’époque, évidemment, Roger était encore un joueur “lambda”, raconte celui qui est né un 19 janvier, comme Stefan Edberg. Au cours de la semaine, j’étais allé le voir, je lui montrais des photos. Donc on a eu ce petit lien, cette petite connexion. J’en ai un très bon souvenir. » C’est sans doute en partie grâce à cela que, bien des années plus tard, il dégote une interview du très prisé Bâlois. Pour un numéro particulier, celui des 40 ans de Tennis Magazine. « Lors d’une soirée Rolex, à Shanghaï, il a vu Federer », décrit Rémi Bourrières, ancien rédacteur en chef adjoint à TM. « J’imagine qu’Antoine avait deux, trois coupes de champagne dans le nez (rire). Il est allé le voir, lui a présenté l’idée et Federer a dit “O.K.” » Certes, son bagou, sa sociabilité naturelle lui permettent de contribuer éditorialement au magazine, mais Antoine Couvercelle est avant tout un photographe.
À ses débuts au sein de la rédaction, il apprend, développe ses qualités aux côtés de Serge Philippot. « C’est un peu mon mentor, détaille-t-il. Et, historiquement, c’est peut-être le premier très grand photographe de tennis. Il a été un exemple pour beaucoup d’entre nous. Un très grand passionné de tennis. » L’un des initiateurs de la « patte » Tennis Magazine. Celle dont sont griffées les œuvres d’Antoine. « Quand je regarde une photo, je peux dire si elle est de quelqu’un qui est passé par Tennis Magazine – comme Antoine, Corinne (Dubreuil), Virginie (Bouyer) – ou non », assure Rémi, collègue d’Antoine de 2007 jusqu’au départ de ce dernier en 2016, quelques mois après le rachat de l’entreprise par Benjamin Badinter. « Pendant un match, ils photographient tout. Pas seulement un joueur, mais aussi le tableau des scores, les clans respectifs, les croisements entre les deux adversaires. C’est ça, la touche Tennis Mag’. » Photographier des « situations de match », chères à Jean Couvercelle.
Mais Antoine Couvercelle a aussi son propre style. « Quand je vois une photo, je sais tout de suite si c’est l’une des siennes sans regarder le crédit », affirme Alexis Réau, l’un de ses amis très proches, photographe pour L’Équipe. « Il aime les fonds très épurés et fait très attention aux ombres, à la lumière. La lumière, c’est vraiment son truc. Pour moi, c’est la référence dans le tennis avec Corinne Dubreuil. » Son père, lui, souligne la faculté qu’il a « de capter le moment. Sa photo, c’est comme si on faisait une capture d’écran pendant un film, au bon moment. Je pense qu’il a cette qualité en raison de sa très grande sensibilité. Il a une allure décontractée, mais en même temps, au fond, il est très sensible et il le traduit dans ses photos. » Photos de situation, d’action, de réaction, portraits, journalistiques, artistiques… Tel un Federer de l’objectif, il peut déclencher tous les coups. Même si, aux yeux de certains, il rappelle une autre figure du circuit.
« C’est le Fernando Verdasco des photographes, taquine Rémi Bourrières. Je trouve qu’il lui ressemble un peu, et il est aussi coquet que lui. Il aime mettre de la crème tous les jours pour prendre soin de sa peau (rire). » Exigeant avec son apparence – baskets toujours d’une blancheur éclatante, comme achetées le matin même – Antoine Couvercelle l’est encore bien plus avec son travail. Tous soulignent, au Stabilo Boss, ce trait de caractère. « Il est très très exigeant, insiste Alexis Réau. Il veut toujours la meilleure photo possible, se mettre dans les meilleures conditions aux meilleurs moments. Et il sait bien le faire ! » Perfectionniste, il voit, déniche, le « moindre détail qui ne va pas », confirme son paternel. « Son exigence envers lui-même est parfois excessive. Ça peut même devenir, entre guillemets, “chiant”, comme dirait sa mère. » Sur un tournoi, il n’arrête jamais. C’est un courant d’air circulant en rafale entre les portes de chaque court.
« Il est comme au poker, il a toujours un coup d’avance »
« Pendant un tournoi du Grand Chelem le rythme est infernal, raconte Alexis. À l’US Open, avec les sessions de nuit, tu fais des journées de 14 heures, 16 heures. Et lui, c’est une machine ! Il n’est jamais fatigué. C’est vraiment très impressionnant. Il est dans l’anticipation. Comme dans la vie d’ailleurs. Quel que soit le domaine, il cherche toujours le bon plan. Pour le résumer, je dirais qu’il est comme au poker : il a toujours un coup d’avance. » Le matin, dès la lecture du programme, il prévoit. « Si je vois que Rafa, par exemple, est sur le Central à 17 heures, je sais déjà qu’il faudra être à tel endroit pour bien choper “la lumière magique”. C’est une lumière exceptionnelle entre 18 h 30 et 20 h 30, qui introduit un jeu d’ombre. Les rayons du soleil ne vont passer qu’à certains endroits d’un court et habiller complètement la photo. Si le joueur se trouve dans cette lumière alors qu’autour tout est dans l’ombre, la photo va être incroyable ! »
« Il connaît vraiment tout : les lumières selon les heures, les joueurs, leurs réactions, les bons “spots” », confirme Rémi Bourrières. Parfois, malgré toutes ces années, chercheur d’or en quête constante de pépite, il en découvre de nouveaux. Comme à Wimbledon en 2013. Avant la finale, il prend le risque de se placer à un endroit repéré plus tôt pendant la quinzaine. À l’écart, pour observer Andy et Novak à travers les fenêtres, dans le couloir menant au Centre Court. Il est seul. Tous sont dans le stade, pour appuyer sur le bouton au moment de l’entrée des joueurs. « C’était un risque, j’étais un peu tendu, se souvient-il. Quand ils (Murray et Djokovic) arrivent, je prends une rafale pour être sûr d’avoir la bonne photo. J’en ai une où ils sont séparés par le montant d’une fenêtre. Djokovic a la tête baissée, alors que Murray paraît serein. Ce cliché est symbolique, parce qu’il reflète le résultat final. »
Coup de maître. La photo paraît en double page dans le magazine L’Équipe, qui ne publie que très rarement les clichés de photographes extérieurs. « Depuis, chaque année, je ne suis plus tout seul à ce fameux endroit », sourit l’auteur. Pour ses bâches vierges de pub qui permettent d’avoir des photos avec « des fonds propres, une ambiance particulière », Wimbledon est son tournoi favori. C’est aussi là qu’il vit le moment de pression le plus intense de sa carrière. En 2006, lors du sacre d’Amélie Mauresmo. « C’était la première fois que j’étais seul pour la finale d’une Française, explique-t-il avec passion. Quand Mary Pierce a gagné Roland (en 2000), on était trois. » Plus la balle de match approche, plus son cœur tambourine. « C’est vraiment le moment à ne pas rater, quel que soit le match. Mais là, encore plus. » Lui qui a l’habitude d’anticiper grâce à sa connaissance pointue des joueurs et de leurs attitudes, cette fois, il est dans le flou. Un court instant.
Il ne sait pas à quelle célébration s’attendre. Lorsque Mauresmo gagne en Australie, c’est sur abandon. Pas de joie spontanée. Mais dans un tiroir de sa mémoire, il retrouve et déplie un souvenir enfoui. En 1999, quand « Amé », au pays des kangourous, se qualifie pour sa première finale de Grand Chelem, elle tombe à genoux. Sur le gazon anglais, plus doux pour les rotules, rebelote. « Au final, le fond est pur, sans pub ni arbitre derrière elle, donc je sais que j’ai la photo, dit-il en revivant cette victoire. C’était un énorme soulagement. » À l’instar du poker, même si le but est de réduire autant que possible la part de hasard, il faut un peu de réussite. « La chance est l’un des ingrédients, reconnaît-il. Par exemple, à Wimbledon, il faut savoir qu’on ne choisit pas sa place. On ne peut pas bouger autour du court. J’ai donc été heureux qu’Amélie soit de mon côté. Sinon, comme elle tombe à genoux, le filet aurait été devant elle et la photo beaucoup moins belle. »
Grâce à sa réputation mondiale, à la reconnaissance du milieu, il jouit d’un réseau solide. Indépendant depuis 2016, il travaille pour des marques, sponsors, joueurs et l’agence Panoramic. Parmi les reportages qu’il compte à son « palmarès », comme celui auprès de Rafael Nadal à Manacor en 2004, l’un tient une place à part. En 2008, dans la foulée de sa finale à Melbourne, Jo-Wilfried Tsonga s’apprête à aller voir son grand-père au Congo. Au courant, Antoine lui propose d’associer Tennis Magazine au voyage. Le Français à la carrure d’armoire accepte. Accompagné de Rémi Bourrières, qui a encore le cœur au bord des yeux en évoquant cette aventure, il vit son « plus beau souvenir professionnel. Autant photographiquement qu’humainement, c’était très intense. C’était la première fois que Jo rencontrait son grand-père. En le voyant, il a pleuré dans ses bras. L’histoire était magnifique. C’étaient quatre jours très forts, chargés d’émotions. Toute la famille nous a accueillis à bras ouverts. Dès le deuxième jour, on faisait partie de la tribu. »
Jo, et les larmes du Congo
Profondément touché par cette immersion, Antoine n’est habituellement pas homme à extérioriser ses états d’âme. À l’aise dans le contact avec les gens, ambianceur au sein d’un groupe, il est par ailleurs très pudique. Installé à Bordeaux où il a ouvert un club de Padel avec son petit frère, il est père de deux filles – l’une adolescente, l’autre poupon – de deux mères différentes et ne voit l’aînée qu’une fois tous les quinze jours. « Je sais que l’absence de sa grande lui pèse, mais il n’en parle pas, observe Alexis Réau. Je sens que c’est un crève-coeur chaque fois qu’il la quitte. Et la vie de nomade du photographe n’aide pas. La famille est la base de la pyramide, c’est hyper important dans notre métier. Heureusement, il a une femme extraordinaire qui assure quand il est sur un tournoi. Elle est très importante pour lui. » Si son cœur est partagé entre tennis et photo, sa famille en est le sang. Ce sont elles, ses filles, sa dame qui le font battre. Une dame en chair et en os, contrairement à celle de fer chère à Erika Eiffel.
Article publié dans COURTS n° 5, été 2019.