Andy Roddick : A man bigger than life
Par Julien-Paul Remy
Il existe en anglais une expression pour prendre la mesure du non-mesurable, pour saisir ces individus insaisissables qui nous rappellent souvent que mots et langage ne peuvent qu’approcher ce qu’ils s’escriment à enfermer : a man bigger than life. Roddick, le dernier grand champion américain en date, pourrait prétendre à un tel titre.
Pas plus tard que l’année passée, le monde du tennis gratifiait Andy Roddick (né en 1982) d’une reconnaissance de taille en l’intégrant au fameux Hall of Fame. Panthéon des légendes de la petite balle jaune mais aussi instance de consécration récompensant des acteurs éminents du tennis tels que la championne en fauteuil roulant Monique Kalkman et le journaliste et historien Steve Flink. Cet événement cristallisait toute la complexité du personnage Roddick, un bad boy devenu désormais une institution. Cette dimension d’inclassable se retrouve tant dans sa personnalité qu’au niveau de ses faits d’armes et performances sur le plan tennistique : il fait sans doute partie des joueurs à avoir gagné beaucoup plus que des titres. Si on ne retient généralement que les vainqueurs, certaines défaites d’Andy Roddick (à Wimbledon en 2009 par exemple) recouvrent une dimension aussi légendaire que les victoires de certains. Il s’est souvent révélé grand dans la défaite, à la fois en actes, sur le terrain, et en paroles, en dehors. Voici, par exemple, comment il résume sa relation à sa principale bête noire, Roger Federer : « C’est un sentiment étrange de partager l’histoire avec une autre personne car elle en vient à définir une part de nous-mêmes. Raison pour laquelle je me réjouis qu’une partie de ma définition soit aussi respectueuse, élégante et humaine que Roger. Si j’apprenais que mon bourreau depuis une décennie était dépourvu de son sens moral, je l’aurais vraiment mauvaise. »1
L’Homme et la Bête
Si Andy Roddick nous touche autant, c’est qu’il incarne une version radicalisée de l’être humain. De nous-mêmes. Dans sa bestialité et son humanité. N’est-ce pas en raison de la richesse de son identité que chacun trouvera toujours une part de lui-même en Roddick, et donc motif à s’identifier à lui ?
Sur le terrain du corps, il donnait à voir une manière de jouer marquée par la force (lui ayant valu le titre de meilleur serveur du monde pendant plusieurs années), la brutalité et la tension. Son attitude entre les échanges mettait également en évidence sa nervosité débordante à grand renfort de tics et de gestes saccadés. Comme si l’agitation s’assimilait pour lui au seul moyen de se calmer, comme si, pour se contenir, il lui fallait s’arracher à lui-même. Une boule de nerfs hyperactive frôlant parfois l’esclandre. Un coup illustre à merveille cette manière d’être : le service. Un geste fluide transformé chez lui en acte radicalement dénué de tout naturel. Fait notable, il est la première victime de la souffrance qu’il inflige à l’adversaire, se muant tour à tour en bourreau de l’autre et en bourreau de lui-même. Faire mal en se faisant mal, détruire son propre corps en détruisant l’adversaire, telle semblait son équation pendant les duels tennistiques.
Contrairement à Federer, Roddick représente la transparence entre le résultat et l’histoire, le récit derrière le résultat : sa manière de jouer trahit le processus d’effort ayant pavé son chemin pour faire ce qu’il fait et être ce qu’il est devenu. Chaque instant présent laisse transparaître le passé. Impossible de cacher les heures vouées à s’entraîner, à s’exercer et à se faire violence. La bête (de travail) crève les yeux derrière l’homme. Sous ses coups de boutoir, le tennis, loin de relever d’un jeu, ressemble à un véritable travail (sur soi).
La transparence s’applique d’autant plus à Roddick qu’il en incarne aussi une autre forme : le vrai et la sincérité. De la bête, il tient aussi la dimension sans filtre d’un être plein et entier, aux antipodes d’un calculateur mesquin. Paradoxalement, il allie à la fois la faculté d’être toujours lui-même (son côté direct et brut rejaillit tant sur le terrain qu’en dehors) et la faculté contraire de devenir toujours quelqu’un d’autre, en se forçant à se dépasser (par le travail et l’entraînement) pour atteindre son but.
Derrière l’homme, la bête, et, derrière la bête, l’homme. Bien que la continuité entre le Roddick-gladiateur et le Roddick-plein-d’esprit ne fasse aucun doute, elle s’accompagne néanmoins d’une rupture : si le terrain de tennis révèle principalement la bête de travail, la discipline et la rigueur, le terrain de la vie off the court révèle un être tout en spiritualité maniant avec panache et acuité l’humour pince-sans-rire, l’autodérision et l’imitation d’autres personnalités du monde du tennis. Tout le naturel qu’il n’exprime pas dans le sport, il l’irradie en dehors grâce à un sens de la formule unique : « Roger peut s’estimer heureux que j’aie pris ma retraite. »2
Au sortir d’une défaite cuisante à l’Australian Open contre Federer : « C’était frustrant et pitoyable. Un vrai désastre. À part ça, c’était une partie de plaisir. »3
« Je ne suis pas le meilleur de tous les temps et je ne remporterai jamais Wimbledon. Je ne suis pas le meilleur de ma génération et mon comportement n’est pas exemplaire. Mais jamais je ne prendrai cet honneur pour acquis. Jamais je n’oublierai ceux qui ont tracé la voie avant nous. » Andy Roddick. 22 juillet 2017
A man with a vision
Si le tennis paraissait pour lui une affaire de vie ou de mort sur le terrain, il a toutefois toujours placé un autre projet par-delà cet horizon : la création d’une fondation4, donnant ainsi pleinement sens au conseil d’André Agassi glané lors d’un trajet en avion. à la question du jeune Américain pétri de culot et de curiosité, « Do you have any regrets ? », Agassi répondit qu’il aurait souhaité concrétiser sa fondation plus tôt. Résultat ? Roddick lance la sienne dès l’âge de 18 ans.
Tout en vivant pleinement l’instant présent, Roddick tournait constamment le regard en direction de l’avenir. Il a ainsi contribué à décloisonner le tennis en reliant la sphère du sport à la sphère de l’éducatif et du social, grâce à une fondation visant à réduire les inégalités socio-économiques touchant les enfants issus de milieux défavorisés à Austin, au Texas.
Comment ? En offrant une structure d’apprentissage complémentaire à l’école classique - deux axes principaux composés d’un programme de six semaines pendant les vacances d’été et d’activités collaboratives en dehors des heures d’écoles officielles pendant l’année - et reposant sur l’épanouissement de l’enfant à travers des pratiques sportives et éducatives (arts, alphabétisation, soutien scolaire en sciences, mathématiques, ingénierie). La fondation propose également des ateliers et rencontres avec des professionnels locaux (scientifiques, artistes, cuisiniers, responsables politiques, sportifs) afin de mettre les jeunes en contact avec un éventail de possibilités et de domaines susceptibles de les inspirer pour leur avenir.
Si la carrière tennistique de Roddick a grandement contribué au développement de sa fondation, le mouvement inverse s’est aussi vérifié : l’apport de la fondation à sa carrière elle-même, lui fournira un ancrage et point d’appui dans les moments de doute, de tourmente et d’instabilité : « À mon avis, cette fondation m’a été d’une grande aide pendant ma jeunesse, car elle m’a toujours donné une perspective, un horizon. Face à une défaite déchirante comme à Wimbledon, je me lamentais sur mon sort le temps de rentrer aux États-Unis en avion. Une fois de retour à la fondation, je tombais sur un enfant privé de son père ou dont la famille luttait pour nouer les deux bouts à la fin du mois. Comparé à de vrais problèmes, la perte d’un match de tennis me paraissait dérisoire. »5
Réussite et échec
Qu’est-ce que réussir, qu’est-ce qu’échouer ? Andy Roddick a-t-il réussi par rapport à lui et par rapport aux autres ? A-t-il échoué parce qu’il n’a pas réussi et gagné autant qu’il aurait dû le faire (comme semblait l’augurer sa première victoire en Grand Chelem à l’âge de 20 ans) ? Ou bien, au contraire, n’a-t-il pas plus réussi que ce qu’il aurait dû normalement réussir ? Roddick s’érige peut-être comme l’un des rares joueurs à imprimer la mémoire et l’histoire du tennis autant par ses défaites que par ses victoires. Pourtant, il a l’étoffe d’un champion, comme en attestent les chiffres : numéro 1 mondial en 2003, vainqueur d’un Grand Chelem (US Open en 2003), présence dans le top 10 mondial pendant 9 années consécutives, finaliste à trois reprises à Wimbledon, vainqueur de 32 titres individuels, membre invétéré de la Coupe Davis pendant dix ans, et vainqueur de cette même coupe avec l’équipe américaine en 2007.
Entre les mains d’Andy Roddick, la réussite se pare d’une autre couleur. Réussir ne semble plus porter sur ce qu’on est destiné à réussir mais plutôt sur ce qu’on n’est pas destiné à réussir. Comme si le vrai talent signifiait réussir ce dans quoi on n’est pas doué. Certes, d’aucuns agiteront l’étendard de la prédisposition de Roddick à devenir un grand sportif et, partant, un grand joueur de tennis ; son physique et sa force constituant des armes de premier plan, d’autant plus à une époque où le tennis se définit de plus en plus par l’impératif de puissance et de vitesse. Certains estiment d’ailleurs qu’il a initié et pavé la voie d’une nouvelle génération de joueurs faisant de la force de frappe le principal atout en tennis. C’est oublier que Roddick est le plus petit champion parmi les grands et le plus grand parmi les petits, un vainqueur parmi les vaincus et un vaincu parmi les vainqueurs.
Lors d’un événement à New York en 2013 aux côtés de géants tels que McEnroe, Borg, Nadal et Federer, il se fendit de cette saillie : « C’est un honneur d’être le pire joueur dans cette salle. »6
Et lors de son discours d’intégration au Hall of Fame : « Je remercie mes coachs. Et dieu sait si j’en ai eu un paquet. C’est le genre de choses qui arrive lorsqu’on n’est pas très talentueux. »
Sa plus grande réussite consiste peut-être à avoir fait partie de la réussite des plus grands de son époque (Murray, Djokovic, Nadal, Federer), à avoir sculpté son histoire dans le marbre de ceux qui ont façonné l’Histoire. Non seulement Roddick a réussi à vaincre à plusieurs reprises chacun de ces vainqueurs, mais il a aussi et surtout failli réussir à décrocher plusieurs Grands Chelems, à l’image de ses 4 finales perdues face à Federer. Plus le temps passe, plus il met en lumière la portée de sa carrière.
D’emblée, Andy Roddick s’est vu affublé d’une dimension tragique, celle du héros américain seul à porter sur ses épaules le fardeau de l’Histoire d’une nation habituée aux surhommes : « Le plus difficile dans ma carrière a été de marcher sur les pas des géants du tennis américain. Ce défi m’a poussé à travailler aussi dur que possible dans leur ombre gigantesque. Leur succéder signifiait endosser la responsabilité de continuer à transmettre leur flambeau. Il ne se passe pas un jour dans ma carrière sans que je ne mesure la valeur de leurs accomplissements. Dès le départ, j’étais voué à rester dans leur ombre. Je me sens pourtant redevable envers leurs réussites car elles ont directement façonné les miennes. »
Faux paradoxe, la réussite des pères fondateurs (Agassi, Sampras) de sa génération rendait la sienne à la fois possible (émulation, modèles à suivre, système tennistique américain performant) et impossible : comment parvenir à autant réussir que ses prédécesseurs, à les égaler ou dépasser ? Ce qui le fit réussir fut aussi ce qui le fit échouer. Si Agassi et Sampras ont bénéficié d’une rivalité pendant de nombreuses années, Roddick n’a jamais pu s’appuyer sur une telle dialectique émulatrice.
À cette tragédie en a succédé une autre, sa malédiction contre Federer, accouchant de 23 défaites pour 3 victoires dont une déconvenue mythique à Wimbledon à l’issue d’un combat acharné et cruel, clos sur le modique score de 16-14 au cinquième set. Roddick méritait tellement la victoire ce jour-là, à l’aune de son histoire personnelle et du niveau de tennis déployé, qu’un pan des supporters de son adversaire dépassa la logique clanique et binaire au point de soutenir (aussi) l’autre camp pour des raisons éthiques et sportives.
L’une des grandes forces de Roddick résida notamment dans sa résilience, sa capacité à encaisser les échecs et à transformer ces événements en opportunités d’enseignement et de dépassement. Il parvint systématiquement à semer dans les défaites les germes de la réussite à venir. Avant de tirer sa révérence en 2012, il battit ainsi Nadal, Djokovic et Federer à Miami lors des éditions 2010 et 2012. Dans le même ordre d’idées que le tatouage de Wawrinka reprenant la citation de Beckett « Déjà essayé. Déjà échoué. Peu importe. Essaie encore. Échoue encore. Échoue mieux. », l’adage nietzschéen « Ce qui ne me tue pas me rend plus fort » semblait destiné à trouver en Roddick un fer de lance idéal.
Andy Roddick a quitté le tennis, mais le tennis n’a pas quitté Andy Roddick.
Article publié dans COURTS n° 2, été 2018.
1-2 « Roddick On Federer : ‘He’s Lucky I Retired’», 24 janvier 2017, atpworldtour.com
3 « Wimbledon 2009 : Andy Roddick in nightmare scenario with defeat 19 on the cards »,
Ian Chadband, 3 juillet 2009, The Telegraph
4-5 arfoundation.org
6 « 2017 Hall of Fame Profile : Andy Roddick », Steve Tignor, 21 juillet 2017, usopen.org