Le plus grand
Par Bastien Fachan
Il m’aura fallu 12 années de domination et 24 Grands Chelems pour me rendre à l’évidence : Novak Djokovic est non seulement le plus grand statistiquement, mais il est aussi et surtout le plus grand tout court. Pourquoi cet éclair de lucidité soudain ? Peut-être parce que deux Grands Chelems de plus que Nadal, c’est l’assurance définitive que son éternel rival, en fin de course, ne reviendra plus ; peut-être parce qu’il compte désormais une moyenne hallucinante d’un Grand Chelem remporté toutes les trois participations, 24 sur 72 ; peut-être parce que gagner l’US Open après en avoir été banni l’année précédente, comme l’Open d’Australie en début d’année, c’est une manière parfaite de clore un chapitre qui aurait pu faire vaciller sa légende, et qui aura fini par l’élever encore davantage ; peut-être parce que Kobe Bryant était l’une de mes idoles et que l’hommage de Djokovic pour son ami regretté m’a ému aux larmes ; peut-être parce que Djokovic, l’année de ses 36 ans, vient de sortir de son chapeau un quatrième Petit Chelem, le deuxième en trois ans, un exploit que Federer et Nadal n’auront jamais pu accomplir dans leur trentaine ; peut-être tout simplement parce que la mienne approche, de trentaine, et qu’il est temps de trancher ce débat qui a occupé toute ma vingtaine.
Vous me direz : comment mesure-t-on la grandeur en tennis, et peut-on seulement la mesurer ? Dans cet essai, je…
Froidement, prenons d’abord les chiffres. Le nerf de la guerre. Dans un futur proche, possiblement dès 2024, Djokovic deviendra le premier membre d’un club unique : le 25-40-400 (25 Grands Chelems, 40 Masters 1000, 400 semaines passées à la première place mondiale). Vingt-cinq, quarante, quatre cents. Vingt-cinq, quarante, quatre cents ! Il faut se le répéter plusieurs fois pour y croire. Pour la forme, ajoutons-y les 7 années conclues tout en haut du classement (bientôt 8 ?) ; les plus de 83 % de victoires en carrière ; les plus de 250 victoires sur des pensionnaires du top 10… Rien ne sert de toutes les citer : prenez n’importe quelle ligne statistique, celle à laquelle vous êtes le plus sensible, et vous avez de fortes chances d’y retrouver Djokovic (loin) devant.
En comparaison directe avec ses co-stars du Big 3, Djokovic l’emporte également sur (presque) tous les terrains. Dans les confrontations ? 27-23 contre Federer, 30-29 contre Nadal. Plus indicatif encore : depuis Wimbledon 2012, Djokovic est invaincu contre Federer en Grand Chelem (6-0) ; depuis l’US Open 2013, Djokovic est invaincu contre Nadal hors terre battue (10-0). L’avènement du Serbe en 2011 représente le point de départ d’une longue procession dont l’on a toujours su – l’interlude 2016-2018 mis à part – qu’elle le mènerait à son Mont Kopaonik : le statut de Greatest Of All Time par les chiffres.
Par plusieurs exploits homériques qu’il partage avec lui-même, Djokovic a donné de la substance à ces chiffres. À la genèse des 12 années de domination, il y a les 43 victoires consécutives, un record dans la configuration actuelle du circuit ; six mois en apesanteur où il était devenu impossible de battre un joueur jusque-là connu pour ses friabilités mentales et physiques. Le Grand Chelem à cheval sur 2015 et 2016, ensuite : jamais personne avant Djokovic, chez les hommes, n’avait détenu les quatre Majeurs sur trois surfaces simultanément. Comment le blâmer d’avoir fait un burn-out après avoir brûlé le jeu ? Mais puisque Djokovic est insatiable de records, son retour au premier plan à l’été 2018 correspond à un autre épopée fabuleuse, achevée à Cincinnati : les neuf Masters 1000 en carrière, tous tamponnés sur son passeport. L’amoureux des langues et des cultures aura mis un point d’honneur à gagner à Monte-Carlo et Rome, là où Federer n’a jamais gagné, et à Miami, Shanghai et Paris, là où Nadal n’a jamais gagné. Enfin, il y a le presque Grand Chelem calendaire, en 2021, dont l’épilogue malheureux en finale de l’US Open contre Daniil Medvedev – une défaite sèche et des larmes humides – ne doit éclipser le caractère exceptionnel de la performance. De notre vivant, nous ne reverrons certainement jamais quelqu’un voler aussi près du Grand Chelem. Djokovic 2021, c’est la légende d’Icare appliquée au tennis.
Quand « Nole » ne sera plus joueur de tennis, au-delà du quantifiable, resteront les matches et les histoires. Son sourire en coin avant de planter Federer d’un retour gagnant assassin sur balle de match contre lui à l’US Open 2011 ; le « This is Sparta! » hurlé avec Gerard Butler dans les coursives du Arthur Ashe Stadium après la finale de l’US Open 2015 ; ces deux balles de match sauvées, encore, et ce sourire en coin, toujours, au moment de toiser la foule hostile, un brin d’herbe dans la bouche, après avoir triomphé de Federer en finale de Wimbledon 2019 ; le troisième set monumental contre Nadal à Roland-Garros 2021, en nocturne, qui aura indirectement levé le couvre-feu en France ; ce combat de près de quatre heures contre Carlos Alcaraz, un jeune homme de 16 ans son cadet, en finale de Cincinnati 2023, parachevé par un arrachage de chemisette à la Hulk, comme en finale de l’Open d’Australie 2012 – comme pour rappeler qu’il est l’antagoniste ultime.
S’il fallait ne retenir qu’un match, et qu’une seule histoire, c’est justement l’Open d’Australie 2012 que je choisirais, tant il réunit tout. 5 h 53 inégales mais tellement prenantes contre le rival de sa deuxième partie de carrière, Nadal. D’innombrables retournements de situation et une victoire inéluctable de Djokovic 7-5 au cinquième. Leurs jambes qui lâchent les deux rivaux lors de la cérémonie de remise des trophées. Et puis l’après. Un deuxième match après le match. Retenu pendant près de deux heures au contrôle anti-dopage car totalement déshydraté, Djokovic, qui ne boit pas d’alcool, est contraint de descendre une bière pour accélérer le processus. Lorsqu’il est enfin libéré, il est 3h30 du matin en Australie. Pompette, Djokovic décide d’aller crasher la fête des bénévoles. Il débarque en fanfare, s’empare du micro, monte sur une chaise et demande à l’assistance ce qu’elle souhaite qu’il lui chante. Réponse collégiale : AC/DC. « I’m on a hiiighwaaay to heeell », s’époumonne-t-il. Pendant une demi-heure de karaoké, avec sa conférence de presse à effectuer dans la foulée, le Djoker s’abandonne et donne à une foule de quidams des souvenirs pour la vie. Ceux qui y étaient diront que cela valait n’importe quelle afterparty des Oscars.
Une autre fête, celle de ses 18 ans, juste avant Roland-Garros 2005, raconte Djokovic et dessine son destin. À Belgrade, dans son fief, Djokovic est entouré par famille et amis… et par Sergej Trifunović, l’un des acteurs les plus populaires du pays. Pour l’occasion, ce dernier a composé une ballade qui suggère que Djokovic déboulonnera Federer et Nadal un jour. Entre deux chants d’anniversaire, celle-ci est entonnée à tue-tête par les convives et par le principal intéressé. Bien avant 2011, il est déjà clair que la Serbie a un incroyable talent.
En réalité, c’est en 1999, en pleines Guerres de Yougoslavie, durant ce que les Serbes appellent aujourd’hui les « 78 jours de la honte », que se trouve l’essence de Djokovic. En plein cauchemar éveillé, son grand-père, Vladimir, l’abrite chez lui des bombes de l’OTAN ; sa professeure de tennis et éternelle ange gardien, Jelena Gencic, choisit leur lieu d’entraînement en fonction d’où elles sont tombées la veille, gageant qu’elles ne tomberont pas deux fois de suite au même endroit. En 2012 puis 2013, Djokovic sera frappé par le deuil de deux des personnes les plus importantes de sa vie. Par deux fois, sa réponse sera magnifiquement emprise d’émotion : à Monte-Carlo 2012, où il trouve la force d’entrer sur le court et de gagner en hommage à « Vlado », quelques heures après avoir appris sa mort ; puis à Roland-Garros 2016, où il honore la dernière volonté de « Jeca », celle que son élève réunisse les quatre Grands Chelems.
Construit dans l’opposition forcée – à la guerre, à Fedal – et marqué par une extraordinaire capacité de résilience, Djokovic a tracé un chemin profondément singulier et polarisant. Dans les années qui viennent, puisque le n°1 mondial a déclaré vouloir jouer jusqu’aux Jeux Olympiques de Los Angeles en 2028, en espérant avoir décroché cette médaille d’or qu’il désire tant dès Paris 2024, il y aura sûrement d’autres brins d’herbes avalés, d’autres polos arrachés, d’autres téléphones raccrochés au menton imberbe de jeunes joueurs mi-agacés, mi-honorés – il se dit que Ben Shelton a adoré – et d’autres variantes. Vous avez le droit de le détester. Avec l’âge, Djokovic continuera d’être lui-même, sans compromis, loin de l’époque people-pleaser qui a brouillé son image. Sa deuxième partie de carrière – désormais aussi prolifique que la première, 12 titres du Grand Chelem chacune – a marqué un vrai changement à cet égard. Oui, Djokovic veut battre tous les records. Oui, Djokovic se nourrit de l’animosité autour de lui. Il est le anti-héros qui a vécu suffisamment longtemps pour devenir le héros.
Si 2023 restera comme l’année où le Serbe est devenu le recordman du nombre de titres en Grand Chelem, elle constitue l’auto-acceptation définitive de sa nature. En réponse à cela, nous nous devons d’être honnêtes avec nous-mêmes. C’est en appréciant Djokovic pour qui il est, pour ses qualités et ses défauts, pour ses réussites et ses ratés, que j’ai compris qu’il était le plus grand joueur (masculin) de l’histoire du tennis, sans astérisque ni technicalité. Le plus grand tout court, sans qu’il soit nécessairement possible de le prouver formellement autrement que par les chiffres. Doit-on tout justifier, tout rationnaliser ? On le sait, c’est comme ça. When you know, you know. Même Nadal l’a reconnu à demi-mot après l’US Open. La réalisation a été collective. Novak Djokovic est le GOAT de ce sport. Il est celui à qui ce statut tenait le plus à cœur et il l’a obtenu. Cela n’enlève rien aux autres, et cela fait un bien fou de le dire.
Article publié dans COURTS n° 15, automne 2023.