Félix Auger-Aliassime
Au bonheur du jeu
Par Rémi Capber
Il s’appelle Félix. À 18 ans, il apprend peu à peu à devenir un champion, mais surtout une belle personne. Portrait d’un garçon qui joue pour le meilleur, uniquement le meilleur.
Lundi 11 juin 2018
Il y a de ces matins où le son, mêlé de soleil dans un ciel sans nuage, traverse l’air, clair et pur. C’est peut-être la fraîcheur ou une brise légère qui le porte. C’est peut-être la quiétude de la ville encore ensommeillée qui donne cette résonance à ses éclats diffus, par-dessus la rumeur, son brouhaha naissant à la fois proche et à la fois lointain… Qu’importe ! En ce matin de juin, on ne perçoit qu’à peine ces murmures assourdis. Mais on entend une musique distincte. Un son qui claque, le froufrou d’une glissade, l’ahanement guttural…
Félix Auger-Aliassime s’entraîne sur l’un des courts annexes du Tennis Club de Lyon. Il est tôt, mais le Canadien est déjà à l’ouvrage, répétant ses gammes comme on récite un texte bien connu : service, coup droit long de ligne et course vers l’avant ; service, revers croisé gagnant. L’œil s’accroche à ses reprises d’appuis, à la précision de son petit jeu de jambes. Le dos est droit mais souple, la tête haute, et son mètre 91 athlétique glisse d’une compacité physique rare en un relâchement élastique sur chaque frappe de balle.
Ce lundi matin, Félix prépare minutieusement son premier match à l’Open Sopra Steria, un tournoi ATP Challenger se déroulant à Lyon, au lendemain d’un certain rendez-vous à la porte d’Auteuil. Un tournoi dont il est tenant du titre à seulement 17 ans. 17 ans et 10 mois.
Des chiffres, mais surtout des lettres
Ce ne sont que des chiffres. Que l’on oublie lorsqu’on observe le visage impavide du garçon, plus calme que le Saint-Laurent gelé un soir d’hiver, du côté de Québec ou de Port-au-Persil. « Félix est très mature pour son âge », confirme Frédéric Fontang, l’un de ses deux entraîneurs. Cette maturité, il l’affiche sur et en dehors du court, revêtant un masque de sérénité que la frustration semble rarement fissurer. « Il a reçu une belle éducation de ses parents. Je pense que c’est aussi cette base qui lui permet d’avoir cette belle attitude. Il est très agréable et on a des discussions profondes avec lui, parfois philosophiques. »
Des chiffres qui reviennent aussitôt à l’évocation des records qui semblent coller à chacun de ses pas. Plus jeune joueur à gagner un match dans un ATP Challenger à 14 ans et 11 mois, mais aussi à atteindre le Top 200 depuis Rafael Nadal en 2002. Septième plus jeune joueur à remporter un ATP Challenger à 16 ans et 10 mois, et deuxième à s’adjuger plusieurs titres de cette catégorie de tournois la même année… À moins de 15 ans, il battait le 205e joueur mondial. En juin, il était 170e au classement ; fin juillet, 132e. Et sa précocité le classe parmi des noms illustres : Rafael Nadal, Roger Federer, Novak Djokovic ou Juan Martin Del Potro.
Alors, forcément, ces chiffres et ces patronymes inspirent au pays de l’érable et des étendues blanches. « Auger-Aliassime donne raison à ceux qui le placent immanquablement comme un futur membre du club très sélect des 10 meilleurs », s’emballe Hélène Pelletier, ex-joueuse canadienne des années 80, dans une chronique pour la RDS. « Il a tous les coups, il est rapide et léger, son jeu est bâti autour de l’attaque pour éviter plus souvent qu’autrement les matchs marathon. ( …) Et il est intense ! » ajoute-t-elle, soulignant son assurance et ce petit quelque chose de charisme au naturel, si déroutant qu’il en fait oublier son profil juvénile. Sans parler de « son talent de communiquant en français et en anglais »… « Pas étonnant que l’ATP le suive pas à pas ! » Ses aînés également : Roger Federer en personne l’a invité à s’entraîner avec lui à Dubaï en décembre 2017. Un passage de témoin ? Non, bien entendu, le jeune Félix ayant tout à construire. Mais les esprits taquins auront remarqué que le Québécois est né le même jour que le Suisse, 19 ans après, le 8 août 2000.
Mercredi 13 juin 2018
Il est 11 heures et des bourrasques vigoureuses agitent les arbres centenaires du Tennis Club de Lyon. C’est le traditionnel kid’s day : les enfants ont investi les allées habituellement solennelles d’un club qui vit naître Henri Cochet. C’était un autre siècle. Et si ces gosses ne semblent pas connaître le Mousquetaire emblématique du tennis tricolore, ils ont déjà retenu le nom de « ce grand Black », à peine plus âgé que les plus vieux d’entre eux, qui nettoie les lignes du court numéro 11 de ses frappes en coup droit.
La veille au soir, Félix Auger-Aliassime a réussi son retour sur cette terre lyonnaise où il avait, un an auparavant, soulevé le premier trophée d’importance de sa jeune carrière. Opposé à Corentin Moutet, un chouïa plus âgé et plutôt mieux classé du haut de ses 19 ans et de son 130e rang, il a offert une leçon de constance. 6-2 6-2, 1h20 de jeu, un service qui fait de gros dégâts et la défense adverse matraquée en deux-trois coups… « Ça fait plaisir de revenir dans un endroit qu’on aime », lâche-t-il d’un sourire franc à sa sortie du court. La pression des attentes ? Aucune importance. « Je vis mes années d’apprentissage avec plein de choses nouvelles qui m’arrivent et que je dois digérer. La seule chose qui compte vraiment, c’est que je fasse tout ce qu’il faut de mon côté pour réussir du mieux possible. »
Fais ce que tu veux, tant que tu le fais bien
« Réussir du mieux possible. » Cette exigence vis-à-vis de lui-même, Félix Auger-Aliassime la tient de son éducation. Un père Togolais aux 12 frères et sœurs qui suit sa femme au Québec à l’âge de 25 ans… et n’initie ses enfants, Félix et Malika, au tennis qu’il enseigne, qu’après avoir voulu les mettre au football. Le schéma est (presque) classique ; pas l’exigence. Quand un journaliste de L’Équipe lui demande, en mars dernier, après sa première victoire en Masters 1000, d’où lui vient sa détermination malgré son si jeune âge, il répond distinctement : « Fais-le bien ou ne le fais pas. Chaque jour, je vis selon ces termes. »
C’est ce coup d’œil que le garçon jette systématiquement à sa posture lorsqu’il attend le service adverse, comme pour vérifier qu’elle est bien. Qu’elle est belle. Ou cette application concentrée qu’il semble vouloir mettre dans chacun de ses gestes. Au point qu’il donne parfois la vague impression de se regarder jouer… Ce n’est pas vraiment ça, il s’agit plutôt d’une vigilance assidue. « Félix reste concentré sur ses objectifs de développement, c’est ce qui lui permet de progresser et de ne pas se perdre dans l’autosatisfaction. » Pour Frédéric Fontang, l’équilibre entre objectifs, ambition et tempérance lui permet, pour le moment, d’éviter l’écueil du narcissisme pour mieux suivre la voie de l’exigence.
Cette voie, comme une profession de foi, trouve écho dans le professionnalisme méticuleux de son staff. « Je suis un architecte dans l’âme », revendique Fontang, qui a accompagné l’éclosion de Jérémy Chardy, avant de suivre Caroline Garcia, puis Vasek Pospisil. « Je prends du plaisir à construire par rapport à une vision. » Un travail d’équipe, souligne Frédéric, avec Guillaume Marx, co-entraîneur, et Nicolas Perrotte, préparateur physique. Et derrière cette colonie française, Tennis Canada qui, fort de Félix et de son compère de toujours Denis Shapovalov1, semble assis sur un filon d’or brut.
Vendredi 15 juin 2018
Comme suspendues, les fines particules ocre dispersées en nuage par l’impact attendent encore de se dissoudre dans le vent… tandis que les applaudissements dégringolent déjà des tribunes. Félix Auger-Aliassime vient de claquer son 11e ace, validant une sèche victoire 6-3 6-1 face à Alexandre Müller en quarts de finale. « Ça détend de savoir qu’on peut compter sur son service », se réjouit-il au micro, sur le court. Service, coup droit : ses fondamentaux ont bien fonctionné aujourd’hui.
Le voilà qui file vers les enfants rassemblés à la sortie du terrain. Des gamins qui, pour certains, le suivent depuis l’année précédente et ne l’ont encore jamais vu perdre. Alors qu’il s’apprête à signer un premier autographe dans une cacophonie fébrile, un journaliste local un peu trop hardi le saisit par le bras, réclamant qu’il se mette à l’écart pour répondre aussitôt à ses quelques questions. L’ado réplique, ferme : « J’arrive… après les enfants. » Face à l’insistance de son interlocuteur, il s’affirme : « Vous êtes là pour travailler, je le sais, mais les enfants attendent comme vous et c’est très important pour eux aussi. »
Sois qui tu veux, tant que tu es bon
« Pour moi, le but n’est pas juste de faire des champions de tennis, mais aussi de faire de bonnes personnes. Ma devise, c’est : on se comporte bien tous les jours. La victoire, on s’en fout. Je préfère avoir une bonne personne que de gagner un tournoi avec quelqu’un qui a une mauvaise attitude. » Pour Sam, le papa, le faire n’est rien sans l’être ; du bien-être peut naître le bien-faire. « Le tennis, c’est l’éducation et coacher, c’est éduquer », martèle-t-il au sujet de son rôle de père et de tout premier coach pour Félix, comme pour Malika, la grande sœur et joueuse elle aussi.
Un discours que ne renierait pas Toni Nadal qui fait de la bonne éducation de Rafa l’une de ses grandes qualités. Qui sait ? C’est peut-être un modèle pour la famille Auger-Aliassime, Félix nommant généralement l’Ibère à l’heure d’évoquer son idole et la terre comme surface favorite. L’éducation, mais aussi le plaisir, le plaisir de jouer, le plaisir de souffrir, le plaisir de gagner… « Pour réussir, je dois travailler, progresser, mais aussi être heureux sur le court ! »
Dimanche 17 juin 2018
Alors que le crépuscule couvre peu à peu le court central de grandes ombres alanguies, deux silhouettes se dirigent discrètement vers le parking du Tennis Club de Lyon. L’une d’entre elle paraît chargée d’un thermobag pesant et porte dans une main une petite coupe, modeste, qui raconte le bonheur simple de gagner, de progresser. Ce dimanche soir, Félix Auger-Aliassime quitte l’Open Sopra Steria en vainqueur, double tenant du titre, après sa victoire en finale.
La route est longue, et si son tracé répond à une logique définie, le Canadien la sait semée d’embûches, que la lucidité seule, mêlée d’un peu de réussite et de beaucoup d’abnégation, pourra lui permettre d’éviter. « Avec toute son équipe, nous avons un plan. Un programme de compétition, certes, mais aussi un processus de développement qui n’est pas figé et qu’on ajuste régulièrement. » La recette Fontang pour que ce développement mène Félix tout là-haut, dans les traces de son aîné Shapovalov ? « Rien de magique, juste la volonté quotidienne de s’améliorer en gardant la notion de plaisir et la notion de jeu ! »
Ce plaisir de jouer à la fraîche, un matin de juin, et d’entendre claquer ses frappes sèches et sonores dans la tranquillité d’un ciel sans nuage…
Article publié dans COURTS n° 2, été 2018.
1 « Denis Shapovalov, l’aurore d’un phénomène », Courts n°1