Puissance 4
Par Vincent Schmitz
Sans bruit et à contre-jour des sports qui le composent, émerge le racketlon. Par analogie avec le décathlon, le triathlon et consorts, ce jeu exigeant mais convivial rassemble les quatre sports de raquette les plus populaires en Europe (tennis de table, badminton, squash et tennis) pour des confrontations sans respiration (ou presque). Un sport fabriqué à partir d’autres que tout le monde connaît mais à la puissance 4. Une affaire d’amateurs passionnés qui y (re)trouvent le plaisir de la compétition, avec une bonne dose de mental et de technique.
À l’ombre des lauriers qui ornent ses millions de polos en coton piqué, Fred Perry a d’abord marqué le tennis professionnel. Entre 1936 et 1956, il compte cinquante-cinq titres en simple messieurs, devient le premier joueur de l’histoire à réaliser le Grand Chelem et remporte quatre Coupe Davis avec l’équipe de Grande-Bretagne. Et quand on remonte encore un peu plus loin, en 1929 précisément, le jeune natif de Stockport écrit alors un pan méconnu de son histoire. Cette année-là, il ne souffle que 20 bougies mais devient champion du monde de tennis de table. Les carrières ne sont évidemment pas comparables avec celles d’aujourd’hui mais qu’importe : il est indirectement le précurseur du racketlon.
Entre les années 30 et le « vrai » racketlon, on croise évidemment des « tournois raquettes », organisés à la bonne franquette dans des clubs ou des centres sportifs locaux. On mise aussi sur le spectaculaire, comme quand la CBS organisait les World Rackets Championships au début des années 80 : cinq sports de raquette (avec le racquetball), chaque champion représentant le sien sans pouvoir y jouer. La légende du squash Sharif Khan remportera trois des quatres tournois organisés, au nez et à la barbe de McEnroe et Borg, entre autres.
Le fun répond déjà présent mais le racketlon précisera l’histoire, qui commence en Suède avec un premier tournoi « officiel » en 1990 et un succès qui ne se démentira plus, à l’inverse de notre côté du continent. Le concept est simple. On y joue successivement au tennis de table, au badminton, au squash et au tennis. Trois minutes de pause entre chaque sport puis trois minutes d’échauffement. Pour chacun d’entre eux, la victoire est acquise avec 21 points gagnants, et un tie-break si nécessaire. Le vainqueur est celui qui totalise le plus de points après les quatre manches du match.
Mental et physique
C’est basique mais ça met la pression. « C’est le sport de raquette le plus compliqué à aborder d’un point de vue psychologique. Chaque point est potentiellement un volant ou une balle de match. Il faut être concentré de bout en bout. Même si tu mènes 20 à 2 dans l’un des sports, si ton adversaire grapille un ou deux points après, ça peut tout changer », explique Mandrin Mouchet, trésorier et organisateur des compétitions de la jeune association Racketlon France, créée en 2015. « C’est ce qui est intéressant », abonde le président de celle-ci, Jean-Brice Montagnon, « quelqu’un qui est très fort dans un sport ne va pas se relâcher et à l’inverse, même si tu n’es pas bon dans un autre, tu dois t’arracher pour tenter de sauver quelques points ».
Le corollaire de ces matches sans temps mort, qui peuvent durer entre une quarantaine de minutes et 1 h 30 de jeu, c’est l’effort qu’ils nécessitent. Parfois surnommé le « Ironman de la raquette » (du nom de la forme de triathlon la plus longue), le racketlon, c’est marrant, certes, mais ça rime avec exigeant. « Si tu veux devenir un bon joueur, tu dois savoir distribuer ton attention, sinon tu vas perdre contre un adversaire plus équilibré. Mais surtout, il faut une très bonne condition physique, parce qu’il faut beaucoup courir », souligne Peter Duyck, douze fois champion de Belgique aujourd’hui plus ou moins en retrait, « surtout après plusieurs matchs et plusieurs jours ». Les tournois sont en effet denses : au moins trois matches sur la journée.
Moyen (ou très bon) partout
Distribuer son attention ? Comprenez : être ultra-performant dans un seul sport ne vous sera pas d’une grande utilité. « On peut se débrouiller avec n’importe quel profil mais c’est clair que si on a une seule spécialité, le joueur moyen partout aura plus de chances de gagner. Ça peut donner des matchs très curieux et intéressants mais généralement, les profils polyvalents ont plus d’atouts », confirme Mandrin Mouchet. « On ne peut pas être super-bon dans un seul sport mais par contre, à haut niveau, dans la catégorie élite, les mecs sont forts dans les quatre sports », rigole Jean-Brice Montagnon. « Dans la série B, il vaut sans doute mieux être moyen partout… Après, il y a aussi des ponts plus naturels. On aime bien dire que le ping-pong et le tennis sont complémentaires, comme le badminton et le squash. Moi qui suis badiste, je progresse plus vite en squash, par exemple. »
A priori semblables, ces quatre sports sont en effet très différents techniquement. Si l’ordre est clairement établi pour faciliter les transitions, de la plus petite à la plus grande raquette (soit tennis de table – badminton – squash – tennis), le laps de temps limité entre les manches demande une adaptation rapide. « La capacité à pouvoir changer en trois minutes est essentielle. Une des transitions les plus compliquées, c’est entre le squash et le tennis. Le ping-pong, c’est le premier sport et tu peux limiter les dégâts. Le badminton, il n’y a pas de rebond et le volant ne peut pas partir très loin même si tu te rates. Le squash, pareil, la balle reste dans le terrain. Par contre, le tennis, si tu tapes mal, c’est faute directement… et puis les sensations, la frappe, la balle sont totalement différentes », détaille Jean-Brice Montagnon. Son acolyte de Racketlon France précise : « Il y a des transferts entre chaque sport qui sont intéressants, ça donne des atouts. Et le corps s’adapte vite. Moi qui viens du bad, quand je joue au squash, le déplacement est très similaire. Et tous les coups de volée maîtrisés, ça m’a aidé et gêné mes adversaires. Mais il y a des points de détail, des gestes parasites à gommer pour être vraiment efficace. »
Antichambre
Si, en France, les premiers joueurs de racketlon sont souvent issus du badminton, cela s’explique par l’histoire de Racketlon France, créée en 2015 par des anciens badistes de haut niveau. Même si le tennis reste le parent pauvre, il n’y a toutefois pas de terreau plus fertile qu’un autre, les anciens (ou non) pongistes côtoyant les squasheurs. Le racketlon belge est de son côté étroitement lié au tournoi King of Rackets à Audenarde, qui vit déjà sa 27e édition en 2018 et a suscité des vocations côté flamand, grâce à son prestige et ses infrastructures irréprochables.
Une constante par contre, c’est le côté reconversion (ou antichambre) du racketlon, qui reste un moyen de s’amuser entre passionnés de la raquette, en dilettante ou après plusieurs années à un haut niveau dans l’un ou l’autre sport. « C’est vrai pour l’instant », concède Jean-Brice Montagnon, « mais depuis peu on voit des jeunes joueurs qui font de vrais tournois. Avant, les moins de 18 ans, ça n’existait pas. Aujourd’hui, c’est encore une reconversion mais ça tend à devenir un sport qu’on pratique dès le plus jeune âge… c’est le souhait en tout cas. On croise aussi des champions en activité. Lucas Corvée (double champion de France de badminton, ndlr) a fait quelques tournois et Camille Serme (9 fois championne de France et 6 titres européens en squash, ndlr) nous soutiennent, par exemple ».
On a aussi pu voir Stefan Edberg participer à quelques tournois locaux ou encore le jeune retraité Jürgen Melzer… De quoi donner un peu de visibilité à un sport qui souffre d’abord d’une méconnaissance dans nos contrées, malgré le soutien d’athlètes de tous les sports représentés. « J’ai croisé récemment Patrick Mouratoglou (coach de Serena Williams, ndlr)… il n’avait jamais entendu parler du racketlon », raconte Mandrin Mouchet. Malgré la complexité que peut représenter un entraînement multiplié par quatre, le potentiel de croissance en Belgique et en France semble bien présent. Mais les infrastructures doivent être repérées. Les différents terrains ne doivent pas être éloignés les uns des autres, quand ils sont tous présents. « Ce qui manque, c’est aussi plus de joueurs qui ont envie de performer dans le racketlon avant leur sport de prédilection. C’est un peu le serpent qui se mange la queue : le racketlon n’est pas reconnu donc ils ne s’investissent pas autant et donc le sport ne tend pas à être connu. Et puis il faut des clubs. Si on se contente de tournois, les gens vont s’entraîner uniquement dans leur domaine. Les clubs arrivent à créer une convivialité, les gens se retrouvent, s’entraînent ensemble. Mais ça avance, on en compte deux ou trois en France. »
Passion et compétition
Il faut des clubs, et des instances officielles. « Au début, il y avait une bonne fédé en Belgique mais il n’y a pas eu assez de renouveau. Le sport est intéressant mais il ne va pas se promouvoir tout seul… Si tu travailles pour la fédé, tu ne peux pas t’entraîner. C’est difficile de trouver des personnes qui ne jouent pas mais qui acceptent de donner de leur temps », constate Peter Duyck. D’autant que, s’il fallait le souligner, il est impossible de vivre du racketlon. Même Jesper Ratzer, le Federer du racketlon et légende presque invincible aux innombrables titres, est neurologue. Peter Duyck est entraîneur physique. Mandrin Mouchet est moniteur de sport dans l’Armée de l’air et Jean-Brice Montagnon directeur du Decathlon Greenwich à Londres et Badminton Sport Expert UK pour la marque. Bref, ça ne nourrit pas son homme ; pire, c’est une passion coûteuse. Il faut se rendre dans des tournois à l’étranger et donc payer ses déplacements, ses frais de logement, etc. « C’était le problème pour moi. Je n’avais pas d’opposition solide en Belgique, je devais donc toujours me rendre à l’étranger. Et même en cas de victoire, j’y perdais financièrement alors que j’avais un sponsor textile », raconte Peter Duyck.
Jean-Brice Montagnon ne dit pas l’inverse, mais tient à souligner que « l’histoire du racketlon en France, c’est une belle aventure, une belle histoire. C’est sympa de voir qu’il y a toute l’équipe de France de bad qui vient nous voir, par exemple. On rencontre plein de gens qui nous aident, qui organisent des tournois… et c’est vraiment top. Et puis, il y a ce kif de la progression, assez rapide. On vient d’un sport et le fait de se remettre à trois autres, c’est repartir quasi de zéro. Quand on a été sportif et compétiteur, c’est super-gai ».
Article publié dans COURTS n° 3, automne 2018.