« À gauche de la chaise, Albert Camus… »
Par Rémi Capber
« J’ai une patrie, la langue française. » Ces mots évoquent peut-être quelques lointains souvenirs… Des bancs d’école un peu râpés, les chewing-gums collés sous les pupitres. L’odeur du Lagarde et Michard, qui n’a jamais chatouillé les narines des plus jeunes ; celle des Bled élimés, tachés d’encre, de blanco, d’effaceur en fin de vie. Oui, ces mots d’Albert Camus ont résonné dans nombre de salles de classe. Peut-être les a-t-on oubliés… Mais ils inspirent encore, près de 60 ans après la sortie des Carnets posthumes de Camus des presses de Gallimard.
Ce sont d’ailleurs ces mots que Daniel Chausse, vice-président en charge, notamment, de la francophonie à la Fédération française de tennis, invoque lorsqu’il s’agit de définir les fondamentaux d’un ambition projet : fédérer le monde francophone du tennis, grâce à une association internationale et une académie installée en Afrique. « Au bénéfice de nos jeunes élites », détaille-t-il sur le site de la FFT, et « pour mieux exister dans un monde dominé par la communauté anglophone ». Quelques termes bien choisis qui révèlent tout de go des enjeux transversaux : politiques, économiques, sportifs, mais aussi humanistes.
« La Francophonie est porteuse de messages universels »
Pour bien comprendre ce projet, encore faut-il cerner ce qu’on appelle francophonie. Un mot pas loin d’être sentencieux, lourd d’une sémantique pesante, charriant des merveilles sociales et culturelles dans le sillon d’une histoire coloniale difficile. Un mot que forgea Onésime Reclus, un géographe du XIXe siècle, qui ferait, aujourd’hui, hurler tant par ses favoris anarchiques que par son impérialisme colonial. Mais pour qui les langues étaient aussi les racines mêmes des civilisations et de leurs relations. « Subst. fém. Communauté de langue des pays francophone » : telle est la francophonie ou son institution, la Francophonie et son F capital, clame le Larousse entre les mots « francophone » et « franco-provençal ».
« La Francophonie est à la fois un concept et un espace habité par ceux qui ont le français en partage. Mais elle est aussi une manière d’appréhender, de comprendre, d’écouter, de communiquer, d’agir ; bref, un comportement, un humanisme. Elle est plus encore un outil de communication interculturelle et le seul espace fédérateur de ceux qui veulent reconnaître, accepter et valoriser les différences. […] Elle est plurielle, généreuse, respectueuse des autres et porteuse de messages universels. »
Jacques Barrat, géographe, Géopolitique de la Francophonie
Cette francophonie, c’est celle de Courts, qui attache autant d’importance à la petite balle jaune qu’aux mots qui la racontent. C’est aussi celle de la FFT qui lancera donc, en juin prochain… la première Association des fédérations francophones de tennis, l’AFFT. « Une structure commune », explique Daniel Chausse, qui néanmoins ne suffit pas et a besoin « d’une maison commune ». « Cette maison, ce sera une académie francophone de tennis qui devrait se trouver au Sénégal et qui pourrait avoir une antenne au Bénin. »
Renforcer l’influence du monde francophone dans les instances internationales
Pourquoi ? Pourquoi s’intéresser à la francophonie à l’ère du franglais, des infidélités à Molière et des calls à Shakespeare ? « Je vois plusieurs raisons », explique le vice-président. « L’une d’entre elles est politique. Il s’agit de plus compter dans les instances internationales, dominées par la communauté anglophone qui peut se targuer d’avoir trois des quatre tournois du Grand Chelem et une langue universelle. Renforcer l’influence de la francophonie, non pas en opposition, mais en apposition au monde anglophone, afin d’enrichir et de renforcer notre fédération internationale. » Et ce n’est pas un enjeu à négliger à l’heure actuelle, tandis que le monde du tennis traverse une zone de turbulences prononcées, où soufflent les vents d’intérêts divergents.
Exporter et développer la marque Roland-Garros
« Autre raison : l’économie. Roland-Garros représente 90 % du budget de la FFT », continue Daniel Chausse. « En soutenant ce tournoi à l’international, nous soutenons le tennis de base. Nous avons intérêt à exporter plus fortement la marque Roland-Garros dans des pays qui sont en demande. En somme, enrichir la marque et, par un ruissellement naturel, soutenir le tennis à tous les niveaux jusqu’à celui du club. » C’est aussi un moyen de faire évoluer l’image élitiste du tennis dans l’Hexagone : les collectivités locales doivent avoir envie de soutenir ce sport en France et cela passe par une image plus populaire. « Ce sont ces collectivités qui permettent, très souvent, aux jeunes et aux moins jeunes de jouer sur des courts qui leur appartiennent et dont elles confient la gestion à des associations sportives. Et elles sont sensibles à l’image d’un tennis moins élitiste. »
« Le tennis n’est pas une fin en soi »
La dernière raison nous fait remonter le cours des ans, aux sources mêmes de la francophonie, perdues entre Camus et Reclus sur les rayonnages poussiéreux de nos bibliothèques. Cette francophonie qui touche à l’homme et à son développement. C’est, comme le confirme Daniel Chausse, « une raison humaniste ». « Le tennis n’est pas une fin en soi, c’est un prétexte pour faire avancer la cause sociale et humaniste dans un continent d’une richesse humaine inouïe avec lequel on partage une langue commune, ainsi qu’une histoire parfois malheureuse. »
Trois raisons dévoilant une genèse aux préoccupations transversales : « Notre communauté est en plein développement démographique et l’on comptera un milliard de locuteurs francophones dans quelques décennies. Le tennis francophone se devait de réfléchir aux façons d’accompagner cette évolution, notamment en Afrique subsaharienne. » Si le tennis s’y développe, l’AFFT prendra du poids, Roland-Garros poursuivra son expansion… et le tennis lui-même en sortira grandi. « Il suffit de vous rendre en Afrique pour constater qu’il y a une foultitude d’enfants qui ne demandent qu’à jouer. Mettez leur une raquette dans les mains, vous verrez ! »
« L’identité est profondément liée à la langue, et vice versa. […] On sait que c’est d’être formulées et dites que les choses prennent corps. […] C’est avec des mots que se fait l’homme et c’est avec de l’homme que se fait la langue. Il faut y ajouter que langue n’est pas langue seulement, qu’elle n’est pas exclusivement nominative, qu’elle est aussi syntaxe, c’est-à-dire logique, et allégorie, c’est-à-dire philosophie, ontologie, métaphysique. […] Le français, grande langue internationale ouverte à toutes les directions de la rose des vents, a un rôle déterminant à jouer pour ces pays qu’elle aide à mieux respirer. »
Salah Stetié, écrivain, intervention à l’université de Balamand (Liban), avril 2007.
La création d’une Association des fédérations francophones de tennis…
Les paroles ne sont belles que lorsqu’elles sont en cohérence avec les actes. La FFT va donc concrétiser son projet d’AFFT afin de fédérer, dans son sillage, les fédérations francophones. « L’union fait la force », affirme Daniel Chausse. « L’AFFT, c’est l’union de structures qui sont à des niveaux de développement différents : la France, la Belgique, la Suisse, le Québec, le Sénégal, le Bénin, le Gabon… Le fait que nous soyons tous regroupés au sein d’une même association permet d’ouvrir plus grand les portes. » Ce n’est pas un exposé aride ou éthéré, c’est une réalité : « Il est plus facile de s’adresser aux pouvoirs politique et économique, qui peuvent soutenir et accorder des aides, lorsqu’on est collectivement organisés. » Dans le monde du tennis francophone africain, le besoin en financement est tellement important qu’il fallait une structure légitime et rassurante. « Il faut aller chercher les soutiens pour financer les équipements, la formation des cadres administratifs et sportifs, structurer les clubs afin de leur permettre d’accueillir du tennis loisir et de compétition. » C’est le rôle de l’AFFT.
… doublée d’une académie internationale, implantée au Sénégal
Ça le sera aussi de l’académie francophone de tennis. Implantée à Diamniadio, une ville nouvelle au Sénégal, située à 30 kilomètres de Dakar, elle constituera cette fameuse « maison commune » à la communauté francophone. « Cette académie accueillera un club créé de toute pièce, labellisé Roland-Garros. » Un label qui récompense des clubs répondant à plusieurs conditions : qu’ils soient nantis de courts en terre battue ; qu’ils soient structurés avec des dirigeants, des bénévoles, des salariés permanents ; qu’ils possèdent une école de tennis permettant d’apprendre et de s’améliorer ; qu’ils aient, si possible, un club-house ; et qu’ils puissent dispenser des formations académiques à leurs membres, à travers une plateforme numérique éducative mise à disposition.
Installée dans ce club de Diamniadio, l’académie remplira de nombreuses missions. « Elle accueillera les jeunes élites du tennis francophone », développe le vice-président. « Les joueurs francophones de tous les continents viendront faire des stages collectifs dans cette académie. » De quoi leur permettre de rencontrer des cultures différentes et de tirer le meilleur du cosmopolitisme. « Vous aurez, par exemple, des Français techniquement intéressants, qui ont besoin d’être dotés d’un mental plus affirmé. Et des jeunes Sénégalais ou Gabonais qui, eux, ont un mental à toute épreuve, une volonté sans limite, mais une technique parfois moins précise. »
L’académie sera également dédiée à la formation de cadres administratifs et sportifs. « Il n’y aura pas de développement du tennis en Afrique sans clubs. Mais il faut que ces clubs fonctionnent – et cela passe par les cadres. Des dirigeants avec les compétences nécessaires, mais aussi des entraîneurs, des arbitres… Ces gens-là doivent avoir un lieu de formation au plus près du terrain. » Enfin, cette académie doit être « adossée à un sport-études tennis. C’est fondamental pour la création de cette élite tennistique africaine qui passe tant par la formation sportive que par l’éducation linguistique, civique… On l’a déjà fait pour le football et ça marche bien. Il n’y a pas de raisons que ça ne fonctionne pas pour le tennis ! »
La création de clubs Roland-Garros et la diffusion d’un savoir-faire
Évidemment, une académie seule ne saurait être à l’origine du succès du tennis africain. Elle est un point de départ, qui doit ensuite être soutenu par la création de clubs labellisés Roland-Garros un peu partout en Afrique subsaharienne. Des clubs qui auront la responsabilité du développement du tennis dans les villes où ils sont situés et qui devront répondre aux critères définis plus haut. Tout doit être fait pour créer les conditions dans lesquelles une élite africaine verrait le jour et qui profiteraient à tous. « À ce titre, l’AFFT sera là pour soutenir les clubs, les fédérations dans leurs démarches pour trouver des moyens financiers et une légitimité auprès du politique. »
« L’idée n’est pas de donner de l’argent », conclut Daniel Chausse, « mais d’apporter du savoir-faire ». « Le savoir-faire dans la formation, le repérage des jeunes Africains à haut potentiel, la terre battue… Aider à créer des tournois afin que ces jeunes puissent se confronter à ce qui se fait de meilleur sur le continent, mais aussi permettre aux joueurs d’obtenir des visas plus facilement pour les disputer – grâce à l’appui de l’AFFT. Mettre en place des projets avec les pépites repérées, discuter avec les familles… De toute façon, il y a une évidence : un territoire structuré, avec une académie, des clubs organisés et des cadres performants entre dans un cercle vertueux. Un cercle qui permettra la création de compétitions et l’émergence des talents. »
Un Africain vainqueur à Roland-Garros dans dix ans ?
Et qui amènera un jeune Africain à soulever, dans dix ans, la coupe Suzanne-Lenglen ou celle des Mousquetaires ? Daniel Chausse y croit. Si tout est à construire, le potentiel africain paraît énorme. On ne recensait encore que 13 000 courts sur l’ensemble du continent il y a cinq ans, pour 1,3 million de pratiquants occasionnels ou réguliers… Mais c’est toute la force de la francophonie : faire converger les intérêts – du rayonnement économique d’un sport au poids politique d’une institution, en passant par l’exportation d’une marque, Roland-Garros, et la création de synergies entre fédérations.
Il y a la Suisse, son PNB de 558 milliards de dollars, ses 600 000 pratiquants, ses 900 clubs ou centres et « son » Roger Federer… Mais aussi le Burundi, ses 8,4 milliards de dollars de PNB, et ses quelques jeunes prometteurs qui, pour le moment, se dépatouillent comme ils peuvent. Sada Nahimana, par exemple, 17 ans, 35e mondiale chez les Juniors, qui dressait ce constat en marge des jeux Olympiques de la jeunesse : « Le tennis n’est pas populaire dans mon pays et il n’y a pas grand monde qui y joue. Nous n’avons qu’un seul grand club de tennis, l’Entente Sportive, à Bujumbura. Il y en a d’autres dans d’autres villes et des courts dans certains hôtels, mais c’est le seul qui soit vraiment important. »
Ces deux pays ont la langue en commun. La seule patrie d’Albert Camus, et celle de tous les passionnés impliqués dans ce projet. « L’ambition est grande, mais les besoins le sont au moins autant. Tout comme notre volonté ! »
Article publié dans COURTS n° 4, été 2019.