30 ans
et des poussières…
Depuis quelques semaines, Le joueur et son ombre de Brice Matthieussent est en librairie. Tennis et littérature n’ont pas souvent fait bon ménage. Mais c’est le cas cette fois-ci, lors d’une plongée noire dans les méandres psychologiques d’un joueur au destin tout tracé. Involontairement, il se trouve que j’ai joué ma modeste part dans la genèse de ce roman. Pour comprendre pourquoi et comment, il me faut raconter une histoire de trente ans, dans laquelle se mêlent hasard, amitié et toucher de balle…
Tout ça, c’est la faute de John Fante, Arnaud Clément et Bernard Tomic ! Tout ça quoi ? Un roman, un vrai, un bon, avec du tennis en toile de fond. Même plus que cela d’ailleurs, puisque le héros est la vedette de demain sur le circuit ATP, la petite merveille à qui l’on promet monts et merveille, couvée et coachée par un père too much. Ce roman, Le joueur et son ombre, est signé Brice Matthieussent. Un dingo de tennis pur sucre, radical même, le genre de gars qui se délecte à deux heures du mat’ d’un premier tour Arthur De Greef – Pedro Sousa au Challenger de Lima, filmé à la webcam et diffusé par un streaming incertain.
Bon, je reprends le fil : Fante, Clément et Tomic donc. Drôle de trio, même si deux de ces loustics ont légèrement tapoté dans la balle. Attaquons par John Fante. Parce que si je n’avais jamais lu les romans de cet écrivain américain d’origine italienne, maudit de son vivant, devenu culte de ce côté-ci de l’Atlantique une fois passée l’arme à gauche, il n’y aurait peut-être jamais eu de Joueur et son ombre. Je décrypte : milieu des années 1980, je suis attiré par les couvertures magnifiques – généralement des photos en noir et blanc – des romans de Fante qui viennent d’être publiés en France par Christian Bourgois. C’est souvent risqué d’acheter un livre parce que la couv’ est belle mais là, c’est le bingo et l’EuroMillions dans la même journée ! Le premier que j’ouvre, Demande à la poussière, est traduit par Philippe Garnier, singulier correspondant de Libération à Los Angeles qui a redécouvert Fante, notamment parce que Charles Bukowski n’a de cesse d’en dire du bien quand il n’est pas rond comme une queue de pelle. Garnier consacre alors un grand article à Fante à la fin de l’été 1984. C’est ce papier qui convainc Bourgois d’éditer en France cet auteur inconnu. Et moi, j’enchaîne : Demande à la poussière, Bandini, Rêves de Bunker Hill, Mon chien Stupide, dont l’adaptation au cinéma par Yvan Attal sort ces jours-ci en France. Je précise, petite parenthèse en passant, que les précédentes tentatives de mise en images des mots de Fante ont été des catastrophes, comme Demande à la poussière de Robert Towne ou Bandini de Dominique Deruddere, mais laissons sa chance au film…
Très vite, je suis happé par la liberté de ton, cette écriture qui sort des clous. Fante, c’est une histoire à lui tout seul des États-Unis du XXe siècle, le rêve américain promis aux émigrés, les lumières d’Hollywood. Le tout est vécu avec excès, une formidable énergie du désespoir, de l’ironie et de l’humour. What else? Ici, la balle est celle des matchs de baseball, et le héros ultime Joe Di Maggio, Sicilien d’origine, légende de son sport et éphémère mari de Marilyn Monroe.
De livre en livre, de bonheur en bonheur, une formule sur la quatrième de couv’ m’attire : « traduit par Brice Matthieussent. » La réussite et le succès de Fante en France tiennent aussi et surtout à la qualité de la traduction de ces textes. Et ce Matthieussent, c’est une évidence, a bien fait son boulot au regard du phénomène Fante en France. Un traducteur qui ne prend pas la mesure du texte, de son rythme, de sa musicalité, de son parfum même, se contentant de le « passer » dans une autre langue, celui-là n’a rien compris. Mais ici, ça swingue, ça crie, ça rit, ça pleure, on y est ! Matthieussent devient pour moi une sorte de légende un peu mystérieuse car je ne connais ni son visage ni son âge. Je le retrouve, au gré d’autres lectures : Richard Ford, Bret Easton Ellis et surtout Jim Harrison.
Trente ans plus tard, me voilà organisateur d’un festival littéraire dans le sud de la France. Je traîne sur les sites web des maisons d’édition à la recherche de la bonne brochette d’auteurs à inviter et je découvre alors que Matthieussent est également romancier. Cela fait même un petit moment, mais ça m’avait échappé. Coup de pouce du destin, il sort justement un livre : Luxuosa (P.O.L., 2015). On l’invite, il accepte. Je suis heureux comme un gosse à la veille des grandes vacances. Je vais rencontrer celui que je considère comme mon passeur, mon guide, mon maître ès littérature américaine. Et re-bingo, le type est adorable et on se découvre une passion partagée pour le tennis. Je capte vite que c’est un die hard fan. Pas de ceux qui aiment ce sport au printemps, pas de ceux qui racontent que c’était mieux avant (Ah Borg ! Ah McEnroe ! Ah Connors ! Quelles personnalités, etc.), pas de ceux qui pensent que McEnroe a mené deux sets à rien et break en finale de Roland-Garros 1984, pas de ceux qui vous racontent, sûrs d’eux, que Chang a servi à la cuillère contre Lendl… en finale de Roland-Garros.
Deuxième protagoniste de l’histoire : Arnaud Clément. Inutile de vous présenter le bonhomme. Il n’est pas question ici du joueur mais du directeur de tournoi, l’un des jobs de sa nouvelle vie. Aixois dans l’âme, « La Clé » s’est mis en tête de relancer le tournoi Challenger de sa ville. Aix, terre de tennis, étape historique du grand circuit et d’une demi-finale de Coupe Davis France – Nouvelle-Zélande en 1982, théâtre en 1977 de la victoire en finale d’Ilie Nastase sur Guillermo Vilas. Le match est resté dans les mémoires puisque le Roumain coquin utilisait la raquette à double cordage, dite spaghetti, qui fut bien trop indigeste pour celui qui était alors invincible sur terre battue, restant sur une série de 53 victoires consécutives sur cette surface. En 1984, le tournoi disparut du calendrier ATP pour réapparaître en Challenger en 2003, avec cette année-là une finale au couteau entre le survitaminé Mariano Puerta et un niño de Majorque nommé Rafael Nadal, comme à Roland-Garros deux ans plus tard. La renaissance fut assez brève – deux éditions – puisqu’il s’est avéré que le tournoi était géré par une bande de Rapetou, incapables, au soir de la deuxième édition, de payer une grande majorité des joueurs. Rideau, donc, avant que Clément ne relance l’affaire en 2014. Avec décontraction, sérieux et succès. J’ai toujours bien aimé le personnage d’Arnaud Clément, ultra-professionnel et volontaire sur un court, sympathique et modeste en coulisses. Il a mené une carrière exemplaire à plus d’un titre, notamment par sa capacité à faire fructifier son potentiel. L’archétype du type bien avec lequel il est très agréable de passer du temps. C’est donc avec plaisir que je me rends à son tournoi. En ce samedi de demi-finales, édition 2018, j’ai justement invité Brice, qui vient de Marseille en voisin. Ce qui nous amène au coupable numéro trois : Bernard Tomic.
Cette année-là, Aix est sur le chemin de l’enfant perdu du tennis australien, dont on ne mesure plus très bien l’intérêt pour le circuit professionnel. Tomic, quart de finaliste à Wimbledon 2011 à 19 ans, a perdu les pédales à cause d’un père fou et violent et d’une incapacité à se colleter les lumières de la gloire. Son talent, immense – unique même – ne peut compenser un je-m’en-foutisme manifeste et des couchers au petit matin. Avec Brice, en tout cas, on est très heureux de voir de près l’animal, classé cette semaine-là au 243e rang mondial, et qui s’est hissé en demi-finale après avoir notamment écarté une balle de match au premier tour. Tomic, son œil de faucon, son insolente facilité, sa merveilleuse nonchalance et son toucher de velours. L’Australien, malgré le chaud soleil de Provence, est tout de noir vêtu. Un choix qui va interpeller l’ami Brice. « Noir, oui, mais surtout des moirages multicolores totalement incroyables. Je me suis dit que sa tenue était un rappel des folies qu’il doit faire le soir. Et me vient l’idée qu’il y a le joueur le jour et le joueur la nuit. Avant ce moment précis, dans les tribunes du Country Club d’Aix, je n’avais jamais imaginé écrire un roman sur le tennis, raconte-t-il. Tomic m’a donné l’idée d’inventer un joueur à la mode Docteur Jekyll et Mister Hyde. » Il sera également australien et s’appellera Chris Piriac. La comparaison avec Tomic s’arrête là, même si lui et son double romanesque ont en commun un art consommé de la défaite et d’une vie dissolue.
Fante-Clément-Tomic, on a fait le tour du propriétaire dont je suis en quelque sorte le trait d’union. Quinze mois plus tard, le temps qu’il a fallu à Novak Djokovic pour remporter trois titres du Grand Chelem supplémentaires et à Nadal deux Roland-Garros, Le joueur et son ombre se retrouve donc en librairie, au beau milieu de cette bataille de chiffonniers qu’est la rentrée littéraire.
J’aime l’idée que cette jolie succession de hasards, comme dans un film de Claude Lelouch, a pu conduire à la naissance d’un livre. Brice, ce petit cachotier, ne m’avait jamais rien dit de ses intentions. Et puis, en février dernier, arrive dans ma boîte mail un texte qu’il me demande de relire, c’est Le joueur et son ombre. Quel choc ! Dans mon petit panthéon personnel, c’est comme si Jimmy Connors, reprenant sa carrière, m’avait demandé de le conseiller.
Sans trop en dévoiler, ce roman raconte l’histoire d’un joueur prometteur, à la personnalité double et complexe, qui va prendre un chemin bien plus escarpé et accidenté qu’attendu, jusqu’à se noyer dans les défaites. « Je suis fatigué de la société de la victoire, de cette culture qui nous pousse à devenir le meilleur. J’ai voulu explorer l’inverse », poursuit l’auteur dont connaît aussi la passion pour Dostoïevski.
Foisonnant, intense et échevelé comme un Federer – Nadal grand cru, Le joueur et son ombre explore des coulisses romancées du circuit. Il ausculte, à travers le personnage de Piriac et de l’un de ses adversaires, le côté sombre de nos âmes et notre part de schizophrénie. Une schizophrénie d’ailleurs souvent bien affirmée chez les joueurs de tennis, professionnels comme amateurs. Sommes-nous tous des Chris Piriac ? Allez vérifier par vous-même…
Article publié dans COURTS n° 6, automne 2019.
Matthieussent digest
Professeur de philosophie de l’esthétique à l’école des Beaux-Arts de Marseille, Brice Matthieussent – désormais à la retraite, le bienheureux – a mené en parallèle une foisonnante carrière de traducteur de littérature anglo-saxonne. Matthieussent a traduit autant de livres que Martina Navratilova a remporté de titres : plus de 150 ! À son palmarès : Bukowski, Miller, Kerouac, Bowles, Ford, Thoreau, Easton Ellis, Updike ou Jim Harrison, dont il est devenu la véritable voix française et dont il fut l’ami. Il s’est ensuite lancé dans le roman en 2006 avec La vengeance du traducteur (P.O.L., 2009), prix du Style 2010. Le joueur et son ombre est son sixième roman et le premier qui aborde le monde du tennis, son autre grande passion.