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Le goût de l’intemporel

Tous les amateurs (et Cédric Pioline) vous le diront : au tennis, on boise beaucoup. On réinvente dans des “tchongs” tonitruants toutes les essences du bois, le score frêne et on se dit qu’il y a encore du bouleau. Alors tant qu’à boiser, autant le faire à bon escient, et c’est exactement la démarche entreprise par Frédéric Descamps, élagueur à la ville devenu artiste mais qui se considère plutôt comme un artisan obsédé à l’idée de donner une nouvelle vie aux pièces qu’il trouve tout en proposant des oeuvres amusantes et jamais très éloignées du monde du tennis.

 

Prendre soin des objets

D’une ancienne vie de graphiste, Frédéric Descamps a gardé le dégoût d’être enfermé et probablement deux ou trois leçons de mise en espace. D’un ancien rêve de devenir joueur professionnel, il a conservé le plaisir de frapper dans la balle de toutes ses forces et celui de jouer. Dans son actuelle vie d’arboriste grimpeur, il collecte depuis vingt ans des pièces anodines, celles qui mettent en valeur les défauts mécaniques des arbres, qu’il conserve précieusement dans son garage. En combinant tout cela, il s’est mis à fabriquer des pièces originales où il cultive ses passions et son goût pour l’imperfection et sa beauté : “Un jour, j’ai eu un déclic. Je me trouvais dans un arbre, avec vue sur une cour intérieure, alors que tombait une averse sévère. Là, dans la cour, sous la pluie, il y avait une raquette de tennis, des ballons de foot, un hoverboard. Personne ne les avait rangés. Je me suis rappelé, à quel point quand j’étais enfant la raquette de tennis était précieuse, à quel point on en prenait soin ; aujourd’hui, on a parfois perdu ce sens de l’objet. Il faut pourtant beaucoup de technologie, d’énergie pour construire une raquette… J’ai eu envie de donner une nouvelle vie à des objets à travers le bois, d’être attentifs à eux. C’est quelque chose que j’ai toujours eu en moi, qui me vient notamment de ma mère hollandaise pour qui cette idée que tout pouvait encore avoir une utilité avait beaucoup de sens. 

Frédéric se passionne pour le projet et y puise une énergie qu’il se redécouvre. Et, à son grand étonnement, son enthousiasme s’avère tout de suite communicatif : “J’avais décidé de fabriquer une raquette, à partir des souches dont je disposais. Et étonnamment, ce jour-là, Laurent Van Reepinghen (directeur de la publication de Courts, NDA) m’a appelé. J’y ai vu un signe et ça m’a donné l’énergie pour continuer. J’avais depuis longtemps le projet d’incruster dans un banc la raquette de Peter McNamara, que mon grand-père, ancien capitaine de l’équipe nationale belge, avait récupéré ; finalement, je l’ai fait avec une autre raquette, mais le résultat m’a vraiment plu. J’aime l’idée de fabriquer du mobilier et surtout que ce soit brut. Je n’ai pas le goût de la perfection, j’aime quand le travail de l’artisan est visible.

© Rezine

Le goût de l’imperfection

De fait, les créations de Frédéric ont cette beauté propre aux objets qui ont conservé de leur créateur un souffle d’âme. Entre les traces de tronçonneuse, c’est une passion qui se dessine, et peut-être un rêve qui s’esquisse : “Cet objet, le banc, a une forte valeur symbolique au tennis. C’est le lieu où l’on se repose, où l’on se retrouve entre deux jeux au changement de côté. D’une certaine manière, mon rêve d’enfant aurait été de jouer Roland Garros et je n’y suis pas parvenu ; ce serait une belle manière de réussir ce rêve si mes bancs se retrouvaient sur les courts de Roland… 

En cette époque où l’urgence climatique fait planer sur nos vies une menace à court terme, le lieu commun serait d’opposer l’homme à la nature : en la conquérant, nous avons collectivement participé à son affaiblissement, à son affadissement, à sa déréliction. Les industries du spectacle et du sport-spectacle ont pris leur part à cette réalité. Mais Frédéric Descamps veut croire à une symbiose possible, au bénéfice des deux parties : “A travers mes pièces, je veux mettre en avant l’ingéniosité de la nature. Nous avons des techniques, des savoir-faire, mais la nature également. Je suis toujours surpris de constater l’existence des soudures naturelles dans les essences. Elles sont toujours situées au bon endroit et répondent à un besoin du vivant, qui a un sens. Par exemple, quand une forêt est mise à blanc, tous les arbres font un nouvel effort mécanique pour construire quelque chose. Ce sont ces pièces qui me passionnent.

Ce sens du réemploi, qu’il s’attache aux essences de bois ou aux pièces manufacturées, a longtemps perdu du terrain en Europe, où l’hyperspécialisation économique a valorisé les métiers du tertiaire au détriment d’une certaine intelligence des mains qui se transmettait de génération en génération. Face à cette société d’acceptation du gâchis, Frédéric Descamps se félicite de constater un retour de flamme pour la création et les arts manuels. Une façon, peut-être, de conjurer ses jeunes années passées sur le court de tennis, quand la recherche du coup gagnant à tout prix le conduisait souvent à envoyer des bûches dans les bâches ? Plus sérieusement, cette philosophie guide l’intégralité de sa vie, qu’elle soit professionnelle ou artistique : “J’ai fabriqué moi-même une gruminette, un outil qui permet d’accéder à des forêts compliquées tout en préservant au maximum les belles essences, les beaux arbres. Je pratique la taille raisonnée. J’aime l’idée que, dans mon travail, j’apporte aux essences une nouvelle beauté à travers mes créations et je pérennise en même temps la beauté des arbres et des forêts.

© Rezine

Un trait d’union entre les époques

Sublimer et préserver. Frédéric Descamps cultive ce goût de l’intemporel jusque dans ses projets. Il réfléchit notamment à la manière dont la raquette peut aider à créer des ponts entre les disciplines et, plus fort encore, entre les époques : “Le bois a façonné notre main. C’est en travaillant le bois avec nos mains que nous avons incité notre cerveau à se développer d’une certaine manière : homo sapiens, c’est l’homme du bâton, plus encore que de la pierre. Le bois fait le lien. C’est la raison pour laquelle, en pensant à Jim Courier, qui venait du base-ball au départ, j’ai le projet de fabriquer un manche de raquette qui se prolongerait en batte ; c’est aussi la raison pour laquelle je voudrais créer une raquette dont le manche serait un silex. Le manche est un trait d’union qui unit les hommes et montre la manière dont certains objets façonnés par la nécessité sont désormais devenus des outils qui servent à jouer…

Pour offrir à ces créations présentées à l’occasion de l’exposition Courts à Uccle une chance de tutoyer l’intemporel, peut-être faudrait-il les nommer ? Pour l’heure, Frédéric n’a pas tranché la question : “Pour le moment, je ne les nomme pas. C’est aussi une manière de me considérer comme un artisan. Peut-être que je le ferai à un moment, à partir d’un projet précis. Peut-être ce projet de raquette-batte de base-ball, ou le projet de raquette-cuiller, qui rappelera le service à la cuiller. 

Il faut dire que les noms se perdent et que, parfois, on oublie les visages. Tandis que le bois, lui, reste.