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Denis Grozdanovitch

« Jouer, c’est du temps de gagné »

© S.ROUDEIX/Opale/Leemage

Le jardin du Luxembourg au cœur de Paris, ses mythiques courts de tennis, la douceur d’une après-midi de fin d’été, le cadre est posé pour une discussion avec un tennisman philosophe. Dans De l’art de prendre la balle au bond, Denis Grozdanovitch a narré son parcours peu banal d’apprenti champion de tennis devenu écrivain. S’il a finalement choisi l’écriture comme terrain de jeu, le lauréat du prix Saint-Simon 2019, 74 ans, a gardé son âme d’enfant de la balle. Témoin privilégié de l’évolution du tennis, il raconte à Courts ses rencontres avec René Lacoste, Jean Borotra ou Ken Rosewall et défend son approche romantique du tennis, qui renvoie au plaisir originel du jeu. Pendant ce temps-là, une leçon de tennis vient de débuter sur l’un des courts du jardin du Luxembourg…

Courts : Vous avez pratiqué à haut niveau le tennis, le squash, le jeu de paume. Maintenant vous jouez de façon assidue aux échecs. Pourquoi est-ce que vous aimez tant jouer ?

Denis Grozdanovitch : Je devais être un enfant assez angoissé avec des parents et des grands-parents traumatisés par les deux guerres mondiales. Le jeu a été une sorte de refuge pour moi. Le club de tennis était à quelques centaines de mètres de la maison familiale à Mesnil-le-Roi. Tous les soirs j’allais m’entraîner au mur, jusqu’à la nuit. Les premières étoiles apparaissaient et il y avait cette petite planète blanche, car les balles étaient encore blanches, que je faisais circuler. Il y avait quelque chose de commun avec ce jeu des planètes. « Regarde les étoiles comme si tu tournais avec elle », disait le philosophe latin Lucrèce. Dans l’Antiquité, les jeux de balles étaient en corrélation avec une forme d’astronomie. Si on arrivait à maîtriser ces petites planètes bondissantes, on pouvait mieux maîtriser son destin. Ce que j’aimais, c’était la sensation de contrôler la balle, de la mettre où je voulais. Au fond, c’est quand je jouais à mes jeux d’enfant, puis à mes jeux d’adulte, que je ne perdais pas mon temps. C’était du temps gagné. J’ai toujours eu l’impression que ma vie était justifiée par le jeu.

 

C : À l’origine, le tennis se joue dans les jardins. Cette connexion avec la nature, elle semble importante à vos yeux.

D.G. : Ah oui ! J’ai des souvenirs d’enfant à jouer au tennis en bord de Seine. Il y avait quatre courts en terre battue entourés de grands arbres. J’ai joué toute mon enfance dans cet endroit. Pour moi, ce contact avec la nature fait partie du tennis. Ici, au jardin du Luxembourg, c’est pas mal parce qu’on entend le bruit du vent dans les arbres. J’ai toujours été conscient de l’environnement, de la beauté du jardin autour, du soleil qui joue son rôle pendant la partie.

 

C : Dans les années 60, vous êtres un apprenti champion à l’INSEP (Institut national du sport) mais vous êtes passionnés de littérature et vous devez vous cacher pour vous adonner à la lecture dans un milieu pas très porté sur la culture.

D.G. : Oui, j’avais compris qu’il ne fallait pas trop montrer son côté intellectuel dans les milieux sportifs. J’avais amené en secret une malle de livres que je cachais sous mon lit. J’avais trouvé une vieille salle de musculation désaffectée dans laquelle le lisais. Un jour, j’ai été surpris par un camarade en train de lire. Il était complètement effaré (rires). Le soir, ils ont essayé de me bizuter. J’ai toujours pâti de ce côté intellectuel. C’est pour ça que j’ai arrêté assez tôt ma carrière professionnelle. Ce n’était pas du tout mon truc parce que les entraîneurs voulaient me robotiser. J’adorais le tennis mais je ne voulais pas devenir un robot comme le sont la plupart des joueurs modernes…

 

C : C’est une rencontre avec René Lacoste qui achève de vous convaincre que cette carrière n’est pas pour vous. Que s’est-il passé ?

D.G. : J’étais champion de France junior, j’avais 17 ans. René Lacoste était venu assister à l’un de mes matchs au Tennis Club de Paris et ensuite il était venu me voir dans les vestiaires. C’était un grand de ce monde, il est arrivé avec son majordome qui lui tenait son manteau plié sur le bras. Il s’est approché de moi et m’a dit : « Jeune homme, je crois que vous avez les qualités si vous le voulez bien pour devenir champion du monde. » Au moment où il m’a dit ça, je me suis dit qu’il se trompait complètement… Par la suite, nous avons continué à avoir des échanges. Il a commencé à me prendre sous son aile, à me donner des conseils diététiques, stratégiques et même psychologiques.

 

C : Avez-vous côtoyé d’autre illustres joueurs ?

D.G. : Oui, j’ai joué avec les quatre mousquetaires, René Lacoste, Henri Cochet, Jacques Brugnon et Jean Borotra. J’ai joué tous les dimanches avec Jean Borotra, pendant plusieurs années. À 60 ans, il avait encore un niveau de première série, c’était étonnant. Il était assez filou. À chaque fois que je gagnais deux jeux de suite, il essayait de « m’endormir » au changement de côté. « Ah tu vois Denis, ce coup me rappelle ma finale de Wimbledon contre Bill Tilden, en 1932… » Je repartais la tête dans les étoiles et je perdais les deux jeux suivants (rires).

 

C : Éprouvez-vous des regrets par rapport à cette carrière avortée ?

D.G. : J’ai le regret de l’ambiance du tennis de l’époque, de son esthétique, mais pas de ne pas avoir été un champion. J’ai mené cette vie d’hôtels en hôtels, de clubs en clubs pendant cinq ans quand j’étais un espoir. J’ai trouvé que c’était une vie absurde. Vous allez à Moscou, vous allez à New York et vous ne sortez pas du club. Vous ne voyez pas la ville, vous ne rencontrez pas les habitants, c’est un enfermement. Ça ne me plaisait pas du tout.

 

C : Le style est important en littérature, il l’est aussi au tennis selon vous ?

D.G. : Ah oui ! C’est pour ça que je trouve que Roger Federer est un prodige, un ovni prodigieux. Au sein de ce monde professionnel complètement frelaté, dévoyé par le commerce et le sponsoring, il a réussi à garder son âme d’enfant. Il est passionné, comme un enfant à ses jeux. Il a dit une fois en interview, et c’est passé assez inaperçu, « je crois que personne ne s’amuse plus que moi sur un court de tennis ». Il a gardé ce sens du jeu et c’est ce qui fait sa qualité. David Goffin me donne aussi cette impression de jouir de l’élégance de son jeu.

 

C : Quel regard portez-vous sur la nouvelle génération avec des joueurs aux styles différents comme Tsitsipas, Kyrgios ou Medvedev ?

D.G. : Il y a un renouvellement qui est assez intéressant. L’ennui, c’est tout ce qui va autour, comme les tenues épouvantables des joueurs, par exemple. Je respecte tout à fait Nadal, mais ses tenues ce n’est vraiment pas mon truc. Les chaussures noires sur terre battue, j’ai du mal. Mais bon, vu mon âge, c’est peut-être une question de génération…

 

C : Pour finir, pouvez-vous nous raconter votre plus beau souvenir de tennis ?

D.G. : Dans les années 1950, il y avait les « tournées Kramer » qui réunissaient les meilleurs joueurs du monde. Un jour, je m’entraînais seul au service au Tennis Club de Paris, quand sont arrivés sur le court d’à côté Ken Rosewall, le no 1 un mondial de l’époque, Pancho Segura, Lewis Hoad et Alex Olmedo. Ils ont commencé à jouer un double d’entraînement. Je me suis arrêté, je les ai regardés et puis le directeur du club qui était là m’a montré du doigt en disant que j’étais le champion de France junior. Une fois leur double terminé, mon idole Ken Rosewall m’a proposé de faire des balles. Il y a un effet de mimétisme qui se crée quand on joue contre un joueur professionnel. On a joué une demi-heure et il m’a « aspiré » dans son jeu. J’ai joué le meilleur tennis de ma vie. J’ai écrit un texte sur ce moment, je l’ai appelé « Un tennis de rêve ». 

 

Article publié dans COURTS n° 9, automne 2020.