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Stefanos Tsitsipas : 

Le gamin qui remontait le temps

© Antoine Couvercelle

La balle de Rafael Nadal s’élève, vite, et le bras suit tout aussi rapidement. Une boucle raccourcie et un service mi-court au rebond haut, toujours, mais plein centre… comme si la gauche musculeuse du Majorquin se crispait un tantinet à l’heure de conclure cette finale. 

En face, Stefanos Tsitsipas a 20 ans. Tout juste, tout net. Peut-être a-t-il soufflé ses bougies au matin, sur son bol de Nesquick, ou à midi, sur un genre de birthday cake bien lourd – chocolat ou fruits rouges – avant de pénétrer sur le Stadium Court de l’Aviva Centre, à Toronto ? Non, évidemment. Sans doute a-t-il préféré attendre l’issue de sa semaine canadienne, de cette ultime partie face à Nadal, avant de fêter le temps qui file, ses étés à venir avec son staff et ses parents.

Sans doute aussi sait-il, voyant son retour de coup droit fatigué atterrir à distance punitive de la gifle espagnole… que sa finale est terminée. Terminada. Perdue. Rafael Nadal l’achève d’un parpaing décroisé. Et laisse éclater l’une de ses joies animales et rageuses qui l’habitent lorsqu’il revient de loin.

De loin ? Le score, 6-2 7-6(4), de ce 12 août dernier ne nous laisse pas l’imaginer. Et pourtant, ce jour-là, dans cette fin de deuxième set, Stefanos Tsitsipas est passé tout près d’une micro-révolution face au numéro un mondial. Gageons-le : c’est ce frisson d’un petit quelque chose qui a raidi le bras ibère, sans conséquence, au moment de servir. Cette vague sensation d’être au début d’un truc qui pourrait bien marquer les années à venir et bouleverser les lignes. 

« J’en ai eu la chair de poule », confirme Maria Sakkari, 23 ans, 41e mondiale et compatriote grecque de Stefanos. « Il est… Je ne peux pas le décrire. Il est incroyable. Mais je ne peux plus regarder ses matchs, je ne peux plus, je ne peux plus, je ne sais pas comment font les gens… Ce match contre Kevin Anderson, en demi-finale (ndlr : gagné 6-7(4) 6-4 7-6(7) par Tsitsipas), ce deuxième set contre Nadal… C’est incroyable. »

Oui, Tsitsipas a 20 ans et il est incroyable. Oui, Maria en fait un peu trop. Et nous aussi. Mais au moment de voir ce garçon d’1m93 dans sa tenue fuchsia, cheveux longs, bandeau bravache, se procurer une balle de set face à un monument 17 fois vainqueur en Grand Chelem… on l’a eu, ce frisson. Ce sont des flashs, des souvenirs ou des évocations… De Björn Borg, qui ne vit plus que dans des bandes YouTube élimées, oubliées pour qui naquit en 98. D’un jeu tant complet que vintage, d’une autre époque et moderne à la fois. D’un garçon sûr de lui, qu’on taxe d’arrogance à l’heure où rien ne peut ni ne doit dépasser. Un voyage dans le temps.

 

2001 : Tsitsi au pays des Soviets

Un voyage au parfum suranné qui nous fait remonter, année après année, jusqu’à fin 2001. Époque déjà lointaine des baggies informes et multi-poches, des chats MSN que coupent le téléphone ou les défaillances du modem 56K familial. La Grèce vient d’intégrer la zone euro et le petit Stefanos, trois ans, prend sa première raquette, tapant maladroitement la balle avec Apostolos, son papa, sur les terres ocre de Glyfada. Le ciel azur bleuit les oliviers et les cyprès, l’air est parfois si doux qu’on ferme la paupière… C’est Madame, la maman, Yulia Apostoli-Salnikova qui rafraîchit délibérément l’atmosphère alors que les prédispositions du gamin deviennent évidentes. 

« Ma mère m’a effectivement permis de bien discipliner mon jeu », explique Tsitsipas dans les colonnes du New York Times. « C’est, je crois, ce qui m’a vraiment beaucoup aidé : la discipline. Ce qui n’est pas quelque chose de commun dans la culture grecque, je dois dire… » Car Yulia Salnikova a été élevée à l’école soviétique. Classée parmi les meilleures chez les juniors, multiple championne d’URSS, vainqueure de Virginia Wade et Renata Tomanova à 17 ans seulement… C’était en 1981. Et ça le restera car, après des clashs avec ses coachs et sa fédération, sa carrière se termine prématurément. 

Son éducation tennistique, c’est au service de son fils qu’elle la mettra. Avec une grande rigueur. « J’ai toujours été inflexible sur les échauffements mal réalisés ou les inévitables problèmes de discipline qu’on rencontre au cours d’une carrière », confie Madame. « Dans mon pays, ce genre de choses n’était vraiment pas pris à la légère. Pas seulement dans le tennis. C’est notre culture du sport. » Au point qu’un journaliste italien d’Ubitennis, Stefano Bolotta, raconte cette amusante anecdote en mai 2016, lors du Future de Lecco : « Le jour de sa demi-finale, prévue à 17 h, Tsitsipas était encore sur le Central en train de s’entraîner à 16 h 55. Pas s’échauffer. S’entraîner. Quand les ramasseurs de balles et les responsables de l’entretien du court sont arrivés, qu’a-t-il fait ? Il est allé s’installer sur le court à côté. » 24 heures plus tard, il gagnait le tournoi.

© Hugues Dumont

1981 : le retour aux 80’s

Mais quand on évoque Stefanos Tsitsipas, ce n’est pas que son éducation maternelle qui nous ramène invariablement aux années 80. Non, la décennie du moonwalk et de l’anarchie capillaire revient aussi sur la table lorsqu’il est question de son attitude et de son jeu sur le court. Anabel Croft, l’ex-joueuse britannique, le faisait déjà remarquer sur le plateau de Sky Sports, en août, après l’énorme victoire du Grec sur Novak Djokovic : « Tsitsipas est si incroyablement mûr, pas seulement dans sa façon de se comporter, mais aussi dans sa façon de jouer. Comme s’il était là depuis des années ! Il est comme une vieille âme sur le court, comme un retour au tennis des années 80. »

Et Greg Rusedski de renchérir : « Il a le look de Björn Borg, la hargne d’Andy Murray et le calme de Roger Federer. Il me rappelle un peu Borg. Il fait toutes les bonnes choses, les bons choix. C’est un joueur spectaculaire mais sa façon de rester si calme et posé sur le court est juste sensationnelle. » Les deux louent la qualité de sa volée, ce qui est loin d’être anodin à l’ère du fond de court et du tennis pourcentage. « J’adore la façon dont il avance dans le terrain », poursuit Croft. « Ce n’est pas seulement cette manière exceptionnelle de volleyer qu’il peut avoir, ni sa capacité à se positionner parfaitement ou à conclure le point… Mais aussi cette première volée, très profonde, dans le court, et les angles qu’il trouve. Il fait tout magnifiquement. »

Tout ? Tsitsipas insisterait, lui, sur son coup droit, son coup fort, avec sa prise semi-fermée et un style que d’aucun trouve old school – encore – rappelant Federer, souple et polyvalent. Non seulement il sait un peu tout faire avec, mais les anciens lui accordent une belle marge de progression, lui prédisant l’un des meilleurs coups droits du circuit dans les années qui viennent. Le Grec mentionnerait également sa première balle efficace et sa qualité générale au service, qui le placent, d’après l’ATP, dans le top 20 des serveurs. S’il remporte, en moyenne, 85 % de ses engagements, il pèche parfois sur deuxième balle, l’un de ses évidents axes d’évolution. 

Son revers ? Peut-être pas encore à maturité, mais, déjà, un baromètre de sa confiance. « Je l’ai changé à l’âge de huit ans », explique-t-il à l’envi, l’affirmant, en plaisantant, comme un de ses coups les plus naturels : « Il est inspiré par Federer, mais fabriqué par moi. » On y voit du Dimitrov, parfois du Wawrinka… Et les images décolorées de revers passés, au fond des cartons, dans le grenier, sur les pellicules de Super 8 vieillottes et poussiéreuses.

© Ray Giubilo

VIIIe siècle av. J.-C. : Poséidon et l’Odyssée

Mais Stefanos Tsitsipas nous emmène bien plus loin que les années 80. À l’ère des parchemins et des tablettes en cire, des Muses et des récits épiques. À celle des mythes, qui voit Ulysse quitter enfin, après sept ans de réclusion, Calypso et son île sur un petit radeau. Dix-huit jours de voile sur une mer d’huile… lorsque Poséidon, furieux, remarque son départ. Ulysse a aveuglé son fils, le Cyclope Polyphème ; la rancune divine veut le voir sombrer dans les abysses, Poséidon déchaîne les flots… mais Leucothée, une nymphe déifiée, le sauve de la noyade en lui prêtant un voile magique, lui permettant de rejoindre le rivage. 

Comment ? Le nom de Tsitsipas n’a jamais chatouillé les oreilles et le stylet d’Homère ? Enfer et damnation… Acceptez tout de même que la modernité conte ses propres mythes. C’était en 2015, sur une plage de sable balayée par le vent et la houle, bordant Heraklion, sanctuaire d’Heraclès. « Il y avait beaucoup de vent et la mer était agitée », relatait le jeune Grec à l’ATP, en avril dernier. « La baignade n’étant pas interdite, j’ai sauté dans l’eau avec un ami. Puis, j’ai soudain réalisé que j’étais déjà à 50 mètres du rivage et que je dérivais rapidement vers le large. J’ai essayé de nager jusqu’à la terre, mais c’était impossible. Les vagues m’empêchaient de respirer… Je me suis vu mourir. » La Leucothée du gamin s’appelle Apostolos, son papa. « Mon père n’était pas loin. Il a sauté à l’eau pour nous sauver. Il est venu nous tirer de là et, après s’être démené, nous a hissés sur un rocher. On a repris notre souffle, attendu un peu, puis on a pu retourner sur la plage. »

Cette histoire n’est pas qu’un fait divers adouci par son happy ending. Ce jour-là, Stefanos Tsitsipas a vieilli. « Mon esprit a changé. Mon respect pour tout a changé. Je vois désormais la vie un peu différemment et je ne ressens plus aucune peur. » Peut-être Patrick Mouratoglou a-t-il senti ces prédispositions et cet état d’esprit lorsqu’il a invité le Grec à rejoindre son académie cette année-là ? Toujours est-il que le créateur de la Mouratoglou Academy a tout mis en œuvre pour favoriser l’éclosion du garçon. « J’ai tout de suite vu chez lui un grand compétiteur », se souvient Patrick, qui raconte avoir regardé des vidéos de Tsitsipas sur YouTube avant d’aller l’observer à l’Orange Bowl, fin 2014. « Et je reste persuadé que c’est la qualité numéro un au tennis, avec les capacités physiques. Si vous êtes un véritable athlète et un vrai compétiteur, si vous avez la bonne mentalité et êtes un gros bosseur, vous pouvez aller loin, très loin. J’ai senti toutes ces qualités chez Stefanos. » 

Il a donc accueilli dans son académie ce joueur qu’il a lui-même repéré, supervisé. Et qui, à l’époque, délaissé par sa fédération, ne pouvait compter que sur lui-même, sa famille et ses sponsors. Le coach de Serena Williams a mis une structure à sa disposition, l’intégrant à sa fondation Champ’Seed, visant à aider les talents prometteurs à atteindre le plus haut niveau. Comment ? D’abord en préservant la structure originelle du joueur. Ensuite en lui déléguant les meilleurs professionnels pour compléter son équipe. Apostolos Tsitsipas reste ainsi le coach de Stefanos mais Kerei Abakar, directeur du haut niveau à l’Academy, l’accompagne en personne sur les tournois du Grand Chelem. Tout comme Jérôme Bianchi, son kiné, et Frédéric Lefebvre, son préparateur physique, tout au long de l’année. 

« En Grèce, nous aimons profiter de la vie et ne sortons pas facilement de notre zone de confort. Nous ne prenons pas de risques », racontait-il cette année au quotidien athénien I Kathimerini. Si Stefanos Tsitsipas est fier, très fier de ses racines grecques, il fait tout, depuis toujours, pour échapper à la tragédie d’une histoire ratée.

 

Demain, c’est aujourd’hui

Ce 21 octobre 2018, c’est d’un revers que Stefanos Tsitsipas relance la deuxième balle adverse. Plein centre, toujours. Mais cette fois-ci, point de Rafael Nadal de l’autre côté du court. La douceur de l’été canadien a cédé la place à l’automne scandinave ; et les tribunes lumineuses de l’Aviva Centre aux travées rétro de la Kungliga Tennishallen de Stockholm. Ernests Gulbis envoie son coup droit new look, mais toujours déroutant, dans la bande. Vainqueur 6-4 6-4, Stefanos se prend le visage dans les mains sous le regard mi-tendre, mi-soulagé du papa, puis laisse éclater son bonheur. Les traits sont juvéniles et font bien leurs 20 ans ; l’assurance du joueur déjà confirmé s’efface un instant devant l’incrédulité du moment : Tsitsipas devient le premier Grec à remporter un titre ATP. Après avoir été le premier dans le top 100. Et avant d’être le premier à titiller les sommets, du haut de sa 15e place mondiale.

Il y a dix ans à peine, il se réveillait en sursaut dans son lit, au milieu de la nuit. S’extirpant de ses draps, il allait rejoindre son père, lui soufflant à l’oreille : « Papa, je dois te dire quelque chose : je veux être un joueur de tennis. J’aime la compétition. J’aime le défi. » Pourquoi ? Son explication pour I Kathimerini sonne comme une conclusion : « Ma hantise a toujours été de perdre. J’ai consacré ma vie au tennis, et je n’en ai qu’une. Je veux donc donner le maximum pour que mes rêves deviennent réalité. » Qu’il remonte le temps… peut-être. Qu’il l’accélère : c’est sûr.  

 

Article publié dans COURTS n° 3, automne 2018.