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ANNA CARLSON

« Les terrains sont un langage »

© Anna Carlson

Anna Carlson est une artiste multidisciplinaire de Brighton, au Royaume-Uni. Mais ce qui nous intéresse surtout, c’est son exploration artistique des terrains, dont, évidemment, les courts de tennis. Son projet intitulé « COURT » autopsie leurs géométries, leurs couleurs et leurs surfaces sous différentes formes : peinture, photographie, sérigraphie… C’est aussi une façon d’interroger le rôle du sport dans notre mémoire, collective et individuelle. « Les terrains sont un langage », nous a expliqué Anna Carlson, et c’est une très bonne raison d’en discuter davantage.

Courts : En quelques mots, pouvez-vous nous résumer votre parcours avant de commencer votre travail sur les courts ?
Anna Carlson : J’ai toujours créé. J’ai étudié au Kent Institute of Art and Design (KIAD) et j’ai suivi de nombreux cours dans des disciplines aussi différentes que la sculpture, l’architecture d’intérieur et la confection de meubles. Au-delà de ça, même si cela n’a jamais été un day job, ça a toujours été présent dans ma vie quotidienne. J’en ai besoin… comme faire du sport et bien dormir ; ça me rend heureuse et en bonne santé.

C : Vous vous rappelez le moment où vous est venue l’idée d’explorer le sujet des terrains ?
A.C. : L’étincelle est venue en voyant une photo du sol d’un gymnase scolaire. C’était une image très simple, du rond central d’un terrain de netball. Ça a tout de suite titillé ma curiosité et j’ai commencé des recherches sur tous les terrains de sport. J’y ai trouvé une grande variété de couleurs. Ça me rend à la fois nostalgique et joyeuse : des souvenirs de vie en communauté, à l’école, avec des règles mais aussi du jeu.

C : Mais en quoi leur esthétique est-elle si particulière ?
A.C. : La disposition, la surface, les lignes conçues à la machine mais parfois à la main, parfaitement imparfaites… c’est un langage. Les terrains sont réfléchis : ils ont accueilli et accueilleront des gens. Ils sont accueillants mais, en même temps, ils contrôlent puissamment le mouvement humain. Ils évoquent l’esprit collectif, la communauté, l’individualisme, le jeu, le travail.

C : Avec quelle forme d’art avez-vous commencé ce travail et comment a-t-il évolué ?
A.C. : J’ai commencé en peignant des petits courts extérieurs, sur le sol d’un terrain vague à Brighton. Puis j’ai commencé des peintures en intérieur, sur des panneaux en bois ou que je fabriquais avec du parquet. Ensuite de la sérigraphie sur de l’acétate. J’apprécie le dessin technique, j’aime ses imperfections qui contrastent avec le côté aseptisé d’un dessin par ordinateur. J’aime que les lignes que je dessine ne soient pas parfaites, qu’il y ait un côté humain.

© Anna Carlson

C : Vous créez d’ailleurs tout à la main.
A.C. : Oui, c’est comme comparer le fait de jouer à un sport sur ordinateur par rapport à jouer dans la vraie vie, avec son corps. Je ressens la même satisfaction en créant avec mes mains. L’année dernière, j’étais en résidence à Mexico City où j’ai commencé à explorer le travail en 3D, en faisant des coupes au laser, avec pour résultat des sculptures obscures. Depuis, j’explore d’autre matériaux. Ma préférée pour l’instant, c’est une pièce que j’ai travaillée avec une fonderie de métal locale pour mouler un terrain de tennis à partir de raquettes en aluminium fondues. C’était un processus compliqué, que j’ai dû apprivoiser en le répétant, mais c’est très gratifiant.

C : Vous évoquez les raquettes, vous êtes aussi une joueuse ?
A.C. : Je suis une grande fan et j’adore suivre les grands chelems. C’est le seul sport que j’aimais regarder petite. J’ai toujours trouvé cela à la fois excitant et apaisant à regarder. J’ai un peu joué aussi, quand j’étais ado, mais pas longtemps. Mais j’aimerais m’y remettre !

C : Certains terrains de tennis vous ont marquée ?
A.C. : J’aime surtout les différences entre les surfaces, et comment les tournois du Grand Chelem « vendent » leur spécificité. Le bleu de l’US Open, le rouge poussiéreux de Roland-Garros, le vert luxuriant de Wimbledon. Cela donne du caractère aux tournois.

C : Vous voyez un parallèle entre le sport et l’art ?
A.C. : J’ai commencé à voir un vrai rapprochement quand j’ai commencé à peindre des terrains. Même avant, en fait. Quand j’apprenais à peindre des lettres en un seul trait, pour atteindre ce moment où le pinceau devient une vraie extension de soi. Des tonnes et des tonnes de pratique. Des milliers de traits répétés. S’exercer. Tous les jours. Progresser pas à pas, construire le muscle de la mémoire. En sport comme dans l’art, je dirais que c’est 20 % de talent, 80 % de pratique. Il faut travailler au-delà du fait d’être mauvais et pas qualifié, ou en mauvaise condition physique, pour devenir bon. C’est le seul moyen.

Et puis, le sport comme l’art représentent une communauté partagée, mais aussi une élite. Ils peuvent être totalement démocratiques et populaires – le football est joué dans tous les pays du monde ou presque – mais aussi élitistes. Faire partie d’une équipe sportive nous apprend à jouer ensemble dans la vie, à prendre en compte les forces de chacun, à montrer du respect, à s’encourager mutuellement, à tout faire pour donner le meilleur. Les leçons qu’on en tire sont des leçons incroyables pour la vie et pour être une bonne personne.

© Anna Carlson
© Anna Carlson

C : Votre art joue avec les « courts hors contexte ». En quoi est-ce plus évocateur pour les gens ?
A.C. : Dans leur contexte, les lignes de courts sont presque invisibles. Vous savez qu’elles sont là et qu’il faut en tenir compte mais c’est une conscience périphérique. Votre activité cérébrale est concentrée sur votre propre action. Hors contexte, c’est comme voir un décor de cinéma quand le plateau est vide. On le voit dans tout son côté irrationnel.

C : Vous allez continuer à explorer les terrains ?
A.C. : J’adorerais continuer à développer les sculptures de courts de tennis. J’ai l’impression d’avoir tout un voyage d’exploration de matériaux et d’apprentissage devant moi. Et peut-être que ça ne résultera même pas en une pièce « achevée ». Mais j’aime l’idée d’avoir une collection de prototypes qui montrent la progression du voyage. Comme un coup d’œil sur la carrière sportive de quelqu’un.

C : Si vous deviez choisir une seule de vos pièces qui représente au mieux l’esprit du tennis, laquelle serait-ce ?
A.C. : Je pense que ce ne serait pas une œuvre, mais l’exploration. C’est un voyage de matériaux, chacun comme un match distinct. Parfois je gagne, parfois je perds. Mais il y a l’effort, pour progresser. Dans mon boulot, on parle de « lancer la balle de tennis », une métaphore pour dire que ce qu’on retire d’une expérience dépend de ce qu’on y met. Plus vous lancez fort la balle, plus elle rebondira haut. Dans mon travail, j’essaie juste de faire rebondir la balle de tennis un peu plus haut à chaque fois. 

 

Article publié dans COURTS n° 7, printemps 2020.