fbpx

Danse est l’art du tennis 

© Virginie Bouyer

De la passion, de la rigueur et de l’abandon. Des pas de deux, des pas de quatre, des solos et parfois même des faux pas… Que l’on assiste à une représentation de danse classique à l’Opéra de Paris ou bien à un match de tennis sur le court Philippe-Chatrier, la scène sera toujours occupée par des artistes prêts à raconter une histoire commune faite de joie et de peine. Une histoire de corps en mouvements, de courbes et de lignes, d’équilibre et de déséquilibre, de souplesse ou de raideur, d’impulsion soudaine et d’arrêts brutaux. Les liens entre le tennis et la danse sont anciens et étroits mais ne seront réellement considérés qu’au début du XXe siècle avec la naissance de la joueuse Suzanne Lenglen. 

Au cours des années 1910 à 1920, admirée pour son style de jeu avant-gardiste bâti sur la dimension physique, la vitesse et… la danse, la diva Suzanne Lenglen annonce la marche à suivre. En effet, tandis que la troupe de la danseuse Gertrude Hoffmann donne d’énergiques coups de pied sur la scène du music-hall des Champs-Élysées, en mêlant à la danse athlétisme et acrobaties, « la Divine » se démarque et séduit le public avec un jeu au fort pouvoir érotique. En 1924, elle fait part de ses talents lors d’une démonstration dans un court-métrage expérimental de la société de production Pathé, dont les ralentis appuient les effets chorégraphiques. On la voit s’élancer et réaliser de nombreux bonds de ballerine tout en prolongeant le mouvement de ses coups en revers. Smashes, coups droits, services, elle récite ses gammes d’une façon si sensuelle et emphatique qu’elle laisse souvent apparaître le haut de ses bas. Elle bouleverse et marque les esprits. Gaston Leroux écrit dans L’Écho de Paris : « Le jeu de Suzanne Lenglen est […] au pays de la danse », et Andrée Viollis dans Excelsior : « Suzanne brûle le terrain comme une flamme vive et changeante. En une minute, elle inscrit sur le court toutes les belles attitudes des bas-reliefs antiques, évoque les mouvements variés de tous les genoux hauts, puis s’enlève d’un bond aérien, rappelant la danse hardie et fougueuse de l’Isadora Duncan des beaux jours. »

Véritable muse et symbole absolu de la Femme de l’époque des Années folles, elle inspirera les écrivains, les musiciens et parmi eux, le compositeur Claude Debussy. Celui-ci écrira la musique de ballet Jeux, directement influencée par le jeu dansant et gracieux de la joueuse. Créée en mai 1913 par les Ballets russes de Serge de Diaghilev, la représentation s’ouvre sur un thème mystérieux : une balle de tennis s’est égarée. La balle sert évidemment de prétexte au jeu de l’amour : « Dans un parc, au crépuscule, une balle de tennis s’est égarée ; un jeune homme puis deux jeunes filles s’empressent à la rechercher. La lumière artificielle des grands lampadaires électriques qui répand autour d’eux une lumière fantastique leur donne l’idée de jeux enfantins : on se cherche, on se perd, on se poursuit, on se querelle, on se boude sans raison ; la nuit est tiède, le ciel est baigné de douces clartés, on s’embrasse. Mais le charme est rompu par une balle de tennis jetée par une main malicieuse. Surpris et effrayés, le jeune homme et les deux jeunes filles disparaissent dans les profondeurs du parc nocturne. »

© Antoine Couvercelle

Ce « poème dansé », ultime œuvre de Claude Debussy est l’une des partitions d’orchestre les plus importantes du début du XXe siècle à l’aune de la notion de mouvement. En abandonnant l’architecture traditionnelle, il parvient à fabriquer une temporalité qui épouse étroitement l’argument du ballet, au-delà du « rayonnement de l’instant » caractérisant son style musical. Les liens particuliers qui unissent les disciplines de la danse et du tennis ressurgissent en 1924 dans le spectacle des Ballets russes Le Train bleu. Suzanne Lenglen sert (encore) de modèle au personnage de la championne de tennis dansée par Bronislava Nijinska. Mais aussi en 1930 avec L’âge d’or de Dmitri Chostakovic, un ballet comprenant « une danse des joueurs de tennis et entraînement » dans le premier acte. Quelques années plus tard, en 1937, Suzanne Lenglen signe son dernier ouvrage en association avec la danseuse britannique Margaret Morris, Initiation au Tennis. Cette dernière note la similitude frappante entre les positions physiques de ses propres exercices et celles qui se produisent dans des sports comme le football, le cricket et le tennis. Elle y démontre que tous les mouvements athlétiques sont basés sur l’opposition d’un groupe de muscles à un autre. Cette idée d’« opposition » était fondamentale pour la technique de Morris – et pour le développement de la danse libre dans son ensemble – et a été fortement influencée par les enseignements de Raymond Duncan (frère de la célèbre danseuse Isadora) sur les « positions grecques » basées sur les sculptures ornant les frontons du Parthénon.

Dans la première partie d’Episodes, un ballet de Martha Graham et George Balanchine de 1959, Marie Stuart et Elizabeth 1re jouent une partie de paume sur une musique d’Anton Webern. Le célèbre chroniqueur de la balle jaune du journal Le Monde de l’après-guerre y tenait également une rubrique « Ballet », preuve encore qu’entre le tennis et la danse il n’y a qu’un pas. 

« On travaille longtemps pour aménager en soi-même une ouverture par laquelle l’instinct et l’imprévu s’exprimeront. C’est par là que le merveilleux arrive. » La danseuse étoile, Ludmila Pagliero.

La danse est indéniablement l’un des dom-aines où la quête de perfection est la plus impitoyable. Mais si ces artistes s’entraînent aussi durement à effectuer les mêmes pas, les mêmes gestes c’est uniquement pour assimiler dans le corps ces mouvements, et ainsi développer une sorte d’instinct. Et c’est grâce à la création de cet instinct que le danseur ou la danseuse va pouvoir s’exprimer plus librement. Comme le disait Ludmila Pagliero lors d’une interview pour Philosophie magazine : « En réalité, la discipline, la répétition sont entièrement au service de la liberté. Le but est de créer de nombreux automatismes, se détacher de la performance à accomplir, ne plus se préoccuper de la difficulté de tel ou tel pas, mais concentrer toute son attention et son énergie sur l’élément créatif, l’imprévu, le geste qui suscitera une émotion chez le spectateur. » Cela s’applique aussi pour le tennis et ses artistes. 

© Antoine Couvercelle

Le ballet romantique suisse 

Pour composer la musique du Lac des Cygnes, l’une des plus célèbres partitions du ballet romantique, Tchaïkovksi utilisera tout le caractère et la multiplicité de sonorités des instruments en réalisant toutes sortes de combinaisons. Il jouera également sur l’énergie et l’évolution des dynamiques (nuances, rythme inconstant) pour créer une musique toujours en mouvement qui se transforme au fur et à mesure que se développe l’histoire. La personnalité tennistique de Roger Federer est semblable. Lui aussi use de tous les coups, de toutes les variations et les effets que son instrument lui permet. Son tennis est aussi dense et bouleversant qu’une mélodie tchaïkovskienne. Il exerce de l’emprise. Il est de l’ordre de la possession et n’attend ni accord ni permission. Quintessence de la beauté et de la passion, il rassemble toute la gamme des sentiments humains les plus intenses.

Roger n’est pas un joueur dont le jeu repose sur la puissance et la force, il est au contraire très agile et possède une grâce désarmante que l’on remarque notamment dans ses déplacements vifs et délicats nous donnant l’impression qu’il court sur un nuage ou qu’il lévite tout en effleurant le sol, de la même manière que le faisait le danseur russe Vaslav Nijinski sur la scène du théâtre Bolchoï. Cette grâce peu commune, on l’aperçoit également dans son revers à une main, ses slices rasants et ses fameux passing effectués en prenant la balle très tôt. Les gestes sont exécutés dans un tel relâchement, une telle précision que pendant un temps très limité le Suisse semble s’allonger en même temps que le geste, lui, se prolonge à l’infini pour enfin se multiplier et atteindre une sorte d’état de grâce d’une pureté absolue. Une pureté rare que l’on peut comparer à celle d’Anna Pavlova. Alors qu’elle effectuait un de ces pas les plus exigeants, ses bras se tendaient continuellement et les poignets se relâchaient pour du bout des doigts de la main effleurer ce qu’on appelle la Perfection.

© Antoine Couvercelle

Rafael Nadal ou la bestialité flamenca

Lorsqu’il frappe la balle de son coup droit lasso, il émane de son être une force poétique et une intensité qu’on retrouve dans certaines danses ancestrales ayant pour but d’influencer l’âme et de fournir l’expressivité nécessaire pour approcher et pour révéler l’insondable. On peut l’associer volontiers au phénomène de la transe extatique : des procédés chamaniques aux rave-partys contemporaines, en passant par les bacchanales liées au culte de Dionysos. Mais ce coup droit lasso nous ramène surtout à une certaine pratique artistique liée à ses origines espagnoles… La danse flamenca.

Il le délivre parfois en avançant après avoir déstabilisé l’adversaire qui renvoie la balle comme il peut, parfois en fond de court dans des situations de jeu favorables ou défavorables… Il peut être bombé ou rasant, croisé ou long de ligne mais il est presque toujours aussi foudroyant et furieusement angulaire que le coup de pinceau de Picasso. 

Ses déplacements sont rapides, ses pieds bien ancrés dans le sol, légèrement fléchis, il attend déjà la balle en ne la quittant jamais du regard, même lorsque celle-ci vient percuter le cordage de sa raquette. Ses yeux empreints d’une outrancière et folle détermination continuent de la suivre, de la traquer, même lorsqu’elle quitte violemment son territoire. Avec concentration, il s’efforce constamment à dominer son sujet, sujet paradoxalement indomptable avec lequel il parvient néanmoins à composer avant de l’apprivoiser, non sans y laisser quelques litres de sueur. C’est un fait connu, il transpire, il transpire en abondance, il transpire comme personne (ou comme Zizou). Ses vêtements trempés laissent alors transparaître un corps athlétique dont les muscles semblent se contracter crescendo au fil d’un échange. Il y a sans contestation possible quelque chose de bestial, d’animal, qui habite cet homme. Sentiment démultiplié quand Nadal accompagne ses coups de quelques râles fulgurants, qui au passage finissent parfois en apothéose lorsque la trajectoire aux courbes arrondies fait mouche. 

Il est impossible de ne pas y déceler de la sensualité voire de la sexualité. Le contraste fou de ce geste à la fois violent et érotique, et la beauté qui s’en dégage font également directement penser à la danse de Flamenco, tant du point de vue esthétique que philosophique. En effet, au rythme de la guitare, tantôt doux, tantôt violent, rapide et lente, d’un geste pur, le danseur de Flamenco fait lui aussi mouliner son bras au-dessus de sa tête tout en cassant le poignet en angle droit. Et avec cette même concentration il va taper du pied pour sentir le sol. Une fois, deux fois, trois fois… Et dans une transe folle ou toutes les passions se mélangent, il va chercher à atteindre un état primitif. 

Primitif comme ses cris de célébration cent fois répétés venant se heurter sur les parois des tribunes pour mieux pénétrer les âmes des milliers de personnes présentes. La bouche qui se tord, les gencives à vif, pareil à un éclat de rire. Le visage déformé, quasiment incendié, et le poing serré, il hurle sa joie. Avec lui, le combat tennistique se confond avec celui de la vie. Il hurle pour la victoire et pour la vie, contre la défaite mais contre la mort aussi… 

VAMOS !

2020 ROLAND GARROS © Ray Giubilo

Gaël Monfils, hip-hop vibes

Lors de la journée caritative qui précédait l’ouverture du tournoi de Roland-Garros 2014, alors qu’il attendait de disputer le premier tour face au Roumain Hanescu, Gaël Monfils défiait Laurent Lokoli dans une mémorable joute dansante sur le court Philippe-Chatrier. Bob Sinclar et Big Ali étaient là en faiseurs d’ambiance et Novak Djokovic en spectateur euphorique. Porté par cet esprit de fête, Gaël virevoltait, effectuant de puissants kick and step, et sortait victorieux de la battle de break dance. 

Au milieu d’une place dans laquelle un public agité et intervenant forme un cercle, les danseurs robotiques s’essayent généralement dans l’exécution de tout un tas de figures acrobatiques. C’est de la pure improvisation. Les danseurs enchaînent les performances l’un après l’autre et dans un ordre précis, de façon quasi-analogique. Le cercle est acteur et réagit alors par des approbations, des hourras et des sifflements qui poussent les danseurs à dépasser leur limite. La break dance trouve ainsi sa puissance créative dans le moment même de son exécution. Cette méthode de l’improvisation s’articule cependant dès le début à un langage avec ses codes et ses règles. Tout le monde doit être prêt à pouvoir réaliser les figures de référence (la coupole, la toupie, le moulin-à-vent, etc.) et les phases chronologiques d’enchaînement de ces dernières – lors de la descente au sol notamment – pour trouver sa propre personnalité. La finalité de cet exercice est de réaliser, à partir de ce cadre commun, une performance originale. 

On tient dans cette dernière phrase toute l’essence du tennis monfilsien. Le Français est effectivement comme tous ces artistes habités par une envie, un besoin viscéral de création. On ne compte plus la flopée de coups uniques dont il est l’auteur. Il semble évident que sa passion pour la culture hip-hop a influencé sa manière d’être – et donc de jouer. Il n’y a qu’à observer sa démarche assurée suivant le beat lent d’une musique de rap us et sur laquelle on a envie de secouer la tête. Ou bien sa capacité d’impulsion et sa suspension dans les airs qui donnent à ses smashes une allure dunkesque. Mais aussi sa façon d’électriser le public tel un « master of ceremonies » ou de gentiment provoquer son adversaire après un de ses tours de magie. Dans ces moments, sa gestuelle semble traduire un « vas-y, à toi maintenant ! », nous renvoyant alors au fonctionnement de la battle. Parfois les joueurs répondent au défi, parfois pas. Mais lorsqu’il rencontre pour la première et unique fois Dustin Brown, lui aussi fan de hip-hop, lors du premier tour de Roland-Garros 2017, la querelle est fascinante, l’originalité à son apogée. 

Le 8 mai 2019, lors des 16e de finale du tournoi de Madrid face à Fucsovics, le Français réussit un coup extraordinaire. Assurément l’un des plus beaux coups de l’histoire du tennis. Une sorte de passing de coup droit sauté long de ligne et puissant, délivré dos au court. S’apercevant qu’il était en avance sur la balle et conscient de ses arguments physiques, il improvise alors ce coup qu’il n’est pas certain de réussir mais dont la simple tentative satisfait son esprit enjoué, presque enfantin. D’ailleurs, il y a sans doute dans le désir de création quelque chose qui relève de l’enfance. Au cours des années 1950, la majorité des chorégraphes et des danseurs, méconnus ou de renom, associaient l’improvisation à une sorte d’impressionnisme champêtre qu’ils avaient découvert dans les cours de récréation de l’école primaire. 

Dans le milieu littéraire, on partage aussi ce point de vue avec notamment Chateaubriand et ses trois premiers livres des Mémoires d’outre-tombe qui sont exclusivement dédiés à l’enfance. Celui-ci attribue un rôle fondamental aux « sensations fugitives » en repensant d’une façon remarquable le premier ouvrage des Confessions de Rousseau. Il fera de l’enfance non seulement une période de vie avec ses souvenirs et anecdotes inévitables, mais aussi le berceau de l’hypersensibilité sensorielle, le lieu dans lequel l’attention est exacerbée. Décelant dans la déconcertante facilité de l’enfant à s’imprégner des formes et des couleurs l’essence même de l’inspiration, Baudelaire écrira quelques années plus tard dans Le Peintre de la vie moderne : « L’enfant voit tout en nouveauté ; il est toujours ivre. Rien ne ressemble plus à ce qu’on appelle l’inspiration, que la joie avec laquelle l’enfant absorbe la forme et la couleur. […] L’homme de génie a les nerfs solides ; l’enfant les a faibles. Chez l’un, la raison a pris une place considérable ; chez l’autre, la sensibilité occupe presque tout l’être. Mais le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté […] »

Enfin, dans l’Essai sur les révolutions, Chateaubriand expose avec précision la définition du génie par Baudelaire, et compare directement le primitif à l’enfant : « Vous qui voulez écrire des hommes, transportez-vous dans les déserts ; redevenez un enfant de la nature, alors, et seulement alors, prenez la plume. »

« Créer, c’est toujours parler de l’enfance », disait Jean Genet. 

Dans le processus de création, il faut sans cesse repousser et refuser les limites de la technique et de la science. De la même façon que l’enfant et son imagination essayant d’illustrer des choses appartenant à l’utopique. Finalement, quand Gaël Monfils nous éblouit avec l’une de ses inventions, il se souvient de son enfance et nous raconte qu’il faut toujours continuer de rêver, car rien n’est impossible. 

 

Article publié dans COURTS n° 12, printemps 2022.

© Nicolas Anetson