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Le tennis en mouvement

Composition, Jean Lovera

Représenter le mouvement ! Voici une préoccupation constante chez l’homme… depuis qu’il dessine. L’artiste du mouvement est un magicien qui s’échine à transformer des figures fixes en modèles vivants. Il va au-delà de ses rêves pour montrer, par le trait et par l’image, ce que nos yeux ne peuvent voir, comme l’écrasement de la balle dans la raquette.

Les origines

Depuis les hommes de Lascaux peignant bêtes et chasseurs dans une dynamique qui étonne toujours 17 000 ans plus tard, les Grecs et leurs sculptures qui « viennent à nous » ont ouvert la voie aux maîtres de la Renaissance qui ont montré comment rendre vivants et mouvants des œuvres en deux dimensions. Paolo Uccello, le premier, peint les batailles de San Romano mêlant chevaux et cavaliers, en décomposant la gestuelle guerrière dans le temps et l’espace. Pour Michel-Ange, du dessin au marbre, tout est mouvement : le corps humain sort de sa gangue et s’anime. Léonard de Vinci l’affirme : « L’immobilité, qui est un grand défaut chez les vivants, est pire encore dans les figures peintes. »

Les temps modernes

Il faut attendre le XIXe siècle et l’invention de la photographie pour enfin comprendre l’invisible, les battements d’ailes de l’oiseau ou le galop du cheval – en 1821, le grand Géricault représente les chevaux dans Le Derby d’Epsom galopant comme des chiens ! Il faudra l’Américain Eadweard Muybridge1 et le Français Étienne-Jules Marey (curieusement nés et morts dans les mêmes années, 1830-1904) qui montrent, grâce à leurs photographies séquencées, la décomposition du mouvement chez l’homme et l’animal. C’est une révolution dont de nombreux artistes vont s’emparer au XXe siècle. 

La photographie du mouvement par Étienne-Jules Marey

C’est un scientifique qui devient en 1880 le spécialiste de la physiologie du mouvement. Marey considère que la photographie instantanée est un moyen d’enregistrement très sûr grâce aux plaques de gélatine. Il met au point son Fusil photographique (1882) et la Chronophotographie par l’utilisation d’un fond noir avec des sujets blancs mobiles. Pour la petite histoire, Marey crée sa « Station Physiologique » à l’emplacement même du stade Roland-Garros, avec une double piste circulaire où il étudie la marche et la course de l’homme et les allures du cheval.

Cette chronophotographie de 1895 de Marey est l’ancêtre de tous les Technicoramas. Le joueur pris comme modèle est un athlète de l’école militaire de Joinville qui a probablement touché sa première raquette à cette occasion !
Chronophotographie avec effet stroboscopique, É.-J. Marey, c1895.

L’illusion du mouvement par Eadweard Muybridge

Il aurait pu être explorateur ou chercheur d’or au nouveau monde, il devient le pionnier de la représentation du mouvement grâce à ses photographies réalisées par plusieurs appareils – jusqu’à 24, en 1878, pour fixer l’image du cheval au galop – déclenchés par des cordelettes. Il réalise 787 planches éditées en 1887 montrant comment les êtres humains et les animaux parcourent l’espace dans un temps imparti.

Planche 294, F. Muybridge. Les chronophotographies de cette planche représentent un homme au « service »  furent prises avec deux appareils. Ces images sur fond noir quadrillé, prises dans un but scientifique, furent un choc esthétique et philosophique pour les peintres Bacon et Velickovic : l’homme est prédestiné, son cadre est tracé.

Harold Edgerton, le scientifique qui a figé le temps 

Photographe américain spécialiste de la stroboscopie, Edgerton met au point un flash au xénon produisant des éclairs d’une très forte intensité et d’une durée extrêmement brève, de l’ordre du millionième de seconde. Ses clichés les plus célèbres sont le passage d’une balle de revolver à travers une pomme, une goutte de lait tombant dans du lait, des coups de tennis et de golf. Outre l’intérêt de son travail dans le champ industriel et scientifique, ses clichés possèdent une beauté esthétique propre qui a inspiré nombre d’artistes.

Tennis, Harold Edgerton, c1930.

Les Technicoramas de Gil de Kermadec

Pendant quarante ans, Gil de Kermadec a fixé les coups en match des meilleurs joueuses et joueurs du monde, en montant des images fixes. Sa contribution à la compréhension des attitudes et des gestes techniques a été profitable à plusieurs générations de joueurs et de formateurs. Ses Technicoramas, découverts mois après mois dans Tennis de France, nous dévoilaient les secrets des champions. C’était magique ! 

Technicorama de Steffi Graf par Gil de Kermadec.

Les artistes du mouvement 

Il est plaisant de mettre en parallèle certaines attitudes dessinées par Michel-Ange, le maître du mouvement, avec des gestes de tennis : un « armé » au service, une « préparation en coup droit » ? Non ! des esquisses du Jugement dernier avec le Christ invoquant le Ciel et Zeus fulminant… La gestuelle est la même et le désir de traduire la vitesse et la force est permanent depuis cinq siècles ! Au début du XXe siècle, les peintres italiens Severini, Boccioni, Balla ou Ciacelli créent le futurisme – mouvement qui s’étend avant-guerre dans le monde entier. S’inspirant des travaux de Muybridge et de Marey, ils explorent l’esthétique de la vitesse et le mythe du progrès. Les sports, comme le football, le cyclisme et le tennis sont souvent leurs champs d’expression. Après eux, Delaunay, Duchamp, Kupka, Bacon ou Velickovic rendront compte, tant dans l’abstraction que dans la figuration, de la dynamique du mouvement. Il est intéressant de noter que l’œuvre d’art, par sa dimension émotionnelle, peut suggérer parfois plus intensément l’effort, l’action et la vitesse du sujet, comparativement à la photographie.

Décomposition du service lifté de Von Cramm, Wimbledon, 1926.
Esquisse, Michel-Ange.
Esquisse, Michel-Ange.
Franulovic, technique mixte, Vladimir Velickovic, 1983.
Match de tennis futuriste, Arturo Ciacelli, 1918.
Joueuse de tennis, Giacomo Balla, 1928.

Arrêts sur images

Avec la qualité d’images de la photographie, de la vidéo et du cinéma d’aujourd’hui, la représentation artistique du mouvement a quelque peu décliné. Les deux genres ne s’opposent cependant pas : ils nous offrent deux regards différents. L’image instantanée fixe rend compte de la justesse technique du geste et de l’esprit du sujet. Mais elle est si parfaite qu’elle en est distrayante : la dynamique de l’action n’est qu’une de ses composantes. Il est paradoxal que la sensation de mouvement soit davantage ressentie lorsque, par effet spécial, l’image est séquencée telle la chronophotographie ou, dans le cas du film, extrêmement ralentie. Lorsque, de 24 images/seconde (vitesse normale), l’image est ralentie deux ou trois fois (72 images/seconde), on touche au merveilleux en pénétrant au fond du mystère du mouvement. La décomposition du geste donne le temps au cerveau de savourer sa délicatesse et son essence. La stroboscopie inventée par le Belge Joseph Plateau en 1836 a permis, grâce à des flashs séquencés, d’observer le mouvement jusqu’à 1 000 images par seconde en 1917. De nos jours, la stroboscopie électronique utilise des éclairs de flash à haute fréquence à des vitesses de 1/10 000 produisant des chronophotographies dont aurait rêvé Marey ! 

Tennis, photo stroboscopique de J.-Y. Lemoigne.
Federer, photo stroboscopique de Gianni Ciaccia.

1 Lire « Tennis in the Work of Eadweard Muybridge », Courts no 9.

 

Article publié dans COURTS n° 11, printemps 2021.