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Laurent Luyat 

L’homme qui voit la terre d’en haut

© D.R.

Depuis 18 ans, il est l’inamovible homme-orchestre de France Télévisions pendant Roland-Garros. Perché sur la fameuse terrasse qui surplombe le court Philippe- Chatrier, Laurent Luyat en a vu des vertes et des pas mûres. Une magnifique fenêtre sur court, qu’il a accepté de nous ouvrir.

 

C’était il y a vingt ans tout juste. Un jeune et prometteur journaliste grenoblois, fraîchement rentré à France Télévisions, via l’émission Tout le Sport après cinq ans passés à France 3 Rhône-Alpes (où il avait présenté le magazine des sports puis le journal télévisé), couvrait pour la première fois le tournoi de Roland-Garros. Deux ans plus tard seulement, en 2003, il parvenait au « sommet », sur la fameuse terrasse, qu’il n’a plus quittée depuis. Aujourd’hui, Laurent Luyat a 53 ans et toujours cette allure juvénile et décontractée faite pour son rôle, qui demande à la fois de prendre de la hauteur tout en étant proche du public. Et qui requiert beaucoup de punch, aussi. Juché sur son promontoire, Luyat est au four et au moulin à longueur de journée pour assurer le fil rouge, donner le ton, lancer les consultants, meubler les temps morts, recevoir les invités et, bien sûr, interviewer les joueurs. Ce pur autodidacte du journalisme, métier dont il a appris les rudiments sur le tas en débutant par des piges au Progrès avant même d’avoir le bac (il a ensuite commencé sa carrière en radio à France Bleu Isère puis à France Bleu Nord), a d’ailleurs lui-même œuvré pour faire monter les joueurs à sa terrasse. Ça ne s’est pas toujours fait sans heurts ni tracas. Mais si c’était le cas, ça ne serait pas drôle… 

© Ray Giubilo

Courts : Cette culture omnisports qui est votre marque de fabrique à France Télévisions, cela remonte à votre jeunesse ?

Laurent Luyat : Jeune, j’avais deux sports de prédilection : le foot et le tennis. Mais contrairement à la passion du foot qui m’a été transmise par mon papa, qui était dirigeant du club de Grenoble, le tennis, lui, est venu tout seul. Je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours été fou de ce sport. D’ailleurs, je ne veux pas me chercher d’excuses mais si j’ai raté mon bac la première fois, c’est un peu à cause de Roland-Garros… J’ai pratiqué aussi, quand j’étais ado. Mon père, qui était assureur, m’a fait suivre des cours avec un client prof de tennis. C’était l’époque où le tennis commençait à prendre beaucoup d’ampleur, porté par de grandes stars.

 

C : Parmi ces stars, vous aviez une idole en particulier ?

L.L. : McEnroe ! J’étais un fan absolu, à tous les niveaux. L’un de mes pires souvenirs reste la finale de Roland-Garros McEnroe–Lendl en 1984. J’avais pleuré après ce match. Un an avant, j’avais aussi été marqué par le titre de Noah, mais encore plus par sa victoire contre Lendl en quart que par la finale. Lendl, je le détestais, vraiment ! Son personnage, son jeu, tout… Un gars comme Wilander, son jeu ne faisait pas franchement rêver mais l’homme, au moins, était très attachant. Lendl, il n’avait rien pour lui.

 

C : Et puis un jour, vous passez de l’autre côté de l’écran. En 2001, vous travaillez pour la première fois sur Roland-Garros.

L.L. : C’est ça. En 2001 et 2002, Charles Biétry, qui était alors directeur des sports, m’avait mis sur le Journal de Roland-Garros, une émission du soir qui récapitulait ce qui s’était passé durant la journée. C’était une émission très regardée à l’époque, par plusieurs millions de téléspectateurs. On y insérait des petites chroniques décalées, dont une avec Anna Kournikova appelée « Anna chronique ». Le ton était bon enfant. Je me souviens d’une interview avec Andy Roddick où on lui avait montré une vieille photo de Tarik Benhabiles, qui était alors son entraîneur. Il avait tellement explosé de rire qu’il avait failli tomber de sa chaise.

 

C : Et en 2003, c’est le Graal : vous voilà sur la fameuse terrasse, que vous n’avez plus quittée depuis.

L.L. : Oui, Frédéric Chevit avait repris la direction des sports et m’annonce un jour que je vais faire la terrasse, à la place de Gérard Holtz. Moi, j’aimais bien faire le Journal mais c’est vrai que la terrasse, c’était le Graal ! Avec Nicolas Vinoy, on avait beaucoup réfléchi à la manière de faire évoluer la retransmission. C’est comme ça que, pour la première fois, on a fait venir les joueurs et les joueuses sur la terrasse, au prix de longues négociations avec l’ATP, la WTA, la FFT…

On a aussi négocié de pouvoir mettre des caméras dans le vestiaire, toujours dans un souci de diffuser davantage de moments en coulisses, et lancé le principe du tour du stade, pour pouvoir montrer le plus de matchs possible. Le choix des matchs est devenu une part importante de ma responsabilité. Pas la plus simple, d’ailleurs, car quoi que l’on fasse, il y a toujours des mécontents.

 

C : Faire venir les champions en terrasse, ça n’a pas été un peu compliqué, au début ?

L.L. : Un peu, si. La toute première à venir, ça a été Serena Williams. Ça commençait très fort et en même temps, c’était la pire cliente pour une première, parce qu’elle était complètement parano vis-à-vis du public. À l’époque, il fallait passer par l’extérieur pour venir sur la terrasse, et rien qu’à l’idée de faire dix mètres dehors, elle était au bord du malaise. Son agente nous avait accordé 1 min 30 chrono, pas une seconde de plus. Dès la première question, je l’ai vue déclencher son chrono. À 1 min 29, elle a hurlé : « stop ! » J’ai dû poser deux questions… Après coup, heureusement, on a pu faire plus long.

L’année suivante, en 2004, on a fait venir Tatiana Golovin – qui est devenue plus tard notre consultante – pendant le match Santoro –Clément. On était à 5-4 au 5e set, quelque chose comme ça. Je demande à Tatiana si cela ne la dérange pas d’attendre la fin, elle accepte sans problème d’autant qu’elle préfère être en direct. Mais le match dure deux heures de plus, c’est devenu le match le plus long de l’histoire de Roland-Garros (6 h 33) ! Ça a été terrible, son agente était folle furieuse.

Bref, ça n’a pas toujours été simple mais si l’on fait le bilan, faire venir ces champions sur la terrasse, ça a été un vrai plus.

 

C : Depuis presque vingt ans, tout le gratin du tennis a défilé sur la terrasse. Quelles sont les interviews qui vous restent en mémoire ?

L.L. : Toutes les interviews avec Federer et Nadal ont globalement été de grands moments. En 2009, après sa victoire, Roger nous avait rejoints, on lui avait repassé l’interview que Nicolas Canteloup avait fait de lui cette année-là, avec ses intonations en corne de brume. Il était mort de rire.

Nadal s’est beaucoup amélioré parce qu’au début, il était très réservé. Lui, c’est sans doute le plus fantastique sur le plan humain. Une année, après son titre, il avait préféré faire l’interview en studio parce qu’il était perclus de crampes après une finale contre Djokovic. Eh bien, à la fin de l’interview, il s’était levé pour aller saluer tout le monde, y compris les techniciens. Je ne citerai pas de noms mais j’en connais d’autres – un ou deux Français notamment – qui partent sans même dire au revoir.

Avec Djokovic, c’est toujours sympa aussi. Lui, il a une spécificité : il veut choisir le jour et l’heure de son passage. Il aime bien venir le samedi ou le dimanche en fin d’après-midi car il considère que c’est là qu’il y a le plus d’audience.

 

C : Il y a des interviews qui ne se sont pas bien passées ?

L.L. : Une fois, j’ai vexé Stan Wawrinka. C’était l’année de son titre, avec son fameux short pyjama. Je lui ai demandé s’il avait perdu un pari avec des potes. Il a mal pris la question. Malgré tout, il est revenu quelques jours après. Mais en règle générale, ça se passe bien. En même temps, on est quand même assez bienveillants avec les joueurs. Après, il y a bien sûr des interviews où j’ai dû sortir les rames. Avec les Espagnols de la génération d’avant Rafa, les Ferrero, Robredo, Ferrer, même Moya, ou également les Argentins de la même époque, les Gaudio, Coria, Nalbandian… c’était compliqué. C’était des gars sympas mais difficiles à faire parler ! Ce n’est pas la période de Roland-Garros que j’ai préférée.

 

C : D’autres galères de terrasse ?

L.L. : Elles ont souvent été liées à la météo. Combien de fois on s’est retrouvé avec des longs tunnels sans jeu pendant lesquels j’ai dû meubler l’antenne deux ou trois heures à cause de la pluie. D’ailleurs, ça fait bizarre de se dire que cela n’arrivera plus jamais avec le toit. C’est une bonne chose, même si quelque part, meubler l’antenne, j’aime bien ça. C’est dans ces moments-là – ce qu’on appelle l’habillage – que mon rôle prend tout son sens, finalement. 

En plus, on s’est rendu compte que l’audience ne fléchissait pas tant que ça. Je me souviens d’une après-midi épouvantable où l’on était allé jusqu’à diffuser des doubles du tournoi des légendes pour passer le temps. J’avais tout fait, tout ! À un moment, j’avais demandé à Fabrice Colin, qui est en lien avec moi depuis la régie, ce qu’on pouvait bien diffuser encore. Sa réponse, dans l’oreillette : « Démerde-toi ! » On a continué de meubler aussi bien qu’on a pu, avec les consultants. Et finalement, on a fait 14 ou 15 % de parts du marché avec ça. J’étais scié. C’était du remplissage mais c’était bon enfant et je crois que le public le sentait, donc il restait. Du coup, ces dernières années, France 2 nous demandait de garder l’antenne plutôt que de diffuser un épisode de Rex ou d’Affaires Sensibles.

© Ray Giubilo

C : Au chapitre des anecdotes de terrasse, il paraît que vous avez réussi à faire boire du champagne à Maria Sharapova.

L.L. : Ah oui, ça, c’était assez exceptionnel. C’était l’année où elle était en finale pour la première fois (en 2012, ndlr). Jusqu’à présent, elle refusait de venir sur la terrasse, elle voulait faire uniquement l’interview en studio. Je vais donc la voir dans le studio le vendredi, la veille de sa finale. Elle est charmante, ça se passe bien. Alors à la fin, je me lance : « Maria, j’ai un petit pari à faire avec vous : si demain vous gagnez la finale, est-ce que vous acceptez de venir fêter le titre sur la terrasse ? » Elle me répond : « Ok, à une condition : qu’il y ait du champagne. » Elle adore ça, c’est sa boisson préférée. Finalement, elle gagne et aussitôt la remise des prix terminée, elle enjambe les fleurs du central, elle monte par la tribune et elle vient nous rejoindre sur le plateau. On avait prévu le champagne, bien sûr. Ça a été une super interview.

 

C : En 2019, vous poussez un gros coup de gueule à l’antenne à propos des loges vides au début de la demi-finale entre Federer et Nadal. Ça ne vous ressemble pas.

L.L. : C’est sorti comme un cri du cœur. J’étais sidéré, révulsé de voir ces deux immenses champions entrer dans un stade vide, sachant que ce serait peut-être leur dernière confrontation à Roland-Garros, et que des dizaines de milliers de personnes seraient prêtes à tout pour avoir un billet à la place de ceux qui étaient encore en train de déjeuner. Je trouvais que c’était une insulte faite à ces joueurs. C’était indécent, vraiment.

 

C : Et vous, vous êtes plutôt Nadal ou Federer ?

L.L. : Je suis admiratif de Nadal, ses treize titres à Roland-Garros, c’est pour moi le plus grand exploit de l’histoire du sport, toutes disciplines confondues. Mais je penche pour le jeu de Federer. Lui, c’est le génie absolu, la classe, l’élégance… Je pense qu’il reste le plus grand joueur de tous les temps. C’est grâce à lui que Nadal, puis Djokovic, ont ensuite atteint ce niveau. Et je ne parle pas seulement du jeu, mais aussi de la façon d’être. Federer a créé cette dynamique du joueur parfait sur tous les plans.

Sa victoire en 2009, ses larmes à la fin, c’est peut-être mon meilleur souvenir à Roland-Garros. J’ai tellement souffert que de grands joueurs, comme mon idole John McEnroe, n’aient jamais gagné ce tournoi… Federer, avec son palmarès et son niveau sur terre battue, ne pouvait pas ne pas gagner Roland. Ça aurait été terrible.

 

C : Un Roland-Garros à l’ère Covid, pour vous qui aimez bien le public et l’effervescence, ça doit être le cauchemar.

L.L. : Oui, c’est dur, mais j’y ai vu aussi un gros avantage : pour une fois, pas une personne ne m’a demandé de place ! Et ça, je dois dire que c’est un bonheur… D’habitude, ce sont des demandes incessantes, même de la part de personnes qui ne m’appellent jamais dans l’année et qui, comme par hasard, retrouvent mon numéro deux semaines avant Roland. En plus, les gens ont l’impression que j’ai des billets illimités. Alors que je n’ai rien ! Donc sur ce plan-là, merci au Covid.

 

C : L’édition 2021 approche avec l’arrivée d’un nouveau diffuseur, Amazon Prime Vidéo. Vous le voyez comme un nouveau voisin ou un nouveau concurrent ?

L.L. : J’ai vu en tout cas qu’ils débarquaient avec une armée de consultants. Je ne sais pas trop ce qu’ils vont en faire… Jusqu’à présent, nous partagions les droits avec Eurosport, ce qui nous faisait une prise d’antenne à 15 h jusqu’aux quarts de finale. Ce n’était pas l’idéal, et beaucoup nous le reprochaient. L’avantage de ce nouveau contrat, c’est que, cette année, on reprendra l’antenne dès 11 h et nous la garderons jusqu’à la fin des matchs « journée », ce qui peut nous emmener à une heure avancée de la soirée. La nouveauté, c’est que l’on n’aura pas les matchs programmés en night session sur le court Philippe-Chatrier (jusqu’aux quarts de finale inclus, ndlr) ni ceux du court Simonne- Mathieu. Il faudra s’adapter à ça. Mais au total, nous offrirons beaucoup plus de temps d’antenne, avec pratiquement dix heures de tennis par jour. 

 

C : Amazon vous pique également l’une de vos consultantes vedettes, Amélie Mauresmo.

L.L. : Effectivement. C’est son choix. J’aime beaucoup Amélie, j’adore ses analyses donc c’est vrai que c’est une perte pour nous. Mais bon, on aura Justine Henin, qui est une pointure aussi, Mary Pierce, Michaël Llodra et peut-être encore un autre en plus, on verra…

 

C : À propos de consultants, parmi tous ceux que vous avez côtoyés, en est-il un avec qui vous avez noué une connivence ou une amitié particulière ?

L.L. : J’ai connu une quinzaine de consultants et honnêtement, je garde un bon souvenir de tous. Les premiers, c’était Leconte et Pioline, autant vous dire qu’on se marrait bien. Mais si je devais citer un nom, le premier qui me vient est celui de Patrice Dominguez. C’est quelqu’un que j’aimais beaucoup et qui me manque énormément (il est décédé en avril 2015, ndlr). Professionnellement, c’était quelqu’un d’extraordinaire. Vous lui demandiez un son d’une minute, il vous faisait un son d’une minute, montre en main. Vous aviez besoin d’une info sur le 135e mondial, vous l’appeliez et il vous sortait toute sa bio. J’avais fait la finale de la Coupe Davis avec lui à Lille en 2014, il semblait aller mieux. Malheureusement, c’était une rémission : il est parti quelques mois après.

 

C : Il paraît qu’on ne peut plus rien dire aujourd’hui. Au fil des années, observez-vous un changement de ton à la télévision ?

L.L. : C’est vrai qu’aujourd’hui, il faut faire très attention. Un simple mot peut choquer et vous avez tout de suite le tribunal des réseaux sociaux sur le dos. Après, je n’ai pas envie de trop subir ça non plus. Sinon, on en arrive à perdre totalement son naturel. Depuis vingt ans que je suis là, je n’ai jamais vraiment eu de problème. Ah si, il y a eu l’histoire des sushis. C’était pendant un match entre Tsonga et Nishikori, en 2015. Tsonga menait deux sets à rien et j’avais relancé en disant : « Pas de sushi pour Tsonga. » Derrière, il y avait eu une surenchère de jeux de mots dans le genre sur le plateau. L’ensemble était peut-être un peu lourd, c’est vrai, mais il n’y avait pas l’once d’un début de commencement de mépris envers la communauté japonaise. Mais voilà : ce genre de blague ne passe plus aujourd’hui.

 

C : D’une manière générale, la télé pousse en faveur de changements dans les formats de jeu, pour raccourcir les matchs. Et vous, vous en pensez quoi ?

L.L. : Moi, je suis un puriste total. Je suis furieux de voir ce qu’ils ont fait de la Coupe Davis, une épreuve extraordinaire qui ne ressemble plus à rien. Je suis assez conservateur. Donc je dis merci à la FFT et à Roland-Garros d’être le seul tournoi du Grand Chelem à maintenir les deux jeux d’écart au cinquième set. On n’avorte pas un match comme ça ! C’est vrai qu’il y a plus de zapping aujourd’hui qu’il y a trente ans. Donc que l’on trouve des solutions pour rythmer un peu plus les matchs, d’accord. Mais à condition que ça n’abime pas le jeu. Si c’est pour en arriver à ce que, demain, les Grands Chelems se jouent en deux sets gagnants, c’est non. Les matchs très longs, c’est ce qui fait la beauté du tennis. Nos meilleurs souvenirs, ce sont toujours des matchs en cinq sets qui ont duré très longtemps, avec des épilogues incroyables. Il ne faut pas y toucher. 

 

Article publié dans COURTS n° 11, printemps 2021.