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Ion Tiriac 

Plus grande, la vie !

© Ray Giubilo

Rien n’a pu entraver les rêves de grandeur de Ion Tiriac, aujourd’hui âgé de 81 ans. À une très honnête carrière de joueur aura succédé une réussite dans le coaching et le business, reposant sur son franc-parler, son flair, une force de travail phénoménale et des méthodes parfois directives, mais aussi une grande pudeur. Un parcours bigger than life, unique et fascinant. 

Par où et comment débuter le récit de la vie d’un homme, Ion Tiriac, qui en a eu mille et a toujours entretenu un certain mystère sur sa destinée ? Évoquer son enfance au cœur d’une Roumanie plongée dans la Deuxième Guerre mondiale ? Dépeindre son chagrin suite au décès de son père victime d’un cancer, alors qu’il n’a que onze ans ? Relater comment, par le sport, le hockey sur glace puis le tennis, démarré seulement à l’adolescence, il va s’ouvrir une porte vers la liberté, échappatoire d’une terre verrouillée par le communisme ? Égrainer les résultats de sa carrière de joueur, très respectable sans être phénoménale, qui reposait avant tout sur son sens du jeu et son physique ? Répéter que la trajectoire d’Ilie Nastase, pour lequel il fut tout à la fois un père et un frère, n’aurait jamais été la même sans son indéfectible soutien ? S’enthousiasmer devant sa réussite de coach et de manager ? Saluer ses succès en tant que promoteur de tournois ? Rappeler qu’il saute dans son jet privé, lui le citoyen du monde, comme le commun des mortels prend sa voiture ? Reprendre les chiffres du magazine américain Forbes qui le classe désormais parmi les 1 700 hommes les plus riches de la planète avec un patrimoine estimé à 1,2 milliard de dollars, fruit de ses investissements tous azimuts au pays ? Souligner sa générosité, dans bien des domaines, dont il n’aime pas faire grand cas ? Commencer par cette scène digne d’un film, où dans un restaurant basque à Paris, face à un Arthur Ashe médusé, il a croqué son verre sans saigner de la bouche, cette bouche dont certains disent qu’elle n’a jamais souri ? Présenter sa collection de voitures de luxe, riche de 350 et quelques modèles, née de sa fascination pour les Ferrari et les Rolls Royce ? Décrire ce physique d’ours mal léché – savamment étudié, avec ses grosses moustaches en fer à cheval et ses rouflaquettes seventies – dont il a malicieusement joué et derrière lequel il se planquait ? Démarrer par une de ses délicieuses punchlines dont il aime régaler son auditoire et qu’il est capable de décliner avec la même aisance, tout en roulant délicieusement les r, dans l’une des sept ou huit langues qu’il parle couramment ? 

Oui, on ne sait où donner de la tête avec Ion Tiriac, dont la vie personnelle fut aussi un tourbillon : un premier mariage de deux ans avec une championne de handball, Erika Braedt ; un premier enfant, tout simplement baptisé Ion Țiriac Jr. avec Mikette von Issenberg, mannequin vedette des années 70 aux allures de Nico ; un deuxième mariage avec Sophie Ayad, une journaliste égyptienne qui lui donnera deux autres enfants, Karim Mihai and Ioana Natalia. 

Reprenons nos esprits. Pour tenter de cerner au mieux celui qui fut surnommé le Comte de Dracula – il a vu le jour en Transylvanie, lieu du célèbre roman de Bram Stoker – ou alors le Bulldozer de Brasov, sa ville natale, tournons-nous vers Jean-Paul Loth. L’ancien capitaine de l’équipe de France de Coupe Davis est un vieux complice du Roumain. Il l’a soutenu lors de ses premières sorties à l’Ouest au début des années 60. « À l’époque, j’étais responsable de l’équipe grecque. On disputait les Jeux balkaniques, épreuve qui réunissait notamment la Yougoslavie, la Bulgarie, la Grèce et la Roumanie. Je suis l’un des premiers à avoir vu débarquer Nastase et donc Tiriac. Il se comportait déjà en patron et il avait un sens commercial formidable. Je ne sais pas trop comment, mais il avait réussi à avoir un contrat avec Slazenger. Et pour financer ses prochains voyages, il nous vendait des raquettes. Je lui en ai acheté un paquet afin de lui donner un coup de main. Pendant deux ans, j’ai eu des Slazenger partout ! » 

Quelques années plus tard, Loth, rentré à Paris, engage ses nouveaux amis comme entraineur et sparring partner de… l’équipe de France, un mois avant les Internationaux. « On leur faisait un contrat de travail, et ça débloquait leur visa, raconte-t-il. Tout le monde n’était pas d’accord avec ça à la FFT, certains craignaient qu’ils nous demandent de l’argent puisqu’ils avaient un contrat. Ils n’ont évidemment jamais rien demandé. Pouvoir quitter leur pays pour jouer suffisait à leur bonheur. » Des coups de main de l’extérieur ne font pas de mal, même si Tiriac, qui a défendu les couleurs de son pays aux JO de 1964 en hockey sur glace, sait visiblement s’y prendre avec les autorités. « Après les Jeux, je me lance complètement dans le tennis et comme on représentait notre pays en Coupe Davis et qu’on prenait plaisir à le faire, on s’est retrouvés avec un passeport dans notre poche, se souvient le Roumain. C’était sensationnel. C’est difficile pour vous de comprendre ça. On pouvait voyager ! On n’avait pas d’argent mais on a survécu. »

© Art Seitz

Tiriac devient l’homme à tout faire de l’équipe de Roumanie de Coupe Davis. Sur le court comme en coulisses. Un engagement total animé par un seul objectif : soulever le Saladier d’Argent et emmener son pays au firmament. Quitte à employer des moyens très limites, comme lors de la fameuse finale de 1972, la plus dingue de l’histoire, où les Roumains, battus deux fois en finale aux États-Unis en 1969 et 1971, accueillent cette fois les Américains de Stan Smith et Tom Gorman au Club Sportiv Progresul de Bucarest, sur terre battue. Au-delà de la rivalité sportive entre les deux équipes, le contexte politique est tendu, six semaines après l’assassinat de onze athlètes israéliens aux JO de Munich par l’organisation palestinienne Septembre Noir. L’équipe américaine compte en effet deux joueurs de confession juive, Brian Gottfried et Harold Solomon, et la Roumanie n’a jamais caché son soutien à la Palestine. Les autorités sont contraintes d’organiser la rencontre sous haute protection policière. Les Américains vivent retranchés dans un hôtel surveillé par une horde de snipers. Difficile, dans ces conditions, d’aborder la rencontre avec sérénité. D’autant qu’un autre piège les attend. Celui concocté par Tiriac, filou en chef, lors du deuxième simple du vendredi, après que Smith, grand cœur, a battu Nastase pétrifié par l’événement. Dans une ambiance de foire indescriptible, avec 5 000 spectateurs déchainés, Tiriac, mené deux manches à rien, se met à jouer « à deux à l’heure », simule l’épuisement avant de gambader de nouveau, interrompt sans cesse le geste de service de son adversaire, cajole les juges de ligne qui oublient plus souvent qu’à leur tour qu’une balle de Gorman sur la ligne est une balle bonne, refuse de reprendre le jeu pendant six minutes après une contestation. Tiriac sort vainqueur de ce cirque invraisemblable qui sera qualifié le lendemain par la presse de « monument d’anti-sportivité ». Cette victoire ne servira à rien, si ce n’est à nourrir la légende du Roumain. Car Nastase et Tiriac s’inclinent en double le samedi avant que Smith n’enterre définitivement les espoirs locaux en dominant Tiriac lors d’un match conclu par un cinglant 6/0. Malgré la victoire américaine, Smith l’a mauvaise : « J’ai perdu l’estime que j’avais pour vous, balance-t-il à Tiriac. Je vous respecte en tant que joueur mais plus en tant qu’homme. » Les deux hommes se rabibocheront car on pardonne toujours à Tiriac, comme on le fait pour un mauvais garçon à la gueule d’ange. Lorsque Tiriac est intronisé au Tennis Hall of Fame de Newport en 2013, qui est le président de ce panthéon du tennis ? Stan Smith. La Coupe Davis reste l’une des grandes affaires de la vie de Tiriac. De 1959 à 1977, il a disputé 109 matches (70 victoires) pour la Roumanie, dont 68 en simple (40 succès).

L’une des joies de Tiriac est d’être devenu un joueur de haut niveau, même s’il ne sera jamais un immense champion. Mais il aura ferraillé avec des légendes du jeu comme Rod Laver ou Arthur Ashe, et, à force de travail, sera devenu l’un des leurs, leur ami, lui le petit Roumain, autodidacte total, qui, enfant, avait beaucoup pratiqué le tennis de table. « Je suis le meilleur joueur du monde… qui ne sait pas jouer au tennis », aime-t-il à répéter. Il compte tout de même cinq titres en simple dans sa carrière, tous sur terre battue, la seule surface qui compte à ses yeux. « L’herbe, c’est pour les vaches ; le ciment, c’est pour les voitures ; la terre battue, c’est pour le tennis ! » est l’une de ses formules signatures. « Son coup droit, chopé dans 70 % des cas, était déjà passé de mode, se souvient Jean-Paul Loth. Mais il était endurant, il volleyait bien et, surtout, c’était un immense tacticien. En plus d’être un formidable provocateur, évidemment. » Tiriac a rapidement assimilé qu’au tennis, ce n’est pas toujours celui qui a le meilleur le coup de raquette qui l’emporte. Pour peu qu’on joue l’embrouille. Une philosophie dont Ilie Nastase sera le porte-drapeau et le paradoxe. Nastase, main en or, pouvait faire ce qu’il voulait avec la balle.

La carrière en simple de Tiriac atteint son point d’orgue à Roland-Garros en 1968, premier tournoi du Grand Chelem de l’ère Open. Dans cette édition à part, seule manifestation sportive organisée dans un Paris où souffle le vent de la révolution de mai, il se hisse en quart de finale. Et stupeur, devant un Central bondé, mène deux sets à zéro contre Rod Laver. La suite, c’est Tiriac qui la raconte, avec humour, lors de son discours d’introduction au Hall of Fame, devant l’Australien qui plus est. « Je me suis dit que je n’allais quand même pas battre un joueur en route vers le Grand Chelem. Je ne dis pas que je lui ai donné le match. Je dis qu’il ne m’a pas vraiment battu. Bon, c’est une histoire entre lui et moi. » Du Tiriac tout craché, prêt à tout pour un bon mot. Car cette année-là, Laver n’avait pas remporté les Internationaux d’Australie et n’était, de fait, absolument pas en route pour un éventuel Grand Chelem. Ce sera le cas en 1969. Le Roumain coquin ne s’est trompé que d’une année… 

© Art Seitz

Du reste, on ne peut disserter sur Tiriac sans parler d’Ilie Nastase. Ces deux-là ont tout partagé, y compris la bagatelle. L’ainé est fasciné par le talent de son cadet mais comprend rapidement, notamment parce qu’il est très émotif, qu’il va avoir besoin d’un garde-fou, d’un conseiller, d’un mentor pour le guider là où il doit être : au sommet. Le « couple » va réussir son pari. Nastase devient le premier no 1 du premier classement mondial calculé par l’ATP en 1973, année de sa victoire à Roland-Garros. Pour décrire sa relation avec Ilie, Tiriac raconte qu’il a passé plus de nuits dans le même lit avec son ami que Nastase n’en a passées avec ses trois épouses. Souvenir de cette longue période de vaches maigres où ils partageaient la même chambre sur les tournois et où, en cas de virée nocturne les veilles de match, Tiriac poussait Nasty dans un taxi avant minuit. Pour être sûr qu’il aille bien dormir, il l’appelait ensuite à l’hôtel. « Ilie, c’est Ilie, parfois, il dit des conneries, rappelle Tiriac en faisant référence aux propos sexistes et racistes tenues par Nastase à l’encontre de Serena Williams. Mais ne touchez pas à Ilie Nastase ! Nastase, il n’a pas deux poumons. Il a deux cœurs. Un à gauche et un à droite. » Les deux hommes auront connu l’immense bonheur de remporter en 1970 le double à Roland-Garros, le tournoi le plus cher à leurs yeux. Dès qu’il a commencé à gagner un peu d’argent, le premier achat de Tiriac fut un petit appartement à trois minutes du stade. « Je l’ai toujours », dit-il, racontant aussi qu’avant le durcissement des normes de sécurité, il n’a jamais eu besoin de son badge pour entrer à Roland-Garros. Ce lieu qui l’avait tant fait rêver est devenu l’une de ses nombreuses maisons. 

Sa dernière vraie saison date de 1977, lors de laquelle il dispute encore 34 matches en simple. Mais Tiriac a toujours un coup d’avance et depuis la fin 1975, il a pris en main la destinée de Guillermo Vilas. Le gaucher argentin s’est déjà hissé parmi les meilleurs joueurs du monde. Il lui manque toutefois ce petit quelque chose en plus qui vous fait basculer du statut de grand joueur à celui de champion. Vilas n’a pas digéré sa défaite en demi-finale de l’US Open 1975 contre Manolo Santana, où il a obtenu cinq balles de match après avoir mené deux sets à rien puis 5-0 dans la quatrième manche. Tiriac et Vilas ont appris à s’apprécier en se côtoyant sur le circuit. « J’ai atteint mes limites, dit l’Argentin au Roumain, quels sont tes tarifs ? » Le prix à payer va être excessivement élevé : un travail de titan, des journées de six à huit heures d’entrainement. Des semaines de 30 heures de travail sur un seul et même coup. Tiriac contrôle chaque minute de la vie de son poulain, va même jusqu’à l’affamer. Vilas réussit en 1977 « l’année de sa vie » avec ses victoires à Roland-Garros et à l’US Open. Même si l’ordinateur de l’ATP lui refuse ce titre, l’Argentin est bel et bien le meilleur joueur du monde. « Il m’a taillé comme un vieil arbre, et ça a marché », explique Vilas dans le documentaire Gillermo Vilas, un classement contesté, disponible sur Netflix. « Vilas m’a coûté 365 jours par an. Pendant dix ans ! » répond Tiriac avec son sens de la litote. Et pas mal rapporté. Car Tiriac n’est pas qu’un coach. Il gère tout le reste. Le Roumain restera l’un des pionniers de la professionnalisation du tennis et de sa commercialisation. Il se lie avec Ellesse, Diadora, Head puis Prince au moment du lancement des premiers modèles à grands tamis dont il devient même la tête de gondole. Il se trompe aussi – rarement – comme lorsqu’il refuse les actions que Phil Knight, le tout jeune patron de Nike, lui offre en échange du sponsoring de Vilas. Trois ans plus tard, la valeur desdites actions s’est envolée et aurait assuré un sacré pactole au Roumain. Mais il n’a pas de regrets à avoir, il s’est bien rattrapé plus tard. « Avec lui, tout était clair, se souvient Henri Leconte qui, à 16 ans, rejoint l’équipe du Roumain à la recherche d’un sparring partner pour Vilas. On a beaucoup dit que Ion, c’était Monsieur 50 %. Mais pas du tout. On avait un minimum garanti assez bas mais des bonus énormes en cas de bons résultats. Financièrement, mes meilleures années, ç’a été avec lui. » Un système qui ressemble à Tiriac finalement, mais qui n’empêche pas la générosité. Un jour à New York, à la fin des années 70, Jean-Paul Loth a besoin de 10 000 dollars pour aider un ami peintre à produire des lithographies des Mousquetaires. « J’ai demandé à Ion, qui habitait New York à cette époque, s’il pouvait m’aider. Le lendemain, un gars à lui m’a apporté un sac avec l’argent. Comme ça ! Sans que l’on signe aucun papier. On lui a remboursé une fois en France dès que la commercialisation des tableaux a été lancée. Ion, qui pourrait donner l’impression d’être un truand, est un homme capable de faire confiance et un homme de confiance. Et d’une immense générosité. »

© Art Seitz

L’entreprise Tiriac accélère le rythme lorsqu’il découvre, lors du tournoi juniors de Monte-Carlo 1984, un tout jeune joueur allemand, nommé Boris Becker. L’année d’après, à 17 ans, celui que l’on surnommera rapidement « Boum Boum » remporte Wimbledon. À la réussite sportive du gamin de Leimen s’ajoute, plus tard, le succès financier grâce, entre autres, à un formidable contrat avec l’équipementier italien Lotto, à partir de 1993. Comme avec Vilas, Tiriac supervise tout dans la vie de Becker : du coach qu’il lui assigne, en l’occurrence son ami Günther Bosh, natif de Brasov comme lui, jusqu’à son intimité (Tiriac renvoie chez elle une petite amie du champion, considérant qu’elle le perturbe). À 25 ans, se sentant parfois étouffé par son mentor, malgré les succès et la fortune, l’Allemand s’en va voler de ses propres ailes.

Mais le monde change à partir de 1989. Le mur de Berlin est à terre, l’URSS s’émiette, la révolution roumaine aboutit au renversement et à l’exécution de Nicolae Ceausescu. Tiriac comprend très vite qu’il y a une économie à rebâtir. Son sens inné du business va trouver sur sa terre natale sa meilleure expression. Depuis l’Allemagne, devenue sa base, il commence l’importation de Mercedes, de produits Siemens, facilite l’arrivée de la Lufthansa, développe le fret à l’aéroport de Bucarest. Il lance ensuite la première banque privée de l’ère post-communiste, une chaîne de télévision majoritairement sportive, une compagnie d’assurances, des concessions automobiles et une compagnie aérienne. Il finance également un village pour orphelins à Brasov. « Je ne suis ni Ross Perot, ni Donald Trump mais je crois que je ne me suis pas trop mal débrouillé. » Le sens de l’euphémisme, toujours.

Cette formidable réussite loin du circuit professionnel ne l’a pas coupé du tennis. Bien au contraire. Parallèlement à ses affaires, il continue de prendre en main la carrière des joueurs ou des joueuses dont il flaire le potentiel, comme Marat Safin, Goran Ivanisevic, Mary Joe Fernandez ou Anke Huber. Le dernier en date étant Lucas Pouille. Il veille également sur Simona Halep, dont il a récemment négocié avec succès le contrat chez Nike (2 millions de dollars par an), et sans doute, sans qu’on le sache, sur plusieurs autres joueurs roumains. En 2000, il conduit la délégation roumaine aux Jeux Olympiques de Sydney, en tant que président du comité olympique. « On est revenus avec 26 médailles dont 11 en or, le plus beau résultat de notre histoire, même si on avait un budget ridicule », raconte celui qui a aussi été élu l’an passé, à 80 ans, président de la fédération roumaine de tennis. Tiriac devient également le grand manitou de plusieurs tournois majeurs comme le Masters en Allemagne dans les années 90 et les Internationaux d’Italie. Il met aussi sur pied le Masters 1000 de Madrid, où son sens de l’innovation le pousse même, en 2012, à installer une terre battue bleue afin d’améliorer la visibilité de la balle à la télévision. Sur ce sujet, il devra faire marche arrière suite à une fronde des joueurs menée par Federer, Djokovic et Nadal. Mais il reste convaincu du bienfondé de sa démarche. 

La légende raconte qu’il est celui qui a soufflé à l’oreille de Christian Quidet, commentateur du tennis sur TF1 puis Antenne 2 dans les années 70 et 80, l’idée du résumé du soir à la télévision pendant Roland-Garros. Et qu’il a convaincu Philippe Chatrier, président de la FFT entre 1973 et 1993, du principe des loges sur le Central de Roland-Garros. Ici, Tiriac réécrit sans doute l’histoire à sa façon car les loges existaient depuis 1968, mais simplement à l’état embryonnaire. Le Roumain, c’est plus certain, a convaincu Chatrier, pourtant très sceptique à ce sujet, de passer à la vitesse supérieure. Tiriac, cela va sans dire, fut l’un des premiers à investir dans une loge – une double –, à gauche de la tribune présidentielle quand on lui fait face, juste au-dessus du court. Sa silhouette, reconnaissable entre toutes, avec ses lunettes à verres fumés et son Panama, fait autant partie du décorum du Central de Roland-Garros que les logos BNP sur les bâches. Il demeure sans doute le spectateur à avoir assisté au plus grand nombre de matches sur ce court. Quarante-cinq ans et quelques que ça dure. « C’est de plus en plus cher une loge à Roland-Garros. Mais bon, je crois que j’ai encore les moyens de me la payer… » Du Tiriac dans le texte. 

« Dans une heure, tu joues avec Guillermo ! » 

Henri Leconte

L’ancien no 1 français a été l’un des poulains de l’entraineur roumain pendant quatre ans. Une expérience qui a changé sa vie. Il raconte :

« La connexion avec Ion Tiriac, elle s’est faite simplement. J’avais 17 ans, je venais de me faire virer de la FFT. J’errais dans les allées de Roland-Garros. Je voyais Guillermo Vilas s’entrainer. Je commence à jouer sur un autre court et je vois la grosse tignasse de Tirac arriver. Il me demande si je suis libre. Je réponds par l’affirmative, un peu timidement. “Dans une heure, tu joues avec Guillermo. Tu viens servir”, m’annonce-t-il. Vilas, il était no 2 mondial ! Faut imaginer la situation pour moi. Ion voulait que je fasse des “kicks”. Vilas, qui était pourtant le meilleur relanceur du monde à l’époque, avait du mal avec ce type de services. Ça le rendait dingue que je l’envoie dans les grillages. Pour notre première séance, j’ai servi pendant deux heures. Imaginez mon épaule le lendemain ! Et puis chaque jour, il me demandait de revenir le lendemain. Je ne me plaignais pas, bien au contraire. Au bout d’une semaine, il a demandé à voir mes parents. C’était incroyable. Il ne parlait pas encore aussi bien le français qu’aujourd’hui. Il est venu à la maison et il a dit à ma mère quelque chose comme : “Si vous voulez Henri champion tennis, moi m’occuper lui et vous maintenant fermez gueule !” C’est comme ça qu’a commencé l’histoire.

Ion, c’est mon deuxième papa. C’est mon mentor et je lui dois d’avoir réussi la carrière qui a été la mienne, même si j’ai évidemment eu d’autres entraineurs, comme Patrice Dominguez. Ion, c’est quelqu’un qui est à la fois d’une tendresse folle et d’une sévérité extrême dans le travail. Très vite, après mon intégration à leur équipe, on est partis en Australie. On jouait huit heures par jour, à coups de deux heures de coup droit, deux heures de revers, deux heures de volée. Et c’était l’époque des raquettes en bois ! On mangeait vite fait sur le terrain et on recommençait. Il m’a tellement poussé ! Il me disait “je veux que tu aies des crampes”, ce qui ne m’est d’ailleurs jamais arrivé. Je peux dire qu’il m’a appris à travailler. Il m’a appris la douleur. Il m’a aussi appris la finesse du jeu. Il aimait bien mon côté cheval fou. D’ailleurs, quand on voit qu’il s’est aussi occupé de Becker, Ivanisevic ou Safin, on ne peut pas dire qu’il soit allé vers la simplicité. 

Ion m’a aussi éduqué. Il m’a appris à m’habiller. Il me disait aussi : “Si tu touches la cigarette, la drogue ou l’alcool, je te pète la gueule ! ” Vu le gabarit du bonhomme, je l’écoutais. Alors oui, il m’a façonné mais dans le même temps, il était suffisamment malin pour ne pas gommer complètement ma personnalité. Il m’a fait le plus beau cadeau de ma vie : une année, après le tournoi de Monte-Carlo, il me dit “toi, tu vas ramener Ferrari à Paris”. Il venait de s’acheter une BB 512. Il me passe les clefs, j’avais à peine 19 ans. C’était un truc de mutant pour moi de conduire une telle voiture. J’arrive dans sa propriété de Gambais, j’ouvre la porte de la grange, et là, il y avait une collection de voitures de malade. Ion, il ne parle pas toujours beaucoup mais quand il te regarde dans les yeux, il y a beaucoup d’amour. C’est un homme que je respecte infiniment. »

 

Article publié dans COURTS n° 10, hiver 2021.