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Ruby

d’espoir et de victoire

Le tennis offre bien des joies à celles et ceux qui le pratiquent, bien des peines parfois lorsque la compétition s’en mêle. Mais il peut également entraîner un épanouissement admirable et devenir la clé de voûte du bonheur. Dans le cas de Ruby Malaba Tshienda, jeune joueuse autiste, le tennis et elle ne font plus qu’un.

 

 Le Cri, une aventure intériorisée

Tout joueur de tennis oscille entre différents états pendant un match. Qu’il soit amateur ou professionnel, extraverti ou introverti, fort mentalement ou non, un joueur passe par de multiples phases sur le terrain. Les sentiments se mêlent, s’affrontent, et se déchaînent parfois quand le match ne prend pas la tournure souhaitée : nervosité, angoisse, frustration, culpabilité, colère, désillusion, tristesse, etc. Dans le même mouvement, parfois en raison de quelques millimètres qui décideront si un coup est splendide ou maudit, d’autres sensations feront leur apparition : soulagement, apaisement, sérénité, éblouissement, joie, jouissance, plénitude, etc. Comme le mouvement d’un pendule, l’esprit du joueur de tennis balance souvent entre des sentiments contraires tout au long d’un match. 

La différence d’un joueur à l’autre à cet égard ne réside pas nécessairement dans l’étendue de la panoplie des états d’âme que chacun possède. Cette panoplie est, malgré les apparences, potentiellement très similaire. Même une personne extrêmement sereine sur le terrain peut, à la suite de certains imprévus ou de certains coups, être sujette à des sentiments déstabilisants lors d’un match. Non, cette différence se dévoile en particulier dans l’expression des sentiments sur le court. Un point décisif remporté à la suite d’un long rallye donnera lieu à un saut, un cri, un regard frondeur, un poing serré, un soliloque, ou encore le silence. A contrario, une faute impardonnable provoquera une moue dubitative, une rage incontrôlée, un jet de raquette, des reproches incandescents, un lot d’insultes, ou même de l’apathie. La variété du langage des émotions se retrouve constamment dans les tournois, à l’entraînement, lors d’une partie de plaisir. 

Rarement, très rarement même, le registre de la communication sur le terrain est moins évident et devient presque ésotérique. L’expression éclectique des sentiments fait place à un caractère plus monolithique, plus restreint, plus renfermé, dans lequel un langage particulier émerge. Ce langage est celui de la personne autiste. Les obstacles dans la communication de la vie de tous les jours se traduisent sur le court par une difficulté à exprimer ses émotions, un langage éminemment discret et une intonation atypique.

L’autiste serait-il condamné à appréhender le sport et son adversaire uniquement via sa propre représentation du monde ? Il en résulterait une mélancolie certaine, dérivant de ces allers-retours à la frontière du réel où le joueur est confronté à la compétitivité du sport tout en demeurant mentalement dans un univers parallèle. L’adversité et la solitude du joueur de tennis prendraient ici tout leur sens. Comme dans ce tableau d’Edvard Munch, Le Cri, où la fureur de l’expression d’un sentiment reste inaudible pour les autres passants. 

Les cris de Ruby Malaba Tshienda sur le court expriment quant à eux une authentique émotion. Ils sont révélateurs du plaisir de jouer, de se trouver sur le court et de la force mentale de l’adolescente. 

 

L’Oiseau de ciel, la révélation du tennis

Ruby est née le 20 février 2001 à Bruxelles. Très tôt, elle développe une réelle passion pour le tennis : dès l’âge de cinq ans, elle s’éprend de la petite balle jaune et commence à s’amuser avec elle. Inspirée par sa sœur, elle prend rapidement goût au jeu. L’émulation familiale se poursuit grâce à sa mère, Malika, qui lui enseigne quelques rudiments du successeur du jeu de paume. Peu importe l’absence de connaissances particulières de Malika sur le tennis. L’enthousiasme, l’empathie et la patience feront la différence. Comme souvent. Une joueuse en devenir est sur le point de prendre son envol, proche de la plénitude de L’Oiseau de ciel de Magritte.

Ruby franchit ensuite brillamment les étapes pour s’installer parmi les meilleures joueuses du royaume. Elle obtient, à 14 ans, un des plus prestigieux classements, à savoir B-15/2, numéro 87 de Belgique. Dotée d’une grande régularité, Ruby est capable de faire perdre la tête à l’adversaire en raison de son tennis de métronome. Mais elle sait également attendre le moment le plus propice pour placer une attaque imparable. Son coup droit, notamment, lui octroie de nombreux points faciles. 

Ruby se distingue encore davantage de ses concurrentes par son sens tactique. Très intelligente sur le court, elle affiche une maturité surprenante dans sa stratégie et le choix du coup juste pour chaque balle. Cette maturité est couplée à un enthousiasme débordant et un fighting spirit de tous les  instants. Ruby prend du plaisir sur le terrain tout en étant compétitive. Pas de lymphatisme chez elle. Sa détermination pendant un match est évidente du premier jusqu’au dernier point. Cette faim de tennis symbolise à merveille un esprit conquérant et volontaire, animé par une véritable flamme pour ce sport. Cette flamme l’aide aussi à surmonter les mésaventures des rencontres. Car les face-à-face sur le terrain se révèlent parfois cruels et tournent inopinément à l’altercation. 

 

L’Empire des lumières, le dépassement de la réalité

Il arrive que les matchs se transforment parfois en cauchemar : de discussions venimeuses sur des balles considérées sur la ligne ou out à des réactions impatientes de joueuses par rapport aux difficultés ou aux rituels de Ruby, tels que l’absence d’annonce du score ou le manque d’entrain pour chercher les balles, en passant par des adversaires perfides qui tentent de la déstabiliser… En résulte un certain malaise pour Ruby et sa mère. La présence d’un arbitre à chacun de ses matchs en tournoi s’est avérée nécessaire et l’AFT (Association francophone de tennis) a accepté que pratiquement toutes les parties de Ruby soient arbitrées depuis 2016. Cette modalité offre davantage d’apaisement à ses matches et évite une quelconque confusion ou incompréhension entre les joueuses, tout bénéfice tant pour elle que pour ses opposantes.

Ces épreuves dans les tournois n’empêchent pas Ruby de se divertir sur le court et d’obtenir des résultats spectaculaires. Sa progression en quelques années est stupéfiante, malgré les difficultés rencontrées également pour s’entraîner. La flexibilité requise pour communiquer et jouer avec Ruby n’a cependant pas toujours été au rendez-vous. Peu de clubs lui ont offert la chance de s’entraîner dans de bonnes conditions ou l’ont inclus dans des groupes de compétition relevés. 

Heureusement, un passionné de tennis a pris Ruby sous aile. Daniel Meyers, fondateur de Hope and Spirit, occupe une place prépondérante dans la carrière de Ruby. Il a non seulement intercédé auprès de l’AFT pour que les matchs de Ruby soient arbitrés, mais il a également redonné confiance et perspective à Ruby et Malika. Via Hope and Spirit, il favorise le développement des joueurs de tennis talentueux parallèlement à la poursuite d’un parcours scolaire. Cette fondation opère comme un mécénat pour des joueurs et joueuses sélectionnés par ses soins. Chaque année, Hope and Spirit fournit des bourses essentiellement à un groupe de jeunes joueurs afin de faciliter la combinaison de la pratique du tennis de haut niveau et les études, et d’éventuellement leur permettre d’intégrer des universités aux États-Unis. Grâce à cette fondation ainsi qu’à Artengo, la marque tennis de Decathlon, Ruby dispose d’une aide financière lui permettant de s’entraîner six heures par semaine. 

Ce soutien de Hope and Spirit rassure aussi Malika. Cette femme courageuse et discrète accompagne constamment Ruby dans les tournois et à l’entraînement. Elle ne raterait pour rien au monde l’un de ses matchs. Malika sait également combien sa propre présence au bord du terrain est indispensable à sa fille. Ses encouragements dans les moments opportuns, ses conseils pertinents, ses regards intenses mettent Ruby en confiance. Elles traversent les épreuves ensemble, mais Ruby reste seul maître à bord sur le court.

Ruby est déterminée à progresser. Et pas seulement dans le tennis. Son agenda est chargé. Entre les cours de solfège et de piano à l’académie, ainsi que les leçons d’enseignement du deuxième degré à domicile, elle jongle entre les différents éléments de son quotidien. Perfectionniste, elle est tout à fait consciente des aspects de son jeu qui doivent encore être affinés. Elle est d’ailleurs loin d’avoir exploité toutes les facettes de son potentiel, qui est considérable. Même les quelques lacunes à combler ne l’ont pas empêchée de rejoindre les hautes sphères du tennis féminin belge. Pour beaucoup de joueurs, le tennis est une école de vie ; pour Ruby, il est toute sa vie, valorisant et épanouissant, rempli d’émotions et de bonheur. 

Baignée par cette joie de jouer qui l’emmène au-delà des difficultés du quotidien, Ruby traverse les mondes tels qu’imaginés dans L’Empire des lumières. Pour elle, cette lumière est ronde et peluchée. Étonnamment tangible, elle est ferme et confortable au toucher. Sa couleur est naturellement le jaune. Un jaune brillant, mais pas aveuglant, synonyme d’horizon infini d’espoirs et de victoires. 

 

Article publié dans COURTS n° 3, automne 2018.