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Polar hitchcockien à Forest Hills

© Jean Lovera

Dans un train, les chaussures de deux hommes se frôlent. Guy Haines (Farley Granger), un champion de tennis, est ainsi abordé par un jeune oisif nommé Bruno Anthony (Robert Walker) qui lui dit connaître par la presse à scandales ses infidélités et sa passion pour Ann Morton (Ruth Roman), la fille d’un sénateur. Bruno propose à Guy un marché démoniaque : échanger des meurtres. Lui fera disparaître Miriam (Laura Elliott), l’encombrante épouse de Guy, lequel, à son tour, débarrassera Bruno d’un père qu’il déteste. En l’absence de mobiles personnels, les crimes pourraient ainsi être qualifiés de parfaits.

Guy refuse mais Bruno passe néanmoins à l’action et assassine Miriam sur une île, dans un parc d’attractions et, peu après, menace Guy de laisser sur la scène du crime un briquet qui l’incriminerait si ce dernier n’exécute pas sa part de contrat. Le briquet est gravé « A to G » et orné de deux raquettes entrecroisées. Pour se disculper, Guy, surveillé par la police, doit absolument récupérer le briquet avant la fermeture du parc. Mais avant cela il doit terminer rapidement la finale qu’il joue à Forest Hills… Filmé par Hitchcock, ce match est l’apogée du suspense. Les plans montrant Guy, essayant de gagner tout en regardant l’horloge, et ceux de Bruno, se rendant sur l’île pour y déposer le briquet, se mêlent et s’enchaînent.

Finalement, Guy parvient à gagner, s’enfuit du stade en tenue de tennis et retrouve Bruno sur l’île. Ils se battent sur un manège et Bruno meurt écrasé par le manège devenu fou. Au moment de mourir, Bruno ouvre sa main : le briquet en tombe.

Inspiré par le roman de Patricia Highsmith Strangers on a Train (1950), Alfred Hitchcock réalise magistralement son adaptation en exaltant notamment le suspense grâce au match de tennis. Le film sort en 1951 et s’intitule en français l’Inconnu du Nord-Express. Pour tout joueur de tennis, devoir terminer un match dans un temps déterminé – sans le « balancer » – constitue certainement l’angoisse maximale. Hitchcock utilise la dramaturgie du jeu pour amplifier celle du film. Il dit à ce propos : « De Guy, nous fîmes un champion de tennis au lieu d’un architecte, ce qui nous permit de matérialiser l’idée de l’échange sous la forme d’une balle qui va et vient d’un joueur à l’autre. » La succession des plans de phases de jeu – points gagnés, points perdus – et de ceux montrant la foule, l’horloge, l’arbitre et le visage tendu de Guy fait croître la tension aux limites du supportable.

Hitchcock révèle, grâce au film, la singularité du stade du West Side Tennis Club de Forest Hills. Les joueurs tout d’abord, semblent perdus au milieu du terrain, isolés des spectateurs, tant l’espace en forme de fer à cheval est vaste – trois courts peuvent être aménagés dans l’aire centrale ; pour les finales, seul le court du milieu est utilisé. Les tribunes sont surmontées de grands aigles en pierre. Une petite tribune bâchée d’une toile rayée vert et blanc ferme le côté ouvert du U et donne au grand stade une ambiance très décalée de « partie de campagne ». Enfin, tout autour des courts, de grands murs sont percés de baies vitrées à impostes en plein cintre. Tous ces éléments sont filmés par Hitchcock et contribuent au malaise ambiant en renforçant l’idée que ce n’est pas seulement un match de tennis qui se joue, mais une sorte de drame. Les spectateurs du match et ceux du film assistent au supplice de Guy. De nombreux longs métrages ont représenté le tennis en valorisant le plus souvent le thème de l’échange mais l’Inconnu du Nord-Express met en scène toute la dramaturgie du jeu de tennis fondée sur son système de décompte de points. Hitchcock a dédoublé le suspense en fixant le nœud de l’intrigue sur le seul fait qu’un match de tennis n’a, en théorie, pas de limite de temps. Il fait de Guy un héros prométhéen qui, supplicié, lutte contre le temps et se révolte. Le génie du réalisateur fut d’en faire un champion de tennis et d’avoir choisi cette étrange arène ! 

 

Article publié dans COURTS n° 6, automne 2019.