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Roland se dessine

© Pierre Seinturier

C’est une tradition à Roland-Garros. Depuis 1980, chaque édition du Grand Chelem parisien est précédée par la présentation de l’affiche du tournoi, dont la réalisation est confiée aux soins d’un artiste. Pour cette année particulière, c’est Pierre Seinturier qui a été choisi. Et le peintre a décidé de mettre en avant les hommes de l’ombre dans son œuvre.

© Valerio Adami
© Eduardo Arroyo
© Vladimir Velickovic

Coronavirus oblige, Roland-Garros se déroulera cette année à cheval entre des inhabituels mois de septembre et d’octobre. Une période inédite, mais qui n’empêchera pas les traditionnelles questions de revenir inlassablement à l’approche du Grand Chelem sur ocre. Quelqu’un parviendra-t-il à faire tomber Rafael Nadal de son piédestal parisien ? Un Français arrivera-t-il enfin à succéder à Yannick Noah ? Le tournoi féminin pourra-il échapper à une nouvelle surprise ? Des interrogations d’autant plus légitimes que les joueurs, comme les fans (en petit nombre, forcément), arriveront porte d’Auteuil dans le flou. 

Un autre « titre », plus confidentiel, n’a lui en revanche souffert d’aucun report, et a d’ores et déjà été décerné en septembre dernier. Pierre Seinturier, artiste parisien de 32 ans, a ainsi obtenu le prestigieux honneur de réaliser l’affiche officielle de Roland-Garros, devenant au passage le plus jeune peintre jamais désigné pour cette mission. Car oui, à Roland, les artistes ne sont pas tous sur les courts.

Il suffit de jeter un œil au palmarès de la fameuse affiche pour comprendre ce que cette commande représente. Pour sa première en 1980, la FFT avait jeté son dévolu sur Valerio Adami, un habitué de la petite balle jaune sur la toile, pour tenter de retranscrire l’âme du tournoi. L’année suivante, Eduardo Arroyo réalisait ce qui est peut-être aujourd’hui encore l’affiche de Roland-Garros la plus connue, en dessinant de dos Björn Borg, et ce quelques semaines avant le 6e et dernier titre du Suédois. Même Joan Miró, pourtant décédé en 1983, signa l’affiche de 1991. En fouillant dans la collection du surréaliste espagnol, ses héritiers finirent par débusquer un dessin parfait pour l’occasion, et ont ainsi réussi à tenir l’engagement fait par le peintre peu avant sa mort. 

© Hervé Télémaque

« Représenter ce qui va rester »

Suivirent Fabienne Verdier en 2018, José Maria Sicilia en 2019… et donc Pierre Seinturier cette année. Son idée pour cette affiche : représenter ce que l’on ne voit pas habituellement. « Je voulais quelque chose qui décrivait l’ambiance avant le match, figurer une présence humaine, mais sans forcément montrer les joueurs, confirme l’artiste. Ça m’intéressait de représenter ce qui va rester, ce qui était là avant Federer et qui sera là après Nadal. Un indispensable du tennis, comme le ramasseur de balle ou l’arbitre. » 

Lorsque Fabrice Bousteau, directeur de Beaux Arts magazine, lui propose de candidater à la réalisation de l’affiche de Roland-Garros, Pierre Seinturier se plonge alors dans son carnet et enchaîne les esquisses pour faire jaillir ses dessins. En le feuilletant, on peut constater que les idées se sont multipliées avant d’aboutir au résultat final. On peut voir ici un joueur en pleine action – « Je regardais un match, j’ai trouvé le plan sympa, j’ai fait pause et j’ai dessiné ! » –, là deux ronds créant un zoom sur une partir du terrain – « J’ai essayé de jouer sur le fait qu’on regarde la rencontre avec des jumelles depuis les tribunes ». 

Un exercice taillé sur mesure pour un fan de tennis ? Pas forcément pour Pierre Seinturier, qui prend le contre-pied des idées reçues. Il s’avoue lui-même « pas prêt à se lever à trois heures du matin pour regarder l’US Open ». Le tennis, il aime ça. Mais pas au point de revendiquer le titre de passionné, sauf à quelques occasions. Son truc, ce ne sont pas les longs échanges du fond de court à coups de lifts et de défenses. Non. Lui, ce qu’il aime, c’est l’art et le fantasque, même sur un terrain de tennis. 

© Jan Voss
© Nicola De Maria

Un balayeur de lignes… sans ligne !

Au moment d’évoquer ses joueurs préférés, il cite Roger Federer « qui est quand même assez incroyable », John McEnroe et… Dustin Brown. « Je me souviens qu’il a battu Nadal à Wimbledon. Il l’a fait courir dans des endroits du terrain où l’on avait plus trop l’habitude de le voir. Son tennis sort totalement du lot, c’est ce que j’aime regarder ! » Moins en réussite que l’Allemand ce soir de 2015, il va mettre plusieurs jours avant d’arriver au coup gagnant avec son crayon.

Finalement, c’est en vacances du côté de Montluçon qu’il va trouver la bonne idée. Après être allé jouer au tennis, un sport qu’il a débuté l’année dernière après avoir été invité à passer une journée à Roland-Garros par la Fédération, il s’assoit et commence à dessiner sur la table du déjeuner. Il se souvient alors du temps consacré quelques minutes plus tôt à passer le filet sur la terre battue et à dégager les lignes. Il décide ainsi de représenter les professionnels de cet art, ceux qui le font tous les jours porte d’Auteuil lors de la quinzaine de Roland-Garros. « C’est l’une des dernières idées que j’ai eues, fin août. Elle représente ce que tout le monde fait quand il joue au tennis, tout simplement », explique Pierre Seinturier. Il s’amuse d’ailleurs en revoyant cet essai, genèse de son œuvre : « C’était vraiment une première version. Celui qui nettoie les lignes, par exemple, ne le fait même pas sur une ligne ! » Il ajoute à cela quelques éléments qui font la nouveauté de Roland : le tout jeune court Simonne-Mathieu avec sa végétation, le terrain couvert, l’éclairage de nuit…

Les événements vont ensuite se succéder très vite. Après avoir présenté quelques dessins, il est finalement choisi trois jours plus tard par la Fédération pour réaliser officiellement l’affiche de Roland-Garros 2020. Pinceau en main, il se lance alors dans la réalisation d’une œuvre de 160 centimètres sur 120, commandée pour décembre. Sa première dans le monde du sport. Un coup d’essai qui s’apparente à un coup de maître à entendre Bernard Giudicelli. 

© Pierre Alechinsky

Un éternel perfectionniste

« J’ai tout de suite aimé l’ambiance authentique qui se dégageait de son graphisme. Le fait d’avoir capté les objets qui font l’âme du tournoi. Mais j’ai immédiatement flashé sur le projet des terriens. Ce geste simple et répété sur tous les courts en terre battue est sans doute celui qui caractérise le plus l’identité de notre tournoi, et au-delà des terriens, toutes les personnes qui en font le succès. Apercevoir le court dans un univers végétal magnifie notre vision du stade Roland-Garros. C’est sans doute cela qu’on appelle le regard artistique », déclarait le président de la Fédération française de tennis lors de la présentation officielle de l’affiche en février.

Malgré les compliments de l’homme fort de la FFT, Pierre Seinturier reste critique sur son œuvre : « C’est vrai que j’aurais pu ajouter un troisième personnage sur l’affiche, celui qui passe le tamis par exemple… » Un caractère d’éternel perfectionniste, qui n’est pas sans rappeler celui des légendes qui ont marqué l’histoire de Roland-Garros, et qui continuent de le faire à l’image de Rafael Nadal. Auteur de l’image officielle de la prochaine édition du tournoi parisien, le peintre espère bien pouvoir s’y rendre de nouveau cette année et retrouver l’ambiance « festival » qu’il avait tant apprécié lors de son premier passage porte d’Auteuil. Surtout, plus que de retrouver les combats acharnés du Chatrier et du Lenglen, il a un rêve : pouvoir admirer toutes les affiches du tournoi dans un même musée. Eduardo Arroyo, Joan Miró et Pierre Seinturier, le tableau aurait en tout cas de l’allure. 

© Jean-Michel Folon
© Hervé Di Rosa
© Jacques Monory

Une bonne affiche doit surprendre et éveiller l’intérêt

Ancien joueur professionnel, Jean Lovera a aussi été à l’origine en 1980 de la traditionnelle affiche de Roland-Garros. Rencontre avec celui qui a décidé de conjuguer art et tennis, avec la terre battue parisienne en toile de fond.

 

Courts : Comment est née l’idée d’une affiche annuelle avant chaque édition de Roland-Garros ?

Jean Lovera : Tout a débuté en 1978, deux ans avant la première affiche. J’étais présent dans le stade en tant qu’architecte pour dessiner le court no 1. À ce moment-là, j’étais déjà très impliqué dans l’art contemporain, je collectionnais aussi pas mal, et j’avais donc fait beaucoup de rencontres avec des artistes contemporains. Mes passions pour l’art et le tennis se sont télescopées. Avec Daniel Lelong – galeriste d’art moderne et contemporain (NDA) –, nous sommes allés voir une exposition de l’Italien Valerio Adami et c’est là que nous avons eu cette idée. Nous avons proposé à Adami de faire la toute première affiche et il a accepté. 

 

C : Cette idée a-t-elle été bien accueillie ?

J.L. : Ça n’a pas été facile de faire passer ce projet, c’est le moins que l’on puisse dire. Mais j’étais très proche de Philippe Chatrier, alors président de la Fédération française de tennis. Il m’a fait confiance et m’a dit de me lancer afin de lui proposer une maquette. Je sentais qu’il y avait un besoin, un manque, mais personne ne savait vraiment dans quelle direction aller. Je me souviens que lorsque je suis venu présenter la première maquette de la toute première affiche, Philippe Chatrier a été très perplexe. Il y a eu une sorte de silence. Mais il m’a encore une fois fait confiance. Cela a commencé comme ça, avec pas mal d’incertitudes mais beaucoup d’enthousiasme.

 

C : Vous attendiez-vous à ce que ça prenne de la sorte ?

J.L. : La toute première affiche de Valerio Adami a beaucoup étonné, mais nous nous sommes efforcés d’expliquer que l’art contemporain arrivait à Roland-Garros. L’affiche qui a vraiment marqué les esprits, c’est celle d’Eduardo Aroyo en 1981. Elle a suscité beaucoup d’enthousiasme. Celle de 1983 de Vladimir Velickovic est moins connue, mais a enfoncé le clou. Elle représentait Yannick Noah et correspondait à l’année de sa victoire ! À partir de ce moment-là, le principe a été adopté.

 

C : Comment expliquez-vous que cette tradition perdure depuis quarante ans ?

J.L. : Quand on a lancé ce projet, on ne s’est modestement pas projeté dans le futur. C’était une expérience nouvelle. Mais je ne pense pas non plus que l’on puisse parler d’engouement aujourd’hui, même s’il y a un effet de surprise chaque année. L’idée est d’amener une constance liée à l’événement et un renouvèlement. Il y a une dynamique forte. Depuis que l’on a commencé, il y a eu des rejets et pas mal de critiques tout de même. Je me rends compte avec le recul que le fait de parler du tournoi à travers l’art n’a pas plu à tout le monde. Mais l’affiche est aussi là pour faire parler, pour promouvoir l’évènement, donc ce n’est pas une mauvaise chose. 

© Gilles Aillaud
© Jiri Kolar
© Konrad Klapheck

C : Et dans les années à venir ?

J.L. : Je ne sais pas vraiment. Les pratiques et les architectures du stade évoluent. Est-ce que l’éthique du sport sera la même dans quelques années ? Est-ce que les enjeux vont évoluer ? Lorsque je m’intéresse à d’autres événements sportifs, je me dis que ce que fait Roland-Garros est finalement assez rare. Quand on voit que des stades ont des noms de marque, on peut s’interroger sur les visions qu’auront les organisateurs d’événements à l’avenir. À mon sens, c’est une très bonne chose que l’art soit présent à Roland-Garros ou ailleurs dans le sport. Mais ce n’est pas une voie facile qu’a choisie le tournoi : c’est une chance unique que nous ayons cela dans le tennis.

 

C : Quelles sont les spécificités qui font une affiche de Roland-Garros ?

J.L. : Il y a toujours un angle d’attaque lié au tennis, au tournoi ou à la terre battue. On n’a jamais vraiment donné de contraintes aux artistes sur la thématique à traiter, même s’il faut tourner autour de ces points cardinaux. L’artiste a une liberté totale. Ensuite, une bonne affiche doit surprendre, éveiller l’intérêt, faire transparaître une facette du tournoi. On cherche à montrer des points de vue personnels, artistiques. Un parti pris en somme. Il faut que l’affiche exprime un point de vue original et novateur sur l’événement. Le cahier des charges est très faible, même s’il est vrai que cette année la demande a été un peu plus forte que d’habitude pour évoquer le nouveau court Simonne-Mathieu. Enfin, on tient vraiment à ce que l’artiste écrive de sa main le nom « Roland-Garros » sur l’affiche. 

 

« C’est une très bonne
chose que l’art soit présent à Roland-Garros
 »

 

C : Cette année, c’est Pierre Seinturier qui a été choisi pour réaliser l’affiche. Qu’est-ce que vous appréciez dans son travail ?

J.L. : Il y a plusieurs artistes intéressants qui ont été proposés cette année. Mais l’univers de Pierre Seinturier fonctionnait très bien avec ce que l’on recherchait. C’est très végétal, avec une place forte accordée aux personnages. J’ai toujours trouvé cela intéressant d’avoir un regard particulier dans l’affiche. C’est arrivé à de nombreuses reprises, depuis plus de quarante ans, que l’artiste joue sur la matière de la terre battue, sur les couleurs, les lumières, les détails. Le fait de représenter les artisans de la terre me paraît être une très bonne idée. C’est très riche comme angle de travail, car c’est vrai que ce sont eux aussi qui font le jeu. D’un point de vue graphique, je trouve que Pierre Seinturier a parfaitement respecté son univers. Dans une expression figurative, mais détournée tout de même. Les personnages font référence au monde de la bande dessinée. On a la vision d’un cocon végétal, ça me paraît très expressif. Il y a du sentiment, une forme d’authenticité. C’est un bel hommage à l’esprit du court Simonne-Mathieu et à celui de la terre battue.

 

C : Quelle est votre affiche préférée depuis la première en 1980 ?

J.L. : Ce n’est pas facile de choisir, mais pour moi c’est celle de Gilles Aillaud en 1984. C’est à mon sens la plus belle, mais aussi celle qui dit le plus de choses avec le moins de moyens. Elle est extrêmement forte et simple, et c’est tout ce qu’on l’on cherche pour une affiche de Roland-Garros. Mais ce n’est pas la seule que j’apprécie. Il y a également celle d’Eduardo Arroyo représentant Björn Borg de dos en 1981, qui est peut-être la plus « facile », mais elle fonctionne très bien. Au contraire, celle d’Antonio Saura en 1997 a peut-être été la plus difficile à faire, et a d’ailleurs provoqué une vraie tempête au conseil ! Mais paradoxalement, c’est le visuel qui a le plus marché auprès des jeunes. Il y a aussi quelques affiches très douces sur le tennis féminin que j’aime beaucoup. Chaque personne vous donnerait un avis différent, mais si je ne devais en garder qu’une, je choisirais l’affiche de 1984 de Gilles Aillaud. 

 

Article publié dans COURTS n° 9, automne 2020.

© Antonio Saura
© Antonio Segui