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Baliboa

Pour l’amour du jeu

© Mickael van Houten

Des raquettes. Une balle. Et l’essence du jeu. Avec Baliboa, Hervé Paraponaris fait resurgir le plaisir de l’échange et de la sensation, loin de la géométrie forcée du court de tennis, loin des règles et de l’adversité. Les joueurs sont prêts ? Qu’importe, il n’y a pas d’arbitre, alors… jouez !

« J’étais sur une plage avec mon grand fils et ses deux jeunes frères et sœurs. Il n’y avait personne, pas de vent. Juste ces myriades de posidonies éparpillées autour de nous, ces balles de feuilles mortes que le ressac des vagues a échoué en boules sur le sable. On en a pris une, des morceaux de contreplaqué qui traînaient à portée… Et on a commencé à jouer de volée. » Un but ? Non, pas vraiment, pas au début. La douce oisiveté du promeneur qui flâne entre les ormeaux et les châteaux de sable se passe d’une finalité. C’est le plaisir de l’instant, du sable sous les pieds et du soleil dessus. Puis, la lourdeur du contreplaqué et le tac-tac étouffé de la pelote de mer qui vole de l’un à l’autre… Et peu à peu, l’effort, quelques gouttes de sueur. « On s’amusait, c’est tout. Jusqu’au moment où l’on s’est rendu compte qu’on s’évertuait à prolonger l’échange plutôt qu’à le gagner. »

La genèse d’une histoire est souvent une légende. Et Hervé Paraponaris raconte bien les histoires. Pourtant, on ne voit pas comment Baliboa aurait pu naître ailleurs que sur une plage, dans le plaisir tout simple du jeu partagé. Ce jeu, vous le connaissez, vous l’avez pratiqué… C’était peut-être avec un ami, deux bouts de bois flotté et un caillou anguleux filant de guingois, à droite, à gauche, sur une serviette voisine au fessier rebondi. Ou avec ces grossières raquettes de plage emmanchées d’un infâme plastique fluo qui éclataient aussi sec au moindre revers à une main un peu trop virulent.

© Hervé Paraponaris

Baliboa… un nom de balle et de bois 

Parce qu’il est amoureux de ce jeu, mais tout autant de l’objet – des objets ! –, Hervé Paraponaris, sculpteur, artiste contemporain et plasticien depuis plus de trente ans, a créé Baliboa. Baliboa, c’est une raquette, un jeu, un concept… Mais c’est d’abord un nom. « Un nom qui n’existe pas, explique-t-il, un nom qui conjugue la balle et le bois : le jeu en question marie les deux, ce n’est pas plus compliqué que ça. Baliboa, c’est en outre un nom de rebond, aux lettres très rondes, avec un i au milieu qui joue le rôle de déclencheur. Ça rebondit ! » Et c’est heureux car, dans ce jeu de raquettes qu’on pratique souvent sur la plage, les deux pieds dans le sable, mais qu’on peut aussi bien apprécier dans un jardin ou sur le bitume que vient chauffer l’été, c’est l’échange qui prime. « C’est ce qui m’intéresse depuis quelques années : tout ce qui a trait à l’objet en tant que sujet d’échange », confirme Hervé. Quoi de mieux que la raquette qui, d’une simple planche, devient passeuse de temps et d’espace lorsqu’elle frappe une balle ?

Comment ? Pourquoi ? De quelle façon ? Créer l’objet, c’est tenter de répondre à ces questions qui, si elles ne trimballent pas le parement solennel des réflexions ontologiques dont débattraient des têtes graves en colloque, offrent autant de finesse que de complexité. Les réponses se révèlent dans l’ouvrage de l’artisan. Dans l’œuvre de l’artiste. Dans son atelier, entre les outils, la sciure et les effluves de bois et de térébenthine. « En tant que sculpteur, j’ai une passion : la recherche des matériaux d’une part, et leur application, leur transformation, voire leur détournement de fonction d’autre part. » Oui, Hervé Paraponaris le répète, Baliboa est une aventure du matériau. La matière, sa densité, ses propriétés mécaniques et physiques… en pensant la raquette comme objet à l’usage défini, mais aussi comme prolongement du corps. « J’ai mené des recherches tant sur du contreplaqué traditionnel que sur l’ajout de matières agglomérées, de la mousse, du balsa… Je me suis aperçu que le balsa avait une résistance faible, mais beaucoup de légèreté et une belle qualité de rebond. C’est en poussant un peu plus loin que j’en suis venu au liège. En approfondissant mes recherches et mes tests, j’ai mis au point un composite. L’âme de la raquette est un contreplaqué sandwich : au liège se greffe une carapace de deux feuilles en contre-fil de hêtre déroulé. Le manche, quant à lui, est en liège. »

« L’homme ne joue que là où, dans la pleine acception de ce mot, il est homme ; et il n’est tout à fait homme que là où il joue. »

Dans la raquette, du liège pour mieux hêtre

Il faudrait avoir manié la gouge et le maillet ou être familier de ce travail du bois pour appréhender pleinement ce qui s’est passé en atelier. Mais le choix du liège, ainsi que celui du hêtre, n’est pas dû au hasard. « Questionner l’usage de l’objet – ici, de la raquette –, c’était aussi se demander comment fabriquer un outil performant en respectant certains principes. » Un exemple ? « J’ai moi-même joué avec beaucoup de raquettes et j’ai souffert, comme bien des joueurs, de tendinites et de tennis elbows. Ma raquette est un objet pour le loisir ; il était hors de question qu’elle soit traumatisante. » Le liège pèse cinq fois moins que le contreplaqué traditionnel que l’on trouve dans les raquettes de plage, une légèreté due à l’air emprisonné dans ses microcellules qui correspond à la majeure partie de son volume et de son poids. « Le contrefil de hêtre permet de durcir le liège ; l’ensemble est collé, pressé, calibré. On arrive à un poids final proche de celui d’une raquette de tennis adulte, un poids connu de la main du joueur. À la différence qu’une raquette Baliboa n’a pas de tamis, mais un plateau plein ! »

La polysémie de l’objet s’exprime sous bien des facettes. Il y a la relation entre l’objet et celui qui l’utilise. Mais aussi celle entre l’objet et son environnement, la trace qu’il laisse à sa fabrication, à son érosion. « Je me suis appliqué à utiliser le moins de matériaux possibles pour en exploiter toutes les caractéristiques, ce qui explique le choix du hêtre déroulé. Le bois est utilisé non pas brut mais en feuilles déroulées de l’écorce à sa naissance, ce qui limite les pertes. Quitte à couper un arbre, autant l’utiliser de la façon la plus économique et responsable possible. » La technique, ses us et son lexique dévoilent une logique qu’Hervé a appliquée au liège : « Il s’agit de liège de bouchon recyclé à 60 %, pour 40 % de liège forestier. J’en tire un aggloméré très léger et très performant, autorisant un travail de moulage et de placage. » Le tout fabriqué en France de A à Z, en mettant à contribution deux entreprises historiques, labellisées Entreprises du Patrimoine Vivant, l’une pour le liège, l’autre pour le placage.

« D’une manière générale, je souhaitais utiliser des matières naturelles, conclut-il. Une raquette, c’est un objet d’extérieur, de plein air, qui peut se retrouver et s’éparpiller dans un milieu naturel. Je voulais évidemment éviter que mes raquettes essaiment des bouts de plastique avec les chocs et l’usure. » Il fallait qu’elles soient en cohérence avec leur environnement. Alors, oui, derrière la beauté toute naturelle de ces raquettes Baliboa, il y a un petit quelque chose de ces pièces de bois flotté caressées par les vagues, saisies par des joueurs improvisant un échange au hasard de leur promenade…

© Renaud Marco

La règle qui n’en est pas une

«In fine, une fois qu’on a l’objet, se met en place une non-règle du jeu. » La formule d’Hervé est savoureuse, mais raconte bien tout ce que peut être Baliboa : un nom, des raquettes et un jeu partout, n’importe comment, avec n’importe qui. « Ce jeu ouvre une porte d’entrée qui me paraissait folle : il n’y a pas de terrain. C’est l’homme de Vitruve ! Le terrain est fait par la capacité de l’autre à ramener la balle. Et par ma capacité à moi, estimée et actée : je sais que je vais pouvoir aller chercher des balles. Toutes les balles que je vais ramener vont augmenter mon terrain, qui devient alors le terrain de mon dépassement. Je vais chercher cette balle et je vais même me surprendre à encourager l’autre quand il va chercher celle que je lui renvoie et que je perçois hors de possibilité ou que le terrain lui-même, mouillé, collant, rend difficile. »

L’essence du jeu ? Peut-être. Colas Duflo est l’un des rares philosophes à s’être penché sur la notion de jeu, dans une acception incluant les pratiques modernes. Si, pour lui, « espace et temps du jeu sont particuliers en ce qu’ils sont clos, délimités et formés par la règle », il expliquait aussi, en 1998, dans la revue Autres Temps, qu’il s’agit « d’un espace relationnel et d’un temps séquentiel. Ce qui permet d’analyser le rapport complexe que le jeu entretient avec la vie courante et pourquoi le jeu fait, dans une certaine mesure, “monde à part”. Cela ne veut pas dire que le jeu est coupé du monde, mais qu’il crée, avec la matière même de ce monde, un monde autonome. » L’échange de deux joueurs, qui succède à un échange et en précède un autre, le tout sur un terrain supposé, imaginé, en mouvement constant. Un monde à part, oui, sans adversité, où le plaisir ressenti dépend de celui de l’autre et où les différences, sociales notamment, sont abolies : la griffe de votre slip de bain rutilant ou de votre bikini sophistiqué ne vous sera d’aucune aide avec Baliboa… et vous aurez invariablement les pieds grattouillés par le sable pour peu que vous jouiez sur la plage.

© Géraldine Viellepeau

Dans un monde à part

La réflexion de Colas Duflo s’est nourrie des écrits d’un historien, Johan Huizinga, qui avait publié en 1938 un essai sur la fonction sociale du jeu, Homo ludens. Jugez plutôt : « Le jeu est une action ou une activité volontaire, accomplie dans certaines limites fixées de temps et de lieu, suivant une règle librement consentie mais complètement impérieuse, pourvue d’une fin en soi, accompagnée d’un sentiment de tension et de joie, et d’une conscience d’être autrement” que “la vie courante”. »

Si Hervé Paraponaris parle de « non-règle du jeu », c’est que l’unique règle qui régit Baliboa est celle, tacite, de l’échange et de la relation. Vous souhaitez jouer à treize mètres ? Pas de problème, les matériaux « donnent leur pleine expression lorsqu’on joue de dix à quinze mètres ». Mais si votre partenaire préfère une plus grande proximité… Pourquoi pas ? « L’usage fait que l’on est plus performant lorsqu’on joue sur le sable avec une balle similaire à celle d’une balle de squash débutant, afin de pouvoir s’autoriser un rebond. » Le rebond… Là encore, et pourquoi pas ? C’est sans aucun doute cette liberté dont se prévaut Baliboa qui le différencie de ses homologues historiques, le frescobol au Brésil et le matkot en Israël. Le frescobol, ses larges raquettes de bois, sa balle en caoutchouc et son terrain mythique, la petite princesse des mers, cette plage de Copacabana alanguie hors de portée des yeux granitiques et envieux du Pain de Sucre… Ne pas faire tomber la balle y est impératif et l’on démarre très proches, avant de reculer. Quant au matkot, parfois considéré comme le sport national en Israël… On ne plaisante pas avec cette institution des étendues sablonneuses de Tel-Aviv. À Geula Beach, les raquettes en carbone aux prix à trois chiffres font résonner leur tac-tac incessant. Ici non plus, la balle ne doit surtout pas tomber et il s’agit de frapper fort, très fort, droit sur l’adversaire qui est alors, implicitement, le défenseur. Les Israéliens en témoignent : c’est un sport de relation, où l’on ne devient bon qu’à deux… mais où les forces se confrontent pour le plaisir.

© Mickael van Houten

De jeu et d’Homme

« En Israël, c’est vrai, ça fait un boucan de dingue, s’amuse Hervé Paraponaris. L’avantage du liège, c’est l’absorption du bruit. Avec, en plus, cette balle molle, la raquette fait un tac qui est jouissif, jouissif comme la rondeur crémeuse d’une religieuse dans laquelle on vient mordre. On vient mordre la balle en profitant des qualités du hêtre qui amène une élasticité de dingue, un temps de rupture très prolongé et beaucoup de souplesse. » Au bonheur du jeu se marie le bien-être de la sensation : celle d’avoir une raquette bien pleine, équilibrée, pas trop lourde, offrant la satisfaction de la tenir en main. De sentir toute l’élégance du bois et la confortable mollesse du liège. « Mais on est également surpris la première fois qu’on tape une balle : le coup de poignet n’est pas du tout en rapport avec la force qu’on met. Il y a une souplesse merveilleusement savoureuse avec un rendement, une élasticité, qui évoque les javelots de l’olympisme grec. »

Enfin, le jeu de volée… Un jeu où l’on réduit le temps et le mouvement : qu’on la pose, qu’on la claque, qu’on la dépose ou qu’on la pousse dans la raquette en face, elle perpétue l’échange. « La volée, c’est un coup délicieux, poursuit Hervé, un coup qui fait du corps un corps libre, non genré, très moderne », un coup qui n’imprime pas les différences physiques, qui pousse à la visualisation, puis l’anticipation jusqu’au réflexe. « On est moins technologique que le tennis, mais on arrive à avoir des volées particulières, des coups spécifiques à cette activité, comme tous les ersatz de ce sport. »

Le tennis… « Il a bercé ma jeunesse. Mais, car il y a un mais aux origines de Baliboa, quand j’avais douze ans, j’avais peur de jouer en match. […] J’affrontais un moment totalement hors de moi, je ne comprenais pas ce que je faisais là. Je prenais énormément de plaisir à jouer, à échanger des balles, à taper… sauf en match, qui m’opposait une situation insupportable. »

Il fallait donc remettre du plaisir dans le jeu. Cela passait par une raquette : avec Baliboa, c’est la raquette qui fait le jeu et le jeu qui fait l’homme. 

 

Article publié dans COURTS n° 8, été 2020.