fbpx

« épatez la galerie ! »

Jeu de balle le plus répandu au XVIe siècle, la courte paume est l’ancêtre de tous les sports de raquette. Des tripots populaires à la cour d’Henri IV, des millions de parties acharnées ont rythmé la Renaissance et imprégné la société jusqu’à propager nombre d’expressions dans la langue française. Aujourd’hui érigée au rang de patrimoine, la courte paume passionne toujours une poignée d’irréductibles, bien décidés à faire vivre ce sport autant que son histoire. 

Radley College Tennis Court © Frederika Adam / frederikaadam.com

À peine franchi le seuil du numéro 74 de la rue Lauriston, dans le XVIe arrondissement de Paris, nous voilà enveloppés des atours de la tradition. « La société sportive du jeu de paume et de raquets » est renseignée, à même le mur, au deuxième étage. Évidemment, la tenue blanche est de rigueur, bien qu’un joueur évoluant sous nos yeux s’autorise le port d’un pull de coton torsadé, col en V, dont le jaune canari participe in fine à l’élégance intemporelle qui imprègne les lieux : parquet ancien, boiseries et lambris, fauteuils Chesterfield, tapis persans… à mille lieues de l’opulence ostentatoire et de la surenchère technologique des salles de fitness « tendance ». Tout connote, ici, le charme discret et l’assurance de ce qui n’a rien à prouver. 

Nous sommes accueillis par le champion de France en titre, le « lauréat de la raquette d’or », dans le jargon. Matthieu Sarlangue – dont le nom truste sans discontinuer depuis 2010 le palmarès gravé à même les murs du club-house – revient sur son coup de cœur pour la paume : « J’ai eu la chance de commencer assez jeune grâce à mon père qui m’a initié. Je pratiquais déjà le tennis mais je me souviens davoir été très sensible à l’atmosphère si particulière d’un terrain de courte paume. La hauteur des plafonds, la lumière du jour, les impacts qui résonnent presque comme dans un lieu de culte… Et puis la richesse d’un jeu où les situations varient sans cesse. L’asymétrie du carreau frappe de suite le novice. Les marques au sol du dedans et du devers (respectivement les côtés du serveur et du relanceur) sont dissemblables et permettent de jouer les chasses qui constituent le seul moyen de prendre le dedans et donc de servir. Il y a la galerie – d’où provient la métonymie « épater la galerie » car le public y prend place – qui jouxte le terrain et dont le toit joue un rôle de premier ordre (notamment au service). Le tambour marque un décrochage du mur côté devers et provoque des rebonds beaucoup plus axiaux et aléatoires. La grille, le dedans, la cloche constituent autant de cibles synonymes de gain du point. Enfin, les balles sont fabriquées à la main par le maître paumier du club et n’offrent pas un rebond toujours régulier. Bref, tous ces ingrédients conjugués laissent une place non négligeable aux aléas et autres faits de jeu, obligeant les joueurs à une forme d’humilité face à l’incertitude. » 

Cambridge Green (Crown) © Frederika Adam / frederikaadam.com

Jeu des rois et roi des jeux 

Il est vrai que la courte paume demeure un jeu très codifié. D’aucuns prétendent d’ailleurs qu’une dizaine d’années d’apprentissage seraient nécessaires pour en connaître toutes les subtilités… La badinerie renvoie davantage à la multiplicité des paramètres et à la diversité des situations de jeu qu’à l’apprentissage des règles. Il faut, d’ailleurs, probablement y voir une des raisons du succès historique de cette pratique sportive. 

À une période pas si lointaine, la complexité d’une pratique exigeant une parfaite maîtrise du corps, combinée à une forme d’intelligence en mouvement, répondait à l’antique précepte : mens sana in corpore sano. Ce n’est donc pas un hasard si les humanistes Rabelais ou Montaigne maniaient la raquette et vantaient les mérites d’un exercice physique varié qui « purifie l’esprit et améliore la dextérité des hommes1 ». Au XVIe siècle, la courte paume connaissait effectivement un pic de popularité se matérialisant, à Paris, par le déploiement de 250 salles ! 

Plusieurs facteurs expliquent cet engouement. D’abord, la longue paume – qui se jouait à mains nues et en extérieur sur un terrain plus vaste – jouissait déjà d’une grande popularité. Au point qu’en 1397, le prévôt de Paris interdit sa pratique tous les jours de la semaine sauf le dimanche, sous prétexte que « plusieurs gens de métier et autres du petit peuple quittaient leur ouvrage et leur famille pendant les jours ouvrables, ce qui était fort préjudiciable pour le bon ordre public2 ». 

Ensuite, durant une période de transition entre une société féodale et une société de cour, la population comme la noblesse – cliente assidue des cages – appréciait les exercices violents qui lui rappelaient la guerre ou l’y préparait3. C’est à ce titre que de Garsault, scientifique prolixe du XVIIIe siècle, écrivait : « L’art de la paume pour l’infanterie est à comparer à celui du cheval pour la cavalerie4. » Dans le même ordre d’idée, on retrouve l’expression « s’escrimer de la raquette » sur une gravure de 1657 représentant des enfants jouant à la paume. 

Jeu riche et varié, à la fois noble et populaire, la paume se pratiquait tant à la cour du Roi que dans des tripots : établissements de jeux qui jouxtaient souvent les maisons closes. Les sommes misées sur les parties expliqueraient d’ailleurs le système de comptage des points qui aurait, ensuite, été adopté par le tennis. « C’est l’hypothèse la plus vraisemblable », confirme Matthieu Sarlangue. « Le système monétaire de l’époque fonctionnait sur une base sexagésimale (relative au nombre 60) et était fractionnée en 15-30-45. Par exemple, un denier d’or valait 15 sous… Étant donné les nombreuses mises dont faisaient l’objet les parties, l’habitude fut prise de compter les points en valeur monétaire ». 

Pourtant, le « jeu des rois et roi des jeux » va connaître un long déclin qui s’amorce sous le règne de Louis XIV. Bien qu’il ait fait construire une salle du jeu de paume à proximité immédiate du château de Versailles – celle-là même où, ironie du sort, fut prêté le serment à l’origine de la séparation des pouvoirs et de la souveraineté nationale en 1789 – et qu’il se soit assuré les services d’un maître paumier, le Roi Soleil délaissa très largement la courte paume au profit du billard. Souffrant de la goutte, les exercices physiques intenses lui étaient déconseillés par son médecin. 

Par ailleurs, l’étiquette stricte instaurée à sa cour ne lui permettait plus de se donner en spectacle comme son aïeul Henri IV qui, en sueur et la chemise déchirée, s’attirait les faveurs des Parisiens lors de parties acharnées. 

Enfin, la pression démographique sur les grandes villes françaises augmenta le prix du foncier. Déclinaison urbaine de la longue paume, la version « courte » nécessite tout de même une bonne trentaine de mètres de long sur une douzaine de large. Ajoutez une hauteur sous plafond d’une dizaine de mètres et vous obtenez un volume digne, en plein Paris, des spéculations les plus féroces. 

© Sébastien De Pauw

Héritage et nouveau souffle 

C’est probablement à l’aune de l’empreinte laissée par la paume que l’on mesure le poids historique de ce jeu et sa popularité. « Tous les sports de raquette proviennent de la paume, comme un grand nombre d’expressions qui ont franchi les siècles : rester sur le carreau, le prendre par-dessus la jambe, enfant de la balle, tomber à pic, qui va à la chasse perd sa place, faire faux bond… », explique Matthieu Sarlangue. 

« Même la forme rectangulaire des théâtres français, contre l’arrondi italien, s’explique par la reconversion des tripots en salles de spectacle !  Mais à mes yeux, l’histoire du jeu nourrit avant tout la courte paume telle qu’elle se pratique encore de nos jours. Il y a trois clubs en France où l’on joue quotidiennement (pour environ 300 licenciés). À Pau, Fontainebleau et ici, à Paris, où des cours sont organisés le mercredi après-midi pour les plus jeunes. Dans le monde, il y a environ 8 000 joueurs dont les meilleurs disputent les quatre Open internationaux qui se tiennent dans les mêmes pays que les Grands Chelems de tennis. Le Comité français de courte paume est très dynamique et travaille de concert avec la Fédération française de tennis pour promouvoir notre sport. Je bénéficie par exemple d’un encadrement de la FFT spécifique pour ma préparation physique. » 

Quelques instants plus tard, il est temps de passer aux travaux pratiques. Sur le carreau, nous effectuons un saut dans le temps de plusieurs siècles, aux origines du tennis. Tout respire l’histoire : à commencer par la raquette en bois de plus de 400 grammes, dont le tamis – asymétrique et à peine plus grand que la paume d’une main – est cordé à plus de 50 kilos ! Le maître paumier du club, Rod McNaughton, attaque l’initiation avec l’enthousiasme de celui qui partage sa passion. Avant que la frustration n’émerge, il nous rassure : « C’est normal ! J’ai eu l’occasion de jouer à la courte paume avec les meilleurs joueurs de tennis – Federer entre autres – et même eux ont besoin de temps pour trouver leurs marques. On ne frappe pas comme au tennis en frottant la balle de bas en haut, le lift est impossible et inutile ! Le tennis, c’est simple : la raquette est légère, le tamis est grand et les balles souples alors on peut prendre la balle montante à hauteur d’épaule… Ici, il faut oublier tout ça. » 

Que les joueurs de tennis tentés par l’expérience se le disent, tout est à la fois semblable et très différent. La balle, qui présente pourtant une familière feutrine jaune, est composée d’un noyau de liège enroulé dans sept mètres de tissu. C’est lourd, dur, ça fuse et rebondit peu. Vu la taille du tamis, vous allez très certainement décentrer vos premières frappes et l’onde de choc se propagera jusqu’aux extrémités de vos orteils. Mais déjà, il faut défendre le dedans (grande ouverture munie d’un filet) et nous comptons récupérer un peu de crédit en volleyant. La première balle arrive, vite, trop vite. Juste le temps d’esquisser un mouvement d’évitement, comme un juge de ligne dans l’axe d’un gros serveur, et le filet tremble derrière nous… 

Rod McNaughton nous rappelle alors que « le tennis est une déclinaison simplifiée de la courte paume. Courte paume que les Anglo-Saxons nomment d’ailleurs fort opportunément real tennis ».

 Le développement du tennis en France est, en effet, intimement associé à la détente et aux lieux de villégiature. Dès la fin du XIXe siècle, les stations balnéaires de la côte d’Azur ont vu fleurir les terrains improvisés, grâce au kit portatif que le major Wingfield fit breveter en 1874. Un peu piqués au vif, nous demandons alors où situer le padel (plus intuitif encore que le tennis) dans ce continuum historique ? Et notre maître paumier de rétorquer avec humour : « c’est la version de plage de la version de plage. » 

Opposés à la paire Sarlangue – McNaughton, nous éviterons de nous appesantir sur les statistiques de la rencontre… Les parfaits gentlemans évitent le piège de la condescendance consistant à nous laisser un jeu. Si en moins de deux heures nous n’avons pas pu développer des sensations de « main », le ressenti général fut cependant très positif. Il nous est apparu clairement qu’une offre plus large susciterait à coup sûr un certain engouement, voire des vocations. Dans une Europe néolibérale, inféodée à la sacrosainte loi du marché, l’offre suit très généralement la demande et ne la précède qu’à coups d’études de marché et autres procédés savants relevant d’un marketing bassement mercantile. Un insupportable anachronisme pour le jeu des rois mais peut-être aussi le passage obligé pour que… vive le roi des jeux ! 

 

Article publié dans COURTS n° 3, automne 2018.

© Sébastien De Pauw

1 François Rabelais, Gargantua, 1534.

2 Squashjeudepaume.com

3 E. Belmans, Grandeur et décadence de la courte paume en France (XVIe-XVIIIe siècle), 2009.

4 F.-A. de Garsault, Art du paumier raquetier et de la paume, 1767.